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Mémoire et identité

Jean-Paul II, Paris, Flammarion, 2005, 218 p., 17€.
Jacques-Hubert Sautel

La psychologie moderne nous a appris qu’on ne pouvait parvenir au bonheur qu’en construisant sa propre identité et qu’il fallait pour cela un travail de mémoire : à chaque homme, à chaque femme, il revient d’ordonner et trier dans son passé les éléments nécessaires pour vivre le présent et bâtir l’avenir. Telle est aussi la mission que s’est fixée le pape Jean-Paul II dans l’ultime ouvrage qu’il nous a légué, en ce début d’année, avant de rendre son âme au Seigneur. Ce livre est donc à la fois une autobiographie — en ce sens, il prend la suite du premier ouvrage de ce genre, publié en 1996, Ma vocation : don et mystère — et un livre de réflexion sur l’avenir de l’humanité : à ce titre, il s’inscrit dans la lignée du magistral Entrez dans l’espérance, publié en 1994. En effet, à travers les 26 chapitres de ce document, organisés en cinq parties et un épilogue, Jean-Paul II traite, à la lumière, tantôt discrète, tantôt explicite, de l’expérience de sa vie de citoyen polonais, puis de cardinal et de pape, de quelques grandes questions qui ont agité l’humanité au XXème siècle et ne la laissent pas indifférente au seuil du troisième millénaire. Comme le précise l’éditeur dans une note préliminaire, « le volume maintient la forme littéraire de la conversation » qu’on trouvait dans Entrez dans l’espérance. Le caractère quelque peu fictif que revêt ici l’« interview » ne choque pas, dès l’instant qu’on prend le parti de se laisser instruire par le pape et de se mettre à l’école de sa parole.

Les deux premières parties envisagent les grandes questions morales et philosophiques : « La limite imposée au mal » explique le processus de l’échec des totalitarismes (nazisme et communisme) par la puissance de la Croix glorieuse du Christ ; « Liberté et responsabilité » montre combien la reconstruction du monde exige une transformation de notre être d’hommes et de femmes par la configuration de chacun à Jésus-Christ. On l’aura compris, le jugement que Jean-Paul II porte sur l’histoire événementielle et idéologique du siècle passé est intimement mêlé à la lumière que la Révélation projette sur la nature humaine. Ainsi la perception d’une limite imposée au mal, qui pouvait sembler très optimiste face au déchaînement du nazisme ou au communisme, vient pour ce pape de la conviction que le triomphe du Christ sur la mort a imprégné et continue d’imprégner les peuples, en particulier sa Pologne natale et toute l’Europe. Au passage, le lecteur familier de la théologie de Jean-Paul II glanera avec intérêt telle ou telle information. On apprend ainsi (p. 16-19) comment s’est constituée, à travers les premières encycliques de ce pape, la belle fresque trinitaire qui commente tout le concile de Vatican II : Redemptor hominis (1979), Dives in misericordia (1981), Dominum et vivificantem (1985).

Les trois parties suivantes, surtout la première d’entre elles, nous apparaissent peut-être les plus originales encore, car elles remettent en lumière, à travers l’étonnante et pittoresque évocation de l’histoire polonaise, les concepts fondamentaux de nation, patrie, culture : « Quand je pense ‘patrie’… », avant d’examiner ce que peut être aujourd’hui le destin de ces concepts dans nos pays du Vieux continent : « Quand je pense ‘Europe’… ». Pour fonder ces concepts, Jean-Paul II rappelle le quatrième commandement : « Honore ton père et ta mère » : en effet, le mot de patrie fait référence à celui de père, comme celui de nation à la naissance et donc à notre mère. De même que nos parents nous ont donné la vie, nos patries nous ont légué la culture, qui est le moyen de vivre. La culture apprend à l’homme à se penser lui-même et à penser le monde ; de la sorte, elle soude une communauté vivante, une nation, qui survit même quand ses substrats concrets (territoires, Etat) sont menacés — on voit ici les événements douloureux que recouvre cette analyse dans l’histoire de bien des peuples, à commencer par la patrie de Jean-Paul II.

