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Ministère épiscopal et ministère pétrinien

Jean Lédion

Parler des relations qui existent entre le ministère des évêques et celui du Pape était encore un exercice difficile durant toute la première moitié du XXème siècle. A cette époque, où la crise moderniste avait laissé bien des traces, on s’opposait encore entre penseurs agnostiques, protestants et catholiques sur des questions qui paraissent aujourd’hui quelque peu surannées. L’Église a-t-elle été fondée par le Christ ? Pierre a-t-il été investi par le Christ d’un rôle particulier ? Et enfin, les apôtres ont-ils voulu instituer des successeurs pour continuer leur mission ? En ce début du 21ème siècle, si des difficultés subsistent, beaucoup de ces questions ne suscitent plus de polémiques. Tous les penseurs sérieux admettent que Jésus a bien cherché, dès son ministère public, la création d’un nouveau peuple de Dieu (qahal en hébreu, ecclèsia en grec), dans la continuité du peuple juif, mais, bien sûr, avec un renouvellement radical de l’institution. De même, la primauté de Pierre par rapport aux Douze n’est plus guère contestée. Seule la position catholique, qui affirme avec vigueur que les prérogatives des Douze sont transmises au corps épiscopal, tout comme la primauté de Pierre, s’est transmise aux évêques de Rome, est encore contestée, totalement ou partiellement, par les milieux non catholiques. Cette contestation, de moins en moins fondée, reste un obstacle de taille sur le chemin de l’union des chrétiens. C’est pourquoi une bonne compréhension du ministère des évêques, comme du ministère du Pape est essentielle pour que chacun puisse progresser sur le chemin d’un œcuménisme sérieux, calme et serein.

L’Église est apostolique

Dans sa première partie, consacrée à « La profession de la foi », le Catéchisme de l’Église catholique rappelle un élément essentiel de la foi :

« C’est là l’unique Église du Christ, dont nous professons dans le symbole qu’elle est une, sainte, catholique et apostolique » (Lumen Gentium, 8). Ces quatre attributs, inséparablement liés entre eux (cf. Denzinger-Schönmetzer 2888), indiquent des traits essentiels de l’Église et de sa mission. L’Église ne les tient pas d’elle-même ; c’est le Christ qui, par l’Esprit Saint, donne à son Église, d’être une, sainte, catholique et apostolique, et c’est Lui encore qui l’appelle à réaliser chacune de ces qualités. [1]

Le caractère « apostolique » de l’Église n’est donc pas secondaire, mais absolument fondamental. Encore faut-il bien en saisir le sens exact. Là encore le catéchisme le résume fort bien, en reprenant l’enseignement du Concile Vatican II :

L’Église est apostolique parce qu’elle est fondée sur les apôtres, et ceci en un triple sens :

– elle a été et demeure bâtie sur « le fondement des apôtres » (Ep 2, 20 ; Ap 21, 14), témoins choisis et envoyés en mission par le Christ lui-même (cf. Mt 28, 16-20 ; Ac 1, 8, etc.) ; – elle garde et transmet, avec l’aide de l’Esprit qui habite en elle, l’enseignement (cf. Ac 2, 42), le bon dépôt, les saines paroles entendues des apôtres (cf. 2 Tm 1, 13-14) ; – elle continue à être enseignée, sanctifiée et dirigée par les apôtres jusqu’au retour du Christ, grâce à ceux qui leurs succèdent dans leur charge pastorale : le collège des évêques, « assisté par les prêtres, en union avec le successeur de Pierre, pasteur suprême de l’Église » (Ad Gentes 5)  [2]

On rappelle donc ainsi que le caractère apostolique de l’Église ne se limite pas à ses origines, mais reste totalement actuel. L’Église demeure en communion de foi et de vie avec son origine, vouée dès ce moment à la diffusion de la mission. [3] Les apôtres se sont donnés des successeurs, qui sont les évêques assistés des prêtres, évêques en communion avec le successeur de Pierre. Ceci doit être bien compris : le dernier apôtre étant mort, il n’y a plus au sens strict d’apostolat, mais celui-ci perdure tout de même dans leurs successeurs :

Dans la charge des apôtres, il y a un aspect intransmissible : être les témoins choisis de la Résurrection du Seigneur et les fondements de l’Église. Mais il y a aussi un aspect permanent de leur charge. Le Christ leur a promis de rester avec eux jusqu’à la fin des temps (cf. Mt 28, 20). « La mission divine confiée par Jésus aux apôtres est destinée à durer jusqu’à la fin des siècles, étant donné que l’Évangile qu’ils doivent transmettre est pour l’Église principe de toute sa vie, pour toute la durée du temps. C’est pourquoi les apôtres prirent soin d’instituer (...) des successeurs » (LG 20). [4]

Les caractéristiques du corps épiscopal

Ces successeurs des apôtres, à qui sera donné plus ou moins rapidement le nom d’évêque, auront tout de suite conscience de poursuivre l’œuvre des apôtres dans l’ordre de la liturgie, de la défense de la foi authentique et dans l’ordre du gouvernement de l’église locale. Dès le IInd siècle, le témoignage des Pères « apostoliques » (c’est-à-dire ceux qui ont connu l’enseignement apostolique de première main) est unanime sur ce point. C’est ce que rappelle l’enseignement de Vatican II rappelle simplement :

Les évêques assumèrent donc la charge de la communauté avec leurs collaborateurs, les prêtres et les diacres, et dirigèrent à la place de Dieu le troupeau dont ils étaient les pasteurs, et cela comme maîtres de doctrine, prêtres du culte sacré, ministres du gouvernement de l’Église.  [5]

Le même Concile insiste aussi sur le fait que cette charge confiée aux successeurs des apôtres est une charge permanente. Tout comme les apôtres, ces successeurs que sont les évêques ne sont pas des individualités. La charge qui leur est confiée est collective. Elle comporte, certes, des fonctions individuelles dans leur ministère quotidien, qui s’exerce au sein d’une église particulière, mais, même dans ces activités particulières, leur fonction engage toute l’Église, tout le ministère épiscopal. C’est pour cette raison que le concile Vatican II a introduit le terme de « collège épiscopal ».

Le « collège » épiscopal

Cette notion de « collège » a été introduite dans la constitution Lumen Gentium malgré certaines réticences. En effet, ce terme existait dans le langage juridique, il désignait un ensemble de personnes égales en droit, mais n’agissant qu’ensemble, à la manière d’une personne morale. Il est bien évident que la collégialité dans l’Église ne pouvait pas avoir cette signification trop restrictive. C’est ce qu’exprime bien l’un des meilleurs observateurs catholiques du Concile :

Tous les évêques, quelles que soient leurs responsabilités propres, ont une fonction qui est foncièrement la même, et, tous, ils la possèdent, en principe, dans sa plénitude. Il n’en reste pas moins que chacun l’exerce habituellement dans un domaine défini, qui lui revient d’une façon exclusive, quoique toujours en coopération avec ses collègues, et que l’un d’eux, le Pape, en plus de ce domaine particulier, a la responsabilité, également particulière, de l’unité de l’ensemble, à laquelle tous, cependant, ont à coopérer également pour leur part. [6]

C’est donc en tenant compte de ces remarques importantes qu’il faut lire le paragraphe de la constitution Lumen Gentium consacré au parallèle qui existe entre le « collège » apostolique et le « collège » épiscopal.

C’est par une semblable disposition que saint Pierre et les autres Apôtres constituent, par ordre du Seigneur, un seul Collège apostolique, et que le Pontife romain, successeur de Pierre, et les évêques, successeurs des Apôtres, sont unis entre eux. Déjà la règle très ancienne selon laquelle les évêques du monde entier communiaient entre eux et avec l’Évêque de Rome dans le lien de l’unité, de la charité et de la paix, et aussi les conciles rassemblés pour statuer en commun, après mûre délibération, sur certains points de grande importance, indiquent le caractère et la nature collégiale de l’ordre épiscopal que, d’ailleurs, les Conciles œcuméniques réunis au cours des siècles confirment jusqu’à l’évidence. C’est ce même caractère que révèle déjà l’usage, introduit très tôt, de convoquer plusieurs évêques pour les faire participer à l’élévation du nouvel élu au ministère du sacerdoce suprême. On est constitué membre du Corps épiscopal en vertu de la consécration sacramentelle et par la communion hiérarchique avec le Chef du Collège et avec les membres.  [7]

Le successeur de Pierre

Lorsque le Christ a institué les Douze, Pierre est à la fois membre des Douze et chef de ce collège apostolique. Les promesses de la vie éternelle, le pouvoir de lier et délier, sont donnés aux apôtres unis à leur chef (cf. ci-dessus le texte conciliaire). Mais l’originalité du ministère de Pierre, c’est que ce dernier reçoit, à titre personnel, les mêmes pouvoirs, les mêmes missions. Cependant, il a aussi une mission supplémentaire : celle d’affermir la foi de ses frères. On peut donc dire que le ministère que Pierre transmet à ses successeurs a un triple aspect.

D’abord, c’est celui d’évêque de Rome, où son action est identique à celle de tous les autres membres du corps épiscopal. Ensuite, c’est un ministère d’unité. La communion concrète dans l’Église n’existe que si les évêques sont unis entre eux, et le critère de cette union, c’est la communion de chacun d’entre eux avec l’évêque de Rome (cf. LG 22, cité ci-dessus). Cette communion se manifeste d’une manière plus solennelle dans les conciles, ou les synodes, dans lesquels les évêques sont réunis autour de leur chef.

