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Louis Bourdaloue (1632-1704) : sa vie, son œuvre

P. Éric de Moulins-Beaufort

L’attrait de la Compagnie de Jésus

1632 : Louis XIII règne, mieux que secondé par son « principal ministre », le cardinal de Richelieu. La France connaît encore la famine, la révolte des princes, notamment celle de Gaston d’Orléans, frère du roi. Le peuple souffre des impôts, du coût des guerres - c’est l’époque de la guerre de Trente ans - ; pourtant, la France est relativement pacifiée : La Rochelle est tombée en 1628 et avec elle les dernières tentatives d’autonomie des protestants. La paix religieuse s’installe et le pouvoir monarchique s’affermit.

Dans la bonne ville de Bourges, en l’église Notre-Dame-du-Fourchaud, le 29 août de cette année, est baptisé Louis Bourdaloue, né sans doute la veille ou l’avant-veille. Il est le premier enfant d’Etienne Bourdaloue, avocat au parlement de Bourges et de dame Anne Lelarge. Sa famille est de récente noblesse mais bien établie : en 1613 et 1614, l’arrière-grand-père du nouveau-né avait été élu échevin de la ville et anobli par cette fonction. Du commerce, la famille est passée peu à peu à la magistrature et s’est ainsi modestement mais sûrement élevée dans l’échelle sociale. Le père de Louis, Etienne, deviendra doyen du présidial.

La mère avait apporté une dot importante. Elle se consacre à sa famille et à la tenue de sa maison, avec les devoirs qu’impose la position de notable de son mari. Un autre fils, Robert-Louis (juillet 1637) mourut en bas âge. Les espérances de la famille se concentrèrent donc sur Louis. De ses sœurs, on sait peu de choses : l’une épousa Monsieur de Chamillard-Villate, oncle du Chamillard qui, en 1701, deviendra ministre de la guerre de Louis XIV, aidé par son habileté à jouer et à perdre au billard.

Louis grandit recevant l’éducation de son milieu. En 1640, il entra au collège des Jésuites de sa ville natale, collège qui jouissait de la meilleure des réputations et où se formait désormais la fleur de la jeunesse du Berry. Le voilà embarqué pour huit années bien remplies : trois de latin, une de poésie, une de rhétorique, puis trois de philosophie (logique, physique, mathématiques).

A la mort de saint Ignace, en 1556, la Compagnie comptait déjà mille cinq cents membres, répartis en douze provinces. En 1551, saint Ignace avait créé le Collège romain, une école accueillant alors 15 étudiants pour un enseignement dispensé gratuitement. L’instruction était conçue comme une « œuvre de charité » dans le prolongement des traditionnelles œuvres de miséricorde. Très vite, le Collège romain prit de l’importance ; la qualité de son enseignement et de la pédagogie mise en œuvre, structurée sur le modèle de l’Université de Paris, devint célèbre et, selon le vœu de son fondateur, il fut le modèle de très nombreuses fondations. Trente-six collèges à travers l’Europe et près de six mille élèves lorsque saint Ignace mourut assurèrent la diffusion du modèle.

Après les déchirements des guerres des religions et alors que se formaient les États modernes, transformant profondément le sentiment d’appartenance à une même chrétienté, les Jésuites représentèrent pour l’Europe une manière renouvelée de transmission du savoir et de formation de la jeunesse, bien nécessaire alors. A Paris, le Collège de Clermont fut fondé en 1564, malgré la méfiance de la Sorbonne et de ses docteurs, dont plusieurs étaient curés de Paris. Il prit le nom de Louis-le-Grand et le titre de Collège royal en 1681. En 1603, Henri IV régularisa par édit la présence en France des Jésuites (la Compagnie en avait été chassée après la tentative d’assassinat d’Henri IV par Chatel, en 1595). Retenons encore qu’en 1622, Ignace de Loyola et François-Xavier furent canonisés, qu’à cette époque les Jésuites sont présents dans toute l’Europe, formant l’élite sociale et aussi spirituelle, souvent aux avant-postes, dans les régions difficiles, au contact des protestants, ou bien au loin dans les missions auprès des peuples païens et nous comprendrons quel milieu de ferveur, d’exigence intellectuelle, de zèle apostolique, d’aspiration à développer les facultés de l’homme pour les conduire toutes à servir la gloire de Dieu, pouvait représenter un collège jésuite.

On sait que Louis Bourdaloue fut un élève brillant du Collège jésuite de Bourges, et estimé de ses professeurs. On sait aussi qu’à l’occasion de la mort du prince Henri de Condé, gouverneur du Berry, il tint le rôle de Galatée, fille d’Uranie, allégorie de la France, fille de la Religion, dans le drame funèbre qui fut donné par les élèves du collège devant leurs parents et les autorités de la ville. A quinze ans, en 1647, Louis soutint en public sa thèse de droit et de physique, à la plus grande fierté des siens.

L’année suivante marqua pourtant un tournant dramatique : sans demander l’autorisation de son père, Louis Bourdaloue partit pour Paris se présenter au noviciat des Jésuites, rue du Pot-de-Fer, notre actuelle rue Bonaparte. Etienne Bourdaloue en fut très irrité et aussi fort peiné. Il monta lui-même à Paris et, malgré les prières de l’adolescent et sans doute les exhortations des Pères, il ramena son fils à la maison. Telle était la force de l’autorité paternelle, telle était aussi la puissance des espoirs que ce fils brillant portait pour toute sa famille.

Etienne Bourdaloue et sa femme, cependant, étaient chrétiens. Ils ne résistèrent que quelques mois au désir de leur fils et à la volonté de Dieu. Le 10 novembre 1648, âgé de 16 ans et trois mois, Louis Bourdaloue entre au noviciat de la Compagnie. Plus tard, devenu un prédicateur célèbre, il a aimé, nous le verrons, prêcher lors des prises de voile ou d’habit ; il y invitait les pères à consentir de bon cœur à l’appel de Dieu.