Mais le judaïsme, puis le christianisme, donnent une deuxième dimension à la patrie, à la nation, à la culture. En effet, Dieu se révélant au peuple d’Israël lie pour toujours son destin à celui d’une nation, au sein de laquelle il se manifestera jusque dans la naissance d’un messie. Dès lors, cette nation sainte est le creuset dans lequel toutes les nations seront appelées à rencontrer Jésus-Christ et à être ainsi « baptisées », c’est-à-dire à féconder leur culture et leur mode de vie par une référence existentielle à Lui. Elles sont ainsi appelées à orienter toute l’humanité vers la patrie céleste, chacune à sa façon et selon les circonstances de son histoire.

La réflexion sur l’Europe donne à Jean-Paul II l’occasion de dessiner une vaste fresque historique des événements et des idéologies. On retiendra seulement ici la vision simplifiée, mais puissante, d’un premier millénaire dans lequel les nations européennes se sont ébauchées, le christianisme fécondant peu à peu les deux parties de l’Empire romain envahi par les Barbares, l’Occident autour de Rome, l’Orient autour de Byzance, puis d’un second millénaire dans lequel les civilisations européennes vont déconstruire peu à peu leur identité chrétienne, à partir du schisme de 1054 entre Rome et Byzance, puis de la rupture apportée par la Réforme en Occident. Cela est bien connu, mais il est plus étonnant de voir dans les divisions des chrétiens les causes premières de la déchristianisation qui ronge peu à peu le continent européen, à partir du XVIIème siècle et qui aboutira aux deux guerres mondiales. Pour le pape polonais, ce processus de déchristianisation porte toutefois en lui le germe de sa dissolution dès la naissance du mouvement œcuménique et dans l’action pastorale du Concile de Vatican II, qui s’est penché sur le monde contemporain comme le Samaritain sur le blessé qu’il secourt. L’avenir de l’Europe passe donc par ce souci pastoral de l’Eglise, fait à la fois de dialogue avec l’homme contemporain et d’annonce de l’Evangile.

La dernière partie, « La démocratie : possibilités et risques », fait bien percevoir les avantages de la démocratie, mais aussi le caractère contingent de ces avantages par rapport aux droits essentiels de l’homme (face aux risques de tyrannie ou d’anarchie), comme aussi le caractère faillible des décisions émanant du pouvoir démocratique, notamment en matière éthique. Face à ces attirances quelque peu trompeuses, Jean-Paul II rappelle que la formation de l’Europe n’est pas postérieure à la deuxième guerre mondiale, mais que les siècles qui ont précédé ont façonné l’identité de ce continent ; une telle identité, à laquelle la Pologne a contribué largement pour sa part, a été jusqu’à présent mieux préservée dans la partie orientale de l’Europe, plus apte à faire mémoire qu’à faire table rase du passé. Aujourd’hui, après le Jubilé de l’an 2000, c’est à l’Eglise de rappeler maternellement cette mémoire du Vieux continent, fondée sur le Christ, éternellement jeune. Une telle parole apparaît prophétique : au-delà des difficultés révélées par l’essai de mise en place d’une constitution pour tout un continent, seul l’Evangile peut redonner à l’Europe la conscience de sa mission de civilisation et d’humanité.

Ce beau livre se termine très humblement par l’évocation de l’attentat du 13 mai 1981, qui faillit coûter la vie à Jean-Paul II : c’est l’occasion d’une méditation ultime sur la Croix de Jésus, par laquelle le mal, qui souvent paraît vainqueur en notre monde, se trouve finalement étouffé par l’amour divin : « C’est par ses blessures que nous sommes guéris » (Is 53, 5).

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

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