Enfin, en période difficile, il peut intervenir personnellement pour proclamer une vérité délaissée ou déformée dans une partie de l’Église, ou pour soutenir et affermir une église locale en difficulté. Ces ministères propres à Rome ont été exercés depuis la plus haute antiquité. L’exemple connu le plus ancien est la Lettre de Clément de Rome aux Corinthiens. De plus, ces fonctions particulières, propres à l’Église de Rome, seront de plus en plus justifiées au cours des âges par le fait que le Pape est le successeur de Pierre, et seulement le successeur de Pierre. Bien que l’Église de Rome ait toujours revendiqué sa fondation par les apôtres Pierre et Paul, tous les deux jouissant d’une grande autorité scellée par le martyre, jamais l’action et l’autorité de Rome ne s’appuient sur l’héritage de Paul, mais uniquement sur celui de Pierre.

Le ministère pétrinien au XXIème siècle

Le Concile Vatican II a permis une réflexion profonde de l’Église sur elle-même. Le rôle central de l’épiscopat a été remis en honneur, alors que les siècles précédents avaient surtout exalté la mission du prêtre. Parallèlement, le désir de retrouver une unité des chrétiens par une démarche œcuménique sérieuse, a permis de mieux comprendre le ministère de l’évêque de Rome. Aujourd’hui, celui-ci apparaît davantage dans sa fonction de « serviteur des serviteurs de Dieu », selon l’heureuse formule de saint Grégoire le Grand. Ce service, c’est celui de la charité envers les Églises en difficultés, soit doctrinales, soit matérielles, soit disciplinaires.

La mission de l’Évêque de Rome au sein du groupe de tous les pasteurs consiste précisément à « veiller » (episkopein), comme une sentinelle, de sorte que, grâce aux pasteurs, on entende dans toutes les Églises particulières la voix véritable du Christ-Pasteur. Ainsi, se réalise, dans chacune des Églises particulières qui leur sont confiées, l’Église une, sainte, catholique et apostolique. Toutes les Églises sont en pleine et visible communion, parce que les Pasteurs sont en communion avec Pierre et sont ainsi dans l’unité du Christ.

Par le pouvoir et l’autorité sans lesquels cette fonction serait illusoire, l’Évêque de Rome doit assurer la communion de toutes les Églises. A ce titre, il est le premier des serviteurs de l’unité. La primauté s’exerce à divers niveaux qui concernent la vigilance sur la transmission de la Parole, sur la célébration sacramentelle et liturgique, sur la mission, sur la discipline et sur la vie chrétienne. Il revient au Successeur de Pierre de rappeler les exigences du bien commun de l’Église, au cas où quelqu’un serait tenté de le négliger au profit de ses propres intérêts. Il a le devoir d’avertir, de mettre en garde, de déclarer parfois inconciliable avec l’unité de la foi telle ou telle opinion qui se répand. Lorsque les circonstances l’exigent, il parle au nom de tous les Pasteurs en communion avec lui. Il peut aussi — dans des conditions bien précises exposées par le Concile Vatican I — déclarer ex cathedra qu’une doctrine appartient au dépôt de la foi. Rendant ainsi témoignage à la vérité, il sert l’unité ». [8]

La mission du Pape n’est donc pas seulement celle d’un évêque, l’évêque de Rome, qui a aussi une mission particulière au service de la Vérité auprès de tous les fidèles, dans le domaine de la foi et des mœurs. Ce n’est pas celle d’un super-évêque, qui serait le chef des autres membres du corps épiscopal, comme certains ultramontains l’auraient voulu à l’époque de Vatican I. C’est avant tout une mission de serviteur de toute l’Église. Pour cette raison, sous une forme relativement nouvelle dans l’histoire de la Papauté, ce service est aussi celui de l’œcuménisme, et des relations avec les Églises orthodoxes et les communautés protestantes. C’est dans ce sens qu’il faut relire toute l’encyclique Ut unum sint de Jean-Paul II.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

[1] Catéchisme de l’Église catholique (CEC) 811.

[2] CEC 857.

[3] Cf. CEC 863.

[4] CEC 860

[5] Concile Vatican II, Constitution Lumen Gentium (LG) 20 ; cf. Saint Clément de Rome, Lettre aux Corinthiens, 42, 44.

[6] Cf. L. Bouyer, L’Église de Dieu, Paris, 1970, p. 450-451.

[7] LG 22.

[8] Jean-Paul II, encyclique Ut unum sint, 94.

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