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Muhammad comme prophète dans la Bible ? Ou Muhammad a-t-il annoncé Jésus comme messie dans le Coran ?

Une exégèse historico-critique du Coran, à travers deux sourates (61 et 30)
François-Xavier Pons

Parmi les débats et les controverses qui animent depuis des siècles les relations entre musulmans et chrétiens, il en est une qui est particulièrement sensible : le rapport entre les livres saints des deux croyances.

Pour les musulmans, la Révélation chrétienne n’a aucune pertinence, puisque dans leur système de pensée, Dieu a délivré un livre, le Coran, qui réajuste toutes les déviances introduites par les croyants dans le message original délivré par les prophètes successifs. A l’inverse, dans une attitude de respect et de compréhension, très peu de penseurs chrétiens osent mettre en question le Coran en tant que « livre saint » et l’interroger pour ce qu’il est au regard de notre foi chrétienne. Pourtant, l’existence même du Coran est une remise en cause explicite du contenu de la Bible, et de façon plus générale, de l’authenticité de la révélation chrétienne, qui dans la pensée musulmane, est irrémédiablement frelatée. La clef essentielle du dialogue de salut que nous avons le devoir de mener en tant que chrétiens avec les musulmans est donc le questionnement du texte coranique. Dans l’Islam conventionnel, l’exégèse coranique n’est pas admise, surtout dans le Sunnisme, la branche islamique à laquelle les Français sont le plus confrontés ; c’est donc une approche ambitieuse, mais indispensable. En effet, nous ne pouvons en aucun cas inciter les musulmans à s’intéresser à la révélation judéo-chrétienne et en particulier à la Bible, si nous-mêmes n’avons pas une connaissance suffisante de leur texte de référence.

Dans cet article, nous tenterons d’ouvrir quelques pistes pour la critique du Coran, non pas seulement dans une optique étroitement apologétique, mais en recherchant tout ce qui peut permettre au musulman de retrouver l’origine de sa propre croyance – aujourd’hui dénaturée : la révélation judéo-chrétienne. En particulier, nous étudierons pour cela la place qu’occupe le Christ dans le Coran : ce texte semble en effet affirmer que Muhammad était annoncé par Jésus ; les musulmans ajoutent que Jésus annonce l’avènement d’un successeur, Muhammad. Mais dans le texte même du Coran, ne serait-ce pas plutôt Muhammad qui annonce Jésus comme Messie ?

Dans la Sourate 61, Jésus annonce-t-il Muhammad ?

Le présupposé fondamental de la croyance musulmane considère que Muhammad vient rétablir le véritable message divin, altéré petit à petit par les croyants juifs et chrétiens. Dans l’optique musulmane, Muhammad est le dernier d’une longue série de prophètes venus chacun à leur tour rétablir successivement l’authenticité d’une révélation unique et première. Muhammad, sceau des prophètes, à la différence des autres, est supposé recevoir le texte intégral du livre saint, un texte qui précède toute création – incréé –, un texte définitif et se suffisant à lui même - qui « descend » sur lui par l’entremise de l’ange Gabriel. Son rôle, comme le rôle de tous les prophètes avant lui ne serait donc pas d’annoncer quelque chose de nouveau mais de confirmer et de renforcer tout ce qu’ont pu dire ses prédécesseurs. Le rôle du « prophète » dans l’Islam n’est pas foncièrement d’être un signe de l’intervention divine dans le monde des hommes mais de rétablir le message originel. Cela permet l’appropriation par le système de pensée musulman de l’ensemble des prophètes, parmi lesquels Jésus a sa place, et même – nous y reviendrons - une place très particulière.


La Sourate 61, verset 6

La meilleure représentation de cette croyance centrale est la sourate 61, dans laquelle Jésus s’inscrit dans une lignée de prophètes et annonce – selon l’interprétation musulmane – la venue de Muhammad :

وَإِذْ قَالَ عِيسَى ابْنُ مَرْيَمَ يَا بَنِي إِسْرَائِيلَ إِنِّي رَسُولُ اللَّهِ إِلَيْكُم مُّصَدِّقاً لِّمَا بَيْنَ يَدَيَّ مِنَ التَّوْرَاةِ وَمُبَشِّراً بِرَسُولٍ يَأْتِي مِن بَعْدِي اسْمُهُ أَحْمَدُ فَلَمَّا جَاءهُم بِالْبَيِّنَاتِ قَالُوا هَذَا سِحْرٌ مُّبِينٌ Et quand Jésus fils de Marie dit : « Ô Enfants d’Israël, je suis vraiment le Messager d’Allah [envoyé] à vous, confirmateur de ce qui, dans la Thora, est antérieur à moi, et annonciateur d’un Messager à venir après moi, dont le nom sera Ahmad ». Puis quand celui-ci vint à eux avec des preuves évidentes, ils dirent : « C’est là une magie manifeste »

Ce passage est célèbre ; il est même, dans le dialogue avec les musulmans, la preuve de la mission divine de Muhammad, qui est supposé être nommément désigné comme incite à le penser le commentateur et traducteur Hamidullah : « Ahmad en arabe a presque la même signification que Muhammad c’est pourquoi les deux termes sont utilisés dans le Coran pour désigner la même personne : le prophète de l’Islam ». Ce verset est très souvent rapproché dans la controverse islamo-chrétienne de celui de l’Évangile (Jn 15,26) :

Lorsque viendra le Paraclet, que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité, qui vient du Père, il me rendra témoignage.


L’inversion passif / actif : Jésus, « confirmateur » ou « confirmé » ?

Il n’est pas du tout certain que le texte coranique originel ait voulu inscrire Jésus dans cette lignée prophétique. Analysons de façon plus précise la formule : « Musaddiqan lima bayna yadayy min at turah » traduit par « confirmateur de ce qui dans la Thora est antérieur à moi ». L’expression « confirmateur... entre [mes/ses] deux mains » est utilisée dans plusieurs passages du Coran ; l’expression est répétée à chaque fois que la question de la mission de Muhammad ou de celle de la communauté des croyants musulmans est évoquée, à la manière d’un « slogan » ou d’une « mantra ». On peut la trouver dans les sourates s.2,97, s.3,50, s.4-,30, s.5,46, s.6,92, s.12,111. On la retrouve de façon presque identique dans la sourate 35, au verset 31.

وَالَّذِي أَوْحَيْنَا إِلَيْكَ مِنَ الْكِتَابِ هُوَ الْحَقُّ مُصَدِّقاً لِّمَا بَيْنَ يَدَيْهِ إِنَّ اللَّهَ بِعِبَادِهِ لَخَبِيرٌ بَصِيرٌ « Al haqq mu s addiqan lima bayna yadayhi », habituellement traduit par « la vérité confirmant ce qui l’a précédé ».

« Yadayy », c’est littéralement en Arabe : entre mes deux mains et « