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Morales en conflit. Théologie et polémique au Grand Siècle (1640-1700). (Jean-Pascal Gay)

Paris, Cerf, coll. « Histoire », 2011, 984 p.
Simon Icard

Morales en conflit s’inscrit dans un mouvement de renouveau de l’histoire religieuse dont l’une des caractéristiques est la prise en compte de la théologie comme un objet d’étude à part entière. Si le phénomène n’est pas nouveau à proprement parler, il frappe par l’ampleur et l’importance des études publiées ces dernières années par des historiens très brillants, parmi lesquels il faut assurément compter Jean-Pascal Gay. Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de Strasbourg, l’ouvrage est consacré à l’une des querelles majeures qu’a connues le catholicisme français au XVIIe siècle : les controverses autour des fondements, de la méthode et des conclusions d’une théologie morale visant à résoudre des cas en donnant une opinion raisonnée, qui puisse faire autorité. Le livre n’est pas d’un accès facile, notamment à cause de l’immensité des sources, un corpus répétitif par nature, dont l’auteur s’est attaché à étudier méticuleusement les variations parfois subtiles, pour faire apparaître les grandes lignes de l’évolution du conflit, les écoles en présence, le rôle des situations locales et le poids des institutions. Mais le lecteur trouvera une mine d’informations et des outils d’analyse pour mieux comprendre dans sa complexité un conflit réduit souvent et abusivement à la simple opposition d’une morale relâchée et d’une morale rigoriste. Comme l’indique son titre, l’ouvrage interroge la théologie dans sa relation avec la polémique – un axe de recherche qui conduit cette étude historique à croiser fréquemment les interrogations des littéraires sur les textes religieux du XVIIe siècle, tout en gardant sa propre méthode. La réflexion sur les difficultés de la casuistique à se constituer comme un discours audible au-delà du cercle des spécialistes est également l’occasion, pour ceux qui s’intéressent à la théologie morale, de méditer sur un problème qui n’a pas perdu de son actualité. Cette capacité à entrer en dialogue avec d’autres disciplines, comme la littérature et la théologie, n’est pas la moindre des qualités de l’ouvrage et manifeste à elle seule sa fécondité.

Ce livre bat en brèche un certain nombre d’idées reçues sur les controverses entre défenseurs et contempteurs de la casuistique, héritées en grande part de la critique des jansénistes. La fascination qu’exerce Port-Royal dans le monde universitaire, l’habitude préjudiciable d’étudier les écrits jansénistes sans réellement prendre en compte ceux de leurs adversaires, la place que les Provinciales de Pascal ont longtemps occupée dans l’enseignement scolaire, sont autant de raisons qui expliquent qu’on réduise souvent la casuistique de l’époque classique à un exercice aussi subtil que pervers, couvrant les pires turpitudes de l’autorité théologique. Sans s’attarder sur les simplifications abusives, les caricatures, voire les pures inventions polémiques, comme la « direction d’intention » passée à la postérité par le succès du Tartuffe de Molière [1], sans nier qu’il y ait eu des propositions authentiquement laxistes défendues par des casuistes, Jean-Pascal Gay étudie les écrits de tous les acteurs de la polémique et décrit cette dernière comme un affrontement de cultures théologiques. Cette thèse est doublement éclairante.

D’une part, elle permet de faire apparaître plus nettement les enjeux défendus par les acteurs de la querelle : d’un côté, la nécessité d’apporter un éclairage dans le clair-obscur de la vie de l’âme, par un conseil raisonné qui puisse notamment éviter au chrétien la tentation du scrupule ; de l’autre la tendance à réduire le champ du discernement à la seule conscience par le choix de ce qui apparaît immédiatement comme le plus sûr. En cela, les controverses sur la morale apparaissent comme une vaste réflexion sur l’obéissance, c’est-à-dire, selon l’étymologie du mot, sur la manière dont l’homme se met à l’écoute. D’autre part, elle permet de comprendre pourquoi les discours polémiques se sont progressivement constitués comme des ensembles cohérents, prenant appui les uns sur les autres sans véritablement dialoguer, au point qu’on est en droit de se demander s’ils ne tendaient pas surtout à structurer des doctrines et des partis. Cette analyse rejoint celle que l’on pourrait faire sur une autre controverse de l’époque, les querelles sur la grâce. L’hypothèse finale présentée dans l’ouvrage est particulièrement intéressante : la crise de la théologie morale serait « un élément parmi d’autres d’une crise globale sur la capacité de la théologie et des théologiens à contribuer à la construction sociale de la vérité » (p. 844). À la lecture de cette étude, on voit ainsi se confirmer l’idée selon laquelle le XVIIe siècle fut pour le catholicisme moins un âge d’or qu’une période de profondes mutations dont les conséquences furent considérables.

Simon Icard, Né en 1975. Chercheur au Laboratoire d’études sur les monothéismes. Il a publié Port-Royal et saint Bernard de Clairvaux. Saint-Cyran, Jansénius, Arnauld, Pascal, Nicole, Angélique de Saint-Jean, Paris, H. Champion, 2010.

[1] « Selon divers besoins, il est une science / D’étendre les liens de notre conscience / Et de rectifier le mal de l’action / Avec la pureté de notre intention. » Molière, Le Tartuffe, v. 1489-1492.

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