Les deux années de noviciat, une caractéristique de la Compagnie de Jésus, furent pour Louis Bourdaloue des années paisibles. Rien de notable n’en transparaît, mais ce sont des années où l’essentiel se passe dans le secret de l’âme. Bourdaloue est un jésuite parmi les autres. Il suit le cursus habituel : à l’issue du noviciat, plusieurs années d’enseignement à Amiens (octobre 1650-juin 1654), puis à Orléans avant de revenir à Paris étudier un an la philosophie au collège de Clermont et enseigner à son tour (1655-1657). C’est alors qu’il rencontra François-Chrétien de Lamoignon, avec la famille de qui il resta lié toute sa vie. Ces années provinciales lui donnèrent sûrement l’occasion d’être témoin des misères de la guerre, dans une Picardie ravagée régulièrement par les bandes espagnoles. Quant à Paris, lorsqu’il y revint, la ville se remettait tout juste des troubles de la Fronde.

Les étapes du ministère

Encore une année de formation, plus spécialement orientée vers la prédication puis, en 1660, année du mariage de Louis XIV, Louis Bourdaloue est ordonné prêtre. La formation des jésuites est longue, elle se poursuit au delà de l’ordination. Louis est envoyé en Normandie, à Alençon, comme prédicateur et confesseur, puis à Rouen comme professeur de rhétorique et de philosophie (1661-1664). Nancy le voit séjourner quelque peu (1664-1665) - il y fit son « troisième an » -, puis Eu (1665-1666) où il prononce ses vœux solennels, enfin une année à Amiens, Rennes et Rouen (1667-1668).

Pendant le Carême 1655, à Malzéville, près de Nancy, il prononça le premier sermon dont on sait qu’il fut particulièrement apprécié. Les habitants le remercièrent de dix mesures de vin, à moins qu’ils ne les aient données au curé pour qu’il rappelle en vue de l’Avent le prédicateur du Carême. Après cette date, en tout cas, on connaît quelques sermons remarqués de Bourdaloue. Les occasions ne manquaient pas, notamment les panégyriques à l’occasion d’une canonisation (saint François de Sales en 1668).

Il est même possible que notre Jésuite ait été appelé à prêcher dans sa ville natale. L’évêque, Jean de Montpezat de Carbon, aurait si fort goûté le sermon qu’il aurait retenu à dîner le prédicateur. Cette faveur aurait commencé à consoler Etienne Bourdaloue du choix de son fils. Mais le ministère de Louis Bourdaloue devait se fixer définitivement. En octobre 1669, il s’installe à Paris, dans la maison professe de la Compagnie, rue Saint-Antoine ; il doit y prêcher l’octave des morts et l’Avent. Il est âgé de 37 ans. Désormais, la prédication sera l’essentiel de sa vie. Son père a décidé de venir à Paris l’écouter et le féliciter. Il se réjouit de la notoriété de son fils, mais il meurt subitement pendant son voyage, le 28 octobre 1669.

Un profès exemplaire

D’une certaine façon, la vie de Louis Bourdaloue n’a rien de particulier. Il mène la vie de ses frères, un parmi les autres, chacun ayant son ministère, plus ou moins voyant. Les « maisons » dans la Compagnie, se distinguent des collèges, en ce qu’elles ne regroupent que des pères ayant prononcé les vœux solennels. Elles vivent sous le régime de la pauvreté ; n’ayant ni terres ni bénéfices pour assurer leur fonctionnement, elles dépendent entièrement de la générosité des fidèles. Tous les témoignages concordent pour présenter Louis Bourdaloue comme un religieux exemplaire, occupé essentiellement par la préparation de ses sermons, au milieu de tâches, nous allons le voir, parfois très lourdes.

Par ailleurs, très discrètement, il s’occupe des pauvres, prenant le temps de les visiter ou de les recevoir. Il écrit beaucoup, assure un ministère important de direction spirituelle, - Madame de Maintenon en profitera un peu -, est souvent appelé au chevet des mourants, on lui en fait une sorte de spécialité. On admire beaucoup sa capacité à parler justement, à conduire peu à peu les mourants à se préparer à l’inéluctable issue.

Bourdaloue commence par prêcher pour la Toussaint et le Jour des morts 1669, dans l’église professe, rue Saint-Antoine. Déjà, on relève qu’il « attira autour de la chaire un si grand nombre d’évêques, de seigneurs, et de hauts dignitaires, que nos Pères eux-mêmes ne purent trouver place dans l’église ni dans les tribunes » (Lettres annuelles de la Compagnie). Il enchaîna avec un Avent, soit quatre dimanches, plus Noël, la Circoncision et l’Epiphanie qui suivirent. Le Carême le vit encore à Saint-Louis, mais pour l’Avent 1670, déjà, il fut appelé à prêcher devant la Cour, aux Tuileries. Le succès est très grand et il ne faiblira pas. Jusqu’en 1693, Bourdaloue alterne la prédication de l’Avent ou du Carême  devant la Cour et dans des églises parisiennes  avec Bossuet, Mascaron et quelques autres moins connus.

En mai 1679, Louis XIV lui accorde le titre de prédicateur ordinaire du roi et une pension annuelle de douze cent livres. Il devra d’ailleurs écrire une supplique, en 1695, pour obtenir le paiement de cette pension, interrompu depuis deux ans. En 1686, le roi l’envoie en Languedoc, à Montpellier, prêcher aux Nouveaux Convertis pendant le Carême. Le 22 octobre 1685, Louis XIV avait, aux applaudissements de beaucoup, révoqué l’Edit de Nantes. Les intendants de province, et notamment Lamoignon de Basville, rivalisaient de rapports annonçant des conversions en masse et la fin de la « religion prétendue réformée ». On pressentait tout de même que cela devait être affermi. Le roi décida d’y envoyer les meilleurs prédicateurs : « Les courtisans entendront peut-être des sermons médiocres mais les Languedociens apprendront une bonne doctrine et une bonne morale ».

En 1697, le jour de Noël, Bourdaloue, âgé de 65 ans, prêche pour la dernière fois devant la Cour. Au cours de l’année 1696, il avait adressé une lettre à son provincial, le suppliant de le laisser se retirer à La Flèche ou dans toute autre maison, pour y achever ses jours en travaillant à sa perfection. La requête n’eut pas de suite. L’activité de Bourdaloue se ralentit, elle ne cessa pas pour autant. En 1700, il se tourna vers le Père Général :

Il y a cinquante-deux ans que je vis dans la Compagnie, non pour moi, mais pour les autres ; du moins plus pour les autres que pour moi. Mille affaires me détournent, et m’empêchent de travailler, autant que je le voudrais, à ma perfection, qui néanmoins est la seule chose nécessaire... J’ai achevé ma course ; et plût à Dieu que je pusse ajouter : j’ai été fidèle !... Oubliant les choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les années de ma vie, dans l’amertume de mon âme. Voilà le sujet de tous mes vœux.

Mais il ne fut pas davantage exaucé.

Il demeura à Paris, rue Saint Antoine, continuant de prêcher notamment lors de prises d’habit, visitant les malades, les prisonniers, s’entretenant aussi sans doute avec son ami Huet, évêque d’Avranches qui s’était retiré chez les Jésuites, leur laissant sa vaste bibliothèque. De Huet, notamment, il contribua à apaiser le procès qui l’opposait à une dame au sujet de la possession d’une abbaye. Le 12 avril 1704, Bossuet mourut à Paris dans de grandes souffrances, qu’il supporta avec courage. A l’Ascension 1704, Bourdaloue prêcha chez les Annonciades puis au Carmel du Faubourg Saint-Jacques pour une profession religieuse. La veille de la Pentecôte, il fut appelé auprès du duc de Gesvres, gouverneur de Paris, gravement malade. Le lendemain, il ne put achever la Messe qu’aidé par un autre prêtre et au prix d’une immense fatigue. On appela le célèbre Helvétius. Celui-ci baissant la voix pour dire la gravité de l’état de santé du Père, Bourdaloue l’interpella :

Monsieur, nous nous sommes souvent rencontrés chez les malades, vous pour le corps, moi pour l’âme, vous pouvez parler tout haut. Je sens la violence de mon mal qui me réduit à l’extrémité et sais que, à moins d’un miracle, je ne puis guérir. Un pécheur comme moi ne mérite pas que Dieu en fasse. Aussi vous pouvez vous retirer. Priez seulement Dieu qu’il me fasse miséricorde. S’il me la fait, je demanderai la même grâce pour vous.

Puis il demanda les sacrements. Il fut enterré très simplement, comme tous ses confrères, dans l’église Saint-Louis des Jésuites, « dans une des chambres de gauche » dit-on, ce qui veut dire sous l’actuel autel du Sacré-Cœur, alors consacré à saint Ignace et au monument contenant le cœur des princes de Condé.

Au long de sa vie, Bourdaloue avait été un religieux exemplaire. On a loué sa douceur, sa patience, sa discrétion. Il « passait auprès du Tabernacle les premiers et les plus heureux moments de sa journée », a-t-on pu écrire. Il aimait parer les autels de ses mains ; les grandes cérémonies du culte comblaient son âme. Surtout, dans la position exposée où il était, il a toujours su épouser les causes de la Compagnie, mais sans tomber jamais dans aucun excès.

Au long du règne de Louis XIV, des débats sérieux agitent et la France et l’Église. Bourdaloue connut ceux suscités par le jansénisme même après la mort des premiers protagonistes : les Provinciales de Pascal se sont succédé de 1656 à 1657. Il subit parfois l’acrimonie de uns ou des autres. Le quiétisme frappa aussi brutalement l’Église de France et notamment un de ses espoirs, Fénelon. Bourdaloue fut invité en 1693 à donner son avis, ce qu’il fit sans se dérober, toujours dans le sens qui était celui de la Compagnie prise globalement, sans les excès des uns ou des autres. Comme toute la Compagnie encore, lui qui était prédicateur du roi, il dut faire face à l’affaire de la Régale puis aux Quatre Articles par lesquels Bossuet, en mars 1682, faisait du gallicanisme une doctrine officielle de l’Église de France. Là encore, Bourdaloue se garda d’en parler directement. Sa tâche était ailleurs.

Un prédicateur de renom, à la Cour comme à la Ville

J’ai entendu la Passion de Mascaron qui, en vérité, a été très belle et très touchante. J’avais grande envie de me jeter dans le Bourdaloue, mais l’impossibilité m’en a ôté le goût ; les laquais y étaient dès mercredi, et la presse y était à mourir. Je savais qu’il devait redire celle que Monsieur de Grignan et moi entendîmes l’an passé aux Jésuites et c’était pour cela que j’en avais envie ; elle était parfaitement belle et je m’en souviens comme d’un songe.

La marquise de Sévigné écrivait cela à sa fille, le 27 mars 1671, Vendredi-Saint, il y a tout juste 333 ans aujourd’hui.

Bourdaloue est à Paris depuis un an et demi. Il a prêché, nous l’avons dit, une fois le Carême à Saint-Louis, avec la Passion dont parle Madame de Sévigné ; déjà, ce 27 mars 1671, il prêche à Notre-Dame et la cathédrale est pleine à craquer. Nous pouvons difficilement imaginer ce que pouvait donner l’église remplie deux jours à l’avance de laquais réservant la place de leurs maîtres. Tout cela ne se faisait pas sans bruit, sans cris, sans scandales. L’évêque de Paris promulgua même un jour un décret défendant ces abus, mais qu’y faire ? En 1684, le lieutenant de police La Reynie prit une ordonnance interdisant que l’on entre masqué dans les églises. Écoutons ces lignes d’un auditeur janséniste, adressant une sorte de « lettre ouverte » anonyme à Bourdaloue en 1679 :

Il est impossible que vos prédications, quoique admirables, puissent obtenir la bénédiction de Dieu, étant précédées par un scandale aussi horrible que ce qui se fait dans les églises où vous prêchez, par le bruit et les insolences des laquais pendant le saint sacrifice de la messe, par la hardiesse qu’on se donne de monter jusque sur les autels, et de les fouler au pied, comme si c’étaient les amphithéâtres préparés pour un spectacle, et par la licence que la plupart des gens qui viennent vous entendre se donnent pendant le même sacrifice de causer et de s’entretenir de leurs affaires, des nouvelles des jeux, des querelles, des comédies où ils se préparent d’aller à l’issue de votre sermon...

Un sermon est un spectacle ; en Carême, c’est le seul disponible. L’homme du XVIIème siècle aime entendre parler, il aime se laisser saisir et toucher par la parole. Le rédacteur janséniste le montre, qui laisse entendre que le silence est moins grand pour le sacrifice de la Messe, que pour écouter le prédicateur. On réagit vivement aussi aux paroles entendues, les sentiments s’expriment sans grande retenue. Madame de Sévigné raconte par exemple, en avril 1672 :

Le maréchal de Gramont était l’autre jour si transporté de la beauté d’un sermon du Bourdaloue qu’il s’écria tout haut, en un endroit qui le toucha : Mordieu, il a raison ! Madame s’éclata de rire [C’est la Palatine, protestante un peu vite convertie pour épouser Monsieur, frère du roi] et le sermon en fut tellement interrompu qu’on ne savait ce qui en arriverait.

Imaginons-nous donc Saint-Louis, ou Saint-Paul, ou Saint-Gervais, - ce sont les églises du quartier aristocratique -, ou encore Saint-Jacques-de-la-Boucherie, la vieille église de la bourgeoisie parisienne, ou Saint-Jacques du Haut-Pas, ou Saint-Jean de Grève, emplies de monde. Les carrosses, sans doute, ont rendu l’accès difficile. Un jour que Bourdaloue « tonne », c’est le mot de la marquise, à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, « la presse et les carrosses y font une telle confusion que le commerce de tout ce quartier-là en est interrompu » (27 février 1679). Les laquais ont laissé la place à leurs maîtres, mais ils restent aux alentours de l’église, parlant et occupant le temps.

Dans l’église elle-même, toutes les places sont occupées, parfois après quelques disputes de préséance. Madame de Sévigné s’amuse de Monsieur de Noyon qui a réclamé sa place à l’abbé de Sévigné, son cousin. Les dames se laissent voir et les messieurs se montrent. Il se peut qu’un prince du sang vienne au sermon, et alors la presse est redoublée si sa venue est annoncée. Monsieur fréquente ainsi beaucoup les églises, accompagné de ses gigantesques laquais qui lui ouvrent le passage, - à lui, nul ne le refuse. Un jour, Bourdaloue l’attendait et l’avait un peu fait savoir. Monsieur ne vint pas, et notre prédicateur en fut un peu mortifié. Pouvaient venir aussi à la Ville ou dans une église de couvent, leurs Majestés britanniques, les Stuart déchus, que Louis XIV accueillait et traitait avec grand respect.

L’église, sans doute, était tendue de tapisserie. Les cierges brûlaient sur les autels. A certaines occasions, on illuminait l’église avec des milliers de bougies. On édifiait des décors, comme pour les pompes funèbres ou encore lorsque l’on installa dans l’église Saint-Louis le cœur d’Henri de Condé puis celui de son fils Louis, le Grand Condé. L’œuvre du prédicateur est entourée par celle des décorateurs et il faut mentionner ici le P. Ménestrel, confrère de Bourdaloue et spécialiste des décors et des pompes. Il ne faut pas oublier aussi la musique qui compte beaucoup. Tout ceci n’est pas que mondanité, mais cette dernière peut prendre beaucoup de place. Certains chroniqueurs ennemis des jésuites aiment s’irriter que l’on place parfois des suisses aux portes pour empêcher le commun d’entrer.

L’exercice du sermon s’adapte aux mœurs du temps, et c’est l’art et la charge du prédicateur de profiter de l’ambiance favorable créée par les préparatifs et de sa réputation pour toucher les âmes et convertir les cœurs.

A Paris, on prêche en plusieurs endroits : ainsi en 1670, Bourdaloue prêchait le dimanche à Saint-Louis, Mascaron devant la Cour au Louvre, Bossuet aux Filles Nouvelles-Catholiques, rue Neuve Saint-Eustache, et aux Nouveaux-Convertis. La marquise de Sévigné, au Carême 1671, va du sermon de Bourdaloue à Notre-Dame à celui de Mascaron à Saint-Gervais, sa paroisse :

J’entends tous les matins l’un ou l’autre ; un demi-quart des merveilles qu’ils disent devraient faire une sainte... Bourdaloue prêche ; bon Dieu ! Tout est au-dessous des louanges qu’il mérite.

Un bon sermon s’achevait sur des applaudissements.

Il y a aussi le sermon à la Cour : au Louvre, aux Tuileries, à Fontainebleau, à Saint-Germain-en-Laye, à Versailles, enfin. La Cour est en mouvement. Le prédicateur de l’Avent ou du Carême est choisi par le roi sur une liste préparée par le Grand Aumônier. Ce prélat de haut rang, autrefois chargé des aumônes royales, règne sur les chapelains qui célèbrent la ou les messes quotidiennes du roi, avec ce que cela entraîne de porte-cierges, de clergeons, d’enfants de chœur. La charge date du XVIème siècle, elle est toujours tenue par un Grand : le cardinal Barberini, romain venu baptiser le Dauphin, puis le cardinal de Coislin, évêque d’Orléans, à la vertu reconnue, le cardinal de Bouillon, plus grand par le sang mais plus fâcheusement réputé. Le Grand Aumônier gouverne aussi en principe la musique, mais là Lully règne sans partage, puis Charpentier et Delalande.

Le roi entend la Messe chaque jour, mais il faut aussi le préparer à « faire ses pâques ». Les courtisans assistent à la Messe du roi, mais tournés le plus souvent vers lui. Saint-Simon raconte le mauvais tour que joua un jour Monsieur de Brissac qui était ce jour-là exempt aux gardes. Il annonça d’une voix forte dans la chapelle de Versailles que le roi ne viendrait pas à la Messe. Aussitôt, sans réfléchir, dames et seigneurs quittent la pièce ; lorsque le roi arriva, il n’y trouva plus que deux dames de vraie piété. Brissac raconta son histoire et le roi rit de bon cœur.

On peut deviner comme était exigeant un public comme celui de la Cour. Il fallait correspondre à ce que le roi attendait, traiter les sujets sans lui déplaire, sinon toujours pour lui complaire. Bourdaloue fut souvent retenu, le roi l’appréciait. Il prêcha aux Tuileries l’Avent de 1670, puis devant la Cour les Carêmes de 1672, 1674, 1680 et 1682 et les Avents de 1684, 1686, 1689, 1691, 1693 et 1697. Il n’y avait pas sermon tous les jours mais souvent tout de même. A ces temps privilégiés s’ajoutaient d’autres fêtes ou d’autres occasions. La concurrence était rude, les courtisans commentaient sans aménité les sermons comme tout le reste ; des conflits de pouvoir se nichaient là aussi. Bourdaloue réussit à accomplir cette charge sans devenir l’esclave d’aucune coterie, sans se laisser démonter non plus lorsque le goût porta ailleurs.

L’art du sermon

Bourdaloue mettait beaucoup de soin à ses sermons. Il s’enfermait dans la Maison professe, ne se laissant déranger que par les nécessités de la vie commune et les offices. Il écrivait soigneusement et apprenait par cœur. On a parfois dit qu’il récitait ses textes les yeux mi-clos ; il semble qu’il y ait là quelque légende.

Quels que soient les essais de reconstitution, il est difficile de nous représenter exactement ce que furent sa voix et ses gestes. Madame de Sévigné dit une fois qu’« il tonne », une autre, qu’ « il frappe comme un sourd ». Sans doute, comme on le faisait beaucoup à cette époque, cultivait-il sa mémoire, et l’organisait-il en attribuant chaque point de son sermon à une partie de l’église de façon à l’avoir comme sous les yeux en parlant.

Ses sermons sont toujours composés de trois points, soigneusement distribués et annoncés. Toujours aussi, il part d’un verset biblique qui lui fournit ou bien la répartition des trois points ou bien l’idée qu’il cherche à partager. Ainsi, par exemple, commentant le verset de saint Jean qui dit : « Les princes des prêtres et les pharisiens tinrent un conseil contre Jésus », il s’en servit, prêchant devant la Cour, pour parler contre le « jugement téméraire » :

Nous avons dans nous-mêmes un tribunal secret, et c’est à ce tribunal que nous appelons, comme d’un plein droit, le prochain, pour le juger et le condamner ; jugements tout aussi faux que celui des pontifes et des pharisiens de notre évangile ; jugements téméraires dont on se fait si peu de scrupule dans le monde, et dont je veux aujourd’hui vous représenter le crime et vous faire craindre les suites funestes... (Avent 1671).

Déjà dans ce sermon tout le style de Bourdaloue est présent. D’autres en parleront. Je retiens simplement la netteté de l’exposition et la simplicité de la langue. Si la phrase de Bourdaloue est parfois longue, elle ne s’embarrasse en tout cas jamais de citations érudites ou d’allusions à la culture antique comme on avait aimé à le faire. Son propos est rarement directement doctrinal mais plutôt moral. Il aime à tracer des sortes de portrait en pied de l’attitude qu’il veut fustiger ou qu’il cherche à promouvoir.

Ainsi ce sermon de 1671 fut-il compris comme une sorte de portrait de Monsieur de Tréville, capitaine-lieutenant des mousquetaires du roi, libertin qui se convertit et tourna au janséniste avec une capacité certaine à exercer son jugement sur les autres. De fait, Bourdaloue s’inspire souvent de personnages connus, dont il trace avec acribie des portraits moraux et spirituels. Cela donne à ses sermons une allure concrète ; beaucoup reconnaissent leurs propres débats, leurs propres hésitations, leurs compromis personnels. Le jésuite prêche avec prudence cependant, il sait le pouvoir des mots et la capacité des hommes à mal comprendre.

Un de ses premiers sermons devant la Cour lui avait valu des remontrances de la princesse de Conti en personne. Bourdaloue avait choisi de prêcher sur la « Sévérité de la pénitence ». Il parlait des confesseurs. « Dans le premier point, raconte le Grand Arnauld, intéressé à l’affaire, il parla avec beaucoup de force contre ceux qui entretenaient les pécheurs dans leurs habitudes criminelles par leur conduite relâchée. Mais dans le second, il n’eut pas moins de soin d’avertir les auditeurs de se garder de ceux qui conduisent les âmes avec des sévérités excessives ».

La princesse, veuve d’un prince dévot et fort pieuse elle-même, proche des jansénistes, était surnommée « la mère de l’Église ». Elle déclara amèrement au jésuite « qu’elle avait peine à souffrir qu’on parlât dans des discours publics contre les directeurs sévères, que cela donnait l’occasion au peuple de fuir la conduite de ceux qui tâchent de faire marcher les âmes par la voie étroite de l’Évangile. »

De cet incident, Bourdaloue retint la nécessité de parler avec précision, de se tenir toujours sur la ligne de crête, et ce fut son génie, sans doute, de trouver toujours à parler juste sur des sujets délicats. Entendons encore Madame de Sévigné :

Je suis entêtée du P. Bourdaloue. J’ai commencé dès le jour des Cendres à l’entendre à Saint-Paul. Il a déjà fait trois sermons admirables. M. de Lauzun n’en perd aucun ; il apprendra sa religion et je suis assurée que c’est une histoire toute nouvelle pour lui. C’était sur l’évangile du Centenier qui dit à notre Seigneur : Domine, non sum dignus. Sur cela, il prit occasion de parler des dispositions où il fallait être pour communier ; que ceux qui conduisaient les âmes ne devaient jamais faire la menace de la profanation du corps de Jésus-Christ sans avertir que, si nous n’y participions, nous n’aurions jamais la vie éternelle ; que ces deux choses ne devaient jamais se séparer ; que si nous étions bien disposés, il fallait s’en approcher toujours ; et si nous étions dans le péché, il ne fallait jamais s’en approcher, dit saint Augustin, mais qu’il fallait s’efforcer de se mettre dans l’état où il nous est permis de nous en approcher plutôt que de demeurer tranquilles dans la séparation de ce divin mystère, qui était une fausse paix, et la seule et fausse marque de religion de la plupart des libertins. Tout cela fut traité avec une justesse, une droiture, une vérité, que les plus grands critiques n’auraient pas eu le mot à dire. M. Arnauld lui-même n’aurait pas parlé d’une autre manière. Tout le monde était enlevé et disait que c’était marcher sur des charbons ardents, sur des rasoirs, que de traiter cette matière si adroitement et avec tant d’esprit qu’il n’y eût un mot à reprendre ni d’un côté ni d’autre (5 mars 1683).

La marquise nous fait entrer là dans un des débats les plus sérieux du XVIIème siècle, un de ceux que laissa le jansénisme, celui de la communion fréquente et de la communion tout court. Il faut bien comprendre l’enjeu des prédications des temps privilégiés, des Carêmes en particulier : il s’agissait d’amener tout le monde à accomplir son devoir de la confession et de la communion pascales, prescrites depuis le concile de Latran de 1215. Dans quelles dispositions peut-on communier ? Quelle conversion est requise, quel arrachement à un péché habituel ? Certains confesseurs se contentaient de peu pour permettre à leurs pénitents de communier paisiblement à Pâques et marquer ainsi leur être de chrétien. D’autres se montraient très exigeants, soulignant la sainteté du sacrement. Les libertins se servaient des uns et des autres, prétendant trop respecter le sacrement pour communier, se dispensant ainsi de tout effort de conversion, de tout changement de leur vie.

Bien des caractéristiques de la prédication en ces temps, aussi bien quant au contenu des sermons que quant à leur forme, s’expliquent par ce souci pastoral, inévitable dans une société tout entière chrétienne, de conduire tout le monde à l’état de grâce requis pour la célébration de Pâques. Ceci, déjà, nous laisse entrevoir les travaux du prédicateur.

Les travaux du prédicateur

« Travaux » est à entendre ici au sens des travaux d’Hercule. Le plus redoutable pour tout prédicateur à la Cour mais tout autant à la Ville, venait de la situation du roi lui-même. Depuis 1667, Madame de Montespan (1641-1707) est installée dans la place de maîtresse du roi. En 1671, pour la seconde fois, Madame de La Vallière fuit la Cour pour se réfugier chez les Carmélites de Chaillot ; elle n’y fit profession cependant qu’en 1674. Nous mesurons mal sans doute ce que pouvait représenter l’adultère royal répété et publiquement établi.

La tâche des prédicateurs du roi était particulièrement lourde ; elle venait en complément de l’action de ses confesseurs. Chaque année, il fallait conduire le roi à des dispositions suffisantes pour que le roi très chrétien puisse communier à Pâques. Le 11 avril 1675, Jeudi-Saint, Madame de Montespan se confessa à M. Lécuyer, vicaire de la paroisse de Versailles. L’ayant entendu, il refusa l’absolution :

Est-ce là cette Mme de Montespan qui scandalise toute la France ? Allez, Madame, cessez vos scandales et vous viendrez alors vous jeter aux pieds des ministres de Jésus-Christ.

La dame fut furieuse, on s’en doute. Le roi convoqua le curé de Versailles qui refusa de dédire son vicaire. Bossuet, précepteur du Dauphin, consulté, exigea une « séparation complète ». Bourdaloue, qui prêchait le Carême, s’écriait :

N’avez-vous pas revu cette personne, écueil de votre fermeté et de votre constance ? N’avez-vous pas recherché des occasions si dangereuses parfois ? ... Quel attrait ne serait-ce pas pour certains pécheurs découragés et tombés dans le désespoir, lorsqu’ils se diraient à eux-mêmes : voilà cet homme que nous avons vu dans la même débauche que nous, le voilà converti et soumis à Dieu.

On comprend ce que Mme de Sévigné écrivait plus tard :

Nous entendîmes, après dîner, le sermon du Bourdaloue, qui frappe toujours comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant contre l’adultère à tort et à travers. Sauve qui peut ; il va toujours son chemin (29 mars 1680).

Ce qu’il disait au roi valait pour beaucoup d’autres. La Cour était un lieu de débauches impressionnant. Monsieur, frère du roi, scandalisait les foules avec ses mignons, ce qui ne l’empêchait pas de suivre assidûment sermons et chemin de croix. En 1675, malgré ses efforts, Mme de Montespan dut quitter Versailles, elle se retira quelque temps à Paris, en son hôtel du quartier de Vaugirard, puis dans son château de Clagny, magnifique cadeau du roi. Louis XIV communia à Versailles le jour de Pâques. Rencontrant Bourdaloue : « Mon Père, vous devez être content de moi, Madame de Montespan est à Clagny ». - « Oui, Sire, mais Dieu serait bien plus content si Clagny était à quatre-vingts lieues de Versailles. »

Le roi ensuite partit à la guerre. Bossuet et Bourdaloue espérèrent. En vue de la Pentecôte, Bossuet écrivit au roi une lettre splendide, l’encourageant dans ses efforts, et dans le même temps, il voyait Madame de Montespan et tâchait de l’affermir aussi. Le jour de la Pentecôte, le roi communia au camp. Hélas, dès juillet, quittant l’armée, il ordonna à Madame de Montespan de rentrer à Versailles et lui fit rendre ses appartements et sa charge de dame d’honneur de la reine. Bossuet eut beau aller arrêter le roi à Luzarches, Louis XIV fut inflexible et, peu à peu, la Montespan reconquit toute sa place. Il fallut l’affaire des Poisons, la lente montée en puissance de Madame de Maintenon, la mort de la reine en 1683, pour que la marquise de Montespan soit évincée et qu’un jour, en secret, le roi épouse celle qui avait été la gouvernante des enfants de l’adultère.

L’histoire recommença en 1694 : le Dauphin refusa de faire ses Pâques et les exercices du Jubilé. Il était amoureux de Madame de Roure. Il se refusait de communier « en mauvais état ». Le roi exila la dame en Normandie. Mais cela ne régla pas le problème, qui se reproduisit avec le Grand Dauphin, un peu plus tard.

Les libertins, au XVIIème, se réclament parfois de l’athéisme. Le Grand Condé, les princes de Vendôme, au palais du Temple, entretiennent une vie de débauche et de détachement affiché par rapport à la vie chrétienne. Leur exemple en encourage d’autres. Bourdaloue dans ses sermons y revient souvent. Il défait les raisonnements dont ceux-là s’encouragent. Un des intérêts des sermons sur la mort est de montrer l’inanité de vivre sans espérance, la tristesse profonde qui se cache sous l’excitation des sens. Le jésuite met ici ses pas dans les traces d’une longue tradition de prédication. Il défait dans ses sermons sur l’hypocrisie les arguties de ceux qui accusent tout fidèle d’hypocrisie pour autoriser leur inconduite. Il démasque aussi souvent le respect humain, la honte de certains à paraître trop chrétiens.

La conversion du Grand Condé, obtenue par Bossuet, mais par Bourdaloue aussi, lui apporte grande consolation, d’autant qu’il eut à la mettre en lumière à l’occasion de l’installation du cœur du prince dans la chapelle des Condé en l’église professe. Il sut montrer avec délicatesse la continuité de la vie de ce prince, pourtant si changeant, présentant son cœur comme un cœur solide, droit et chrétien. Il sut ne rien cacher de ses errements et laisser entrevoir tout de même une personnalité spirituelle plus profonde. Mais ce travail contre le libertinisme fut à poursuivre sans cesse. La Cour devient dévote avec Madame de Maintenon, mais, à Paris même, d’autres cercles s’activent, qui triompheront sous la Régence.

Autre tâche, que le prédicateur sans cesse doit reprendre : exhorter le roi à la paix et les riches au respect des pauvres et à la générosité à leur endroit. Notre jésuite fréquente le grand monde qui se presse à ses sermons, il est l’ami des Lamoignon et profite de leur hospitalité. Il est reçu dans les familles et il ne refuse pas de s’y rendre. Mais les témoignages concordent qui soulignent son attention aux pauvres et le temps qu’il consacre à visiter hôpitaux et prisons. Dès que l’occasion se présente, il fait devant le roi l’éloge de la paix ou bien, en homme qui connaît la Cour, il loue le roi de l’avoir consentie. Ainsi, à la Toussaint 1697, à propos de la paix de Ryswick, mettant fin à la guerre de la ligue d’Augsbourg : « Puisqu’il m’est permis d’entrer dans les intentions de Votre Majesté, et puisqu’elle-même s’en est si hautement expliquée, elle n’a consenti à la paix que par amour pour ses peuples... Elle s’est relâchée de ses droits pour nous rendre heureux. » En 1683, il avait fortement loué le roi d’avoir suspendu les hostilités pour permettre à l’Empire de faire face à l’attaque des Ottomans. Mais il ne peut dicter au roi la conduite de son royaume. Il se montre plus précis et plus exigeant en revanche quant aux devoirs des riches à l’endroit des pauvres. Il commentait la consigne du Seigneur : « Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n’en a point, et que celui qui a de quoi manger en use de même » (Lc 3, 11) en proclamant :

Est-il rien de plus opposé aux sentiments humains que la dureté des riches envers les pauvres ; et comment un homme, pour peu qu’il écoute la nature, peut-il voir dans la souffrance et la misère un homme comme lui, sans être ému de compassion et sans prendre soin de le soulager ? Obligation indispensable dans tous les temps depuis la naissance du monde ; mais obligation plus particulière encore et plus étroite dans la loi nouvelle, qui est une loi de charité.

C’était en 1673, devant Monsieur à Saint-Eustache. La prospérité de la France est grande, mais les pauvres sont pauvres cruellement. La France est en guerre contre la Hollande, on construit l’hôtel des Invalides pour abriter les soldats mutilés en servant, mais ses cinq mille places ne suffiront pas longtemps. Bourdaloue répète la leçon de saint Vincent de Paul. Il n’hésite pas à donner au devoir moral de l’aumône une portée très grande, on voit se dessiner ce qui sera plus tard la doctrine sociale de l’Église :

Voici, pour l’instruction du riche et pour son humiliation, comment il doit raisonner : J’ai du bien ; mais dans le fond ce bien ne m’appartient pas, ou s’il m’appartient, ce n’est qu’à des conditions que je ne me suis pas imposées à moi-même, mais qui m’ont été imposées et ordonnées indépendamment de moi : marque évidente de ma sujétion. J’ai du bien, mais Dieu en est le premier maître, le premier propriétaire, et ne n’en suis proprement que l’économe et le dispensateur ; tellement que si j’en dispose, ce ne doit point être selon mon gré ni comme il me plaît, mais selon le gré de Dieu, et par les ordres de Dieu. J’ai du bien, mais j’en dois rendre compte, et un compte très rigoureux...

La charité sincère de quelques-uns, en ce grand siècle de dévotion, comme par exemple la générosité bien connue du président de Lamoignon, consolait et encourageait le prédicateur, tandis que l’insolente prodigalité et le luxe effréné de quelques autres avait de quoi effrayer l’austère compagnon de Jésus.

La fécondité d’un prédicateur

Elle est forcément pour une large part invisible, connue de Dieu seul, et c’est ainsi que Bourdaloue la concevait et la voulait. Le succès oratoire de ses Carêmes et Avents ne le grisait pas, il ne cherchait pas cette gloire-là. Elle n’était qu’un instrument au service d’une œuvre plus profonde à laquelle il collaborait de tout son cœur uni à tous ses frères jésuites et à l’Église entière. Quelques faits, tout de même, méritent d’être relevés, caractéristiques de son apostolat.

Tout d’abord, des conversions et des consécrations : des conversions, il y en eut ; on s’en émerveilla assez au moment même. Bourdaloue était célèbre comme directeur. L’office dans lequel on l’a le plus admiré, à côté de celui de prédicateur, fut celui d’aider à la réconciliation des mourants :

Le P. Bourdaloue était aussi un grand directeur et on l’appelait ordinairement pour assister les mourants qui paraissaient avoir plus de besoin d’un homme entendu et vigoureux, a écrit le marquis de Sourches.

C’est ainsi qu’en 1673 on l’envoya consoler le maréchal de Gramont de la mort de son jeune et brillant fils, le comte de Guiche ; cinq ans après, il dut accompagner dans ses derniers moments la sœur de ce dernier, princesse de Monaco. Il fut chargé d’aider à mourir le chevalier de Rohan condamné à l’échafaud pour complot et trahison (1674). On le dépêcha encore auprès de plusieurs prisonniers célèbres : Guillaume d’Harouys (1688), le comte de Morlot (1691), dom Thierry de Viaixnes, emprisonné pour un pamphlet (1704). Bien des Grands eurent recours à lui pour leurs derniers moments : retenons seulement la Grande Demoiselle (1693), le duc de Lesdiguière (1681) et le maréchal de Luxembourg (1695), mais aussi le grand Colbert (1683) et Colbert de Croissy (1696).

On admira beaucoup la façon dont il mena à la confession le comte de Pomenars (1680), libertin notoire : la confession dura quatre heures, c’est ce que raconte la marquise de Sévigné. Toujours, Bourdaloue se montrait affable et doux, tout en étant ferme et précis, trouvant les mots encourageants et stimulants, apaisant les consciences en les mettant dans la lumière.

Un autre ministère occupa beaucoup le prédicateur et indique quelque chose de son rayonnement : les sermons pour les vêtures et les professions solennelles. On en a relevé vingt-huit, dans les communautés religieuses les plus diverses, toujours pour des jeunes filles de grandes familles. Les parents et les religieuses se réjouissaient d’avoir pu obtenir le célèbre prédicateur. Un de ses thèmes favoris, dans ces occasions, était, nous l’avons vu, l’obéissance des parents à la volonté de Dieu. Une de ses grandes joies en ce domaine fut l’entrée à la Visitation Saint-Jacques de Suzanne-Léonine de Lamoignon, fille cadette du Président du Parlement de Paris, à la famille duquel il était depuis si longtemps lié, en janvier 1704.

Ensuite, les éditions : malgré quelques tentatives, Bourdaloue ne put mener à terme l’édition de ses sermons. Des éditions pirates parurent en 1692 et 1693, qu’il désavoua par une lettre au Journal des Savants. Après sa mort, le P. Bretonneau se chargea de rassembler les textes existants et de les publier. Cette première édition, en 16 volumes, s’échelonna de 1707 à 1721 et elle fut rapidement épuisée. En 1812-1813, J. A. Lebel procura une autre édition, augmentée de lettres, de portraits et d’une notice biographique. Elle est encore très répandue. Quelques inédits parurent encore, exhumés par des chercheurs et publiés dans la Revue Bourdaloue entre 1902 et 1904. L’édition de 1812 répartit les 176 sermons conservés en Avents, Carêmes, Dominicales, Exhortations, Mystères, Panégyriques, Pensées et Retraites. La grande diffusion de cette édition dans les bibliothèques privées est un trait parmi d’autres de l’attrait de cette parole mise au service de la Parole de Dieu et du règne du Christ.

Un serviteur de l’Église

Enfin, Louis Bourdaloue fut un serviteur de l’Eglise. C’était un jésuite. Il n’ambitionna jamais de vivre autrement que ses confrères, selon les particularités de son ministère. Il fut discret sur lui-même, ami apprécié, compagnon souvent admiré. Dans son discours, il se montre plus moraliste que théologien. Il lui arrive bien sûr de développer les grandes vérités de la foi, - c’est l’objet des sermons qui furent groupés sous le titre de « mystères » -, mais plus qu’à expliquer ces vérités, il vise à obtenir la conversion de ses auditeurs.

Dans une société tout entière chrétienne, le prédicateur a pour tâche d’aider chacun à adhérer de tout son cœur à sa foi. Dans une France qui se remet des guerres de religion, où le catholicisme est décidément la religion de presque tous et d’où le protestantisme va bientôt être proscrit, le sermon encourage à sortir d’une religion de convenance pour entrer dans une vraie vie de conversion. Bourdaloue sut collaborer avec Bossuet, Mascaron et quelques autres pour arracher la Cour à la perversion et y soutenir les âmes vraiment ferventes. Il ne se laissa pas éblouir par la proximité des Grands, il vit leurs travers et leurs fautes, il se montra sans indulgence comme sans raideur stérile.

Peut-être nous est-il possible de risquer une hypothèse pour conclure. Bourdaloue, comme jésuite, appartient à une Société où des hommes consacrés dévouent leur humanité entière à l’éducation de la jeunesse et à la formation chrétienne de l’élite d’un peuple. A la Cour, il a devant lui ceux qui ont été formés selon le meilleur des possibilités spirituelles mais aussi culturelles et humaines. Il voit la dépravation toujours possible. Quel sens cela dut-il lui donner de l’attraction du péché ? Comment en détacher vraiment l’homme, si la formation la plus soignée, donnée selon les meilleures méthodes pédagogiques et par les hommes les plus vertueux et les plus doués de leur génération, ne suffit pas à en détourner vraiment des personnes qui par ailleurs sont à l’abri de tout besoin, maîtresses d’elles-mêmes et capables de servir le bien commun ?

Un certain pathétique de Bourdaloue s’explique peut-être ainsi. Tandis que le débat sur la grâce traverse le siècle, sa portée concrète est ici évidente : si la grâce divine peut tout, serait-ce que Dieu a renoncé à agir en tel sujet ? Si l’on se refuse à cette hypothèse, faudrait-il en déduire que la grâce de Dieu n’est que d’une efficacité moyenne ? Bourdaloue n’a pas cherché à résoudre cette question, pas dans ses sermons en tout cas. En bon jésuite, il a servi l’œuvre de l’Église, prêchant à temps et à contre-temps, en essayant de le faire aussi intelligemment que possible, et en priant et suppliant sans doute, dans un secret qui ne sera pas levé ici-bas, pour ceux que sa parole s’efforçait de toucher au cœur afin qu’y pénètre la Parole même de Dieu.



N.B : Cette conférence est de bout en bout inspirée du livre de Aimé RICHARDT, Bourdaloue (1632-1704). L’orateur des rois, préface de Jean-François Chiappe, coll. « Histoire », Éditions In Fine, 1995, 326 pages, dont provient toute notre documentation et auquel nous renvoyons le lecteur curieux.

P. Éric de Moulins-Beaufort, Né en 1962, prêtre du diocèse de Paris, enseignant à la Faculté Notre-Dame (Paris) et curé de paroisse.

Réalisation : spyrit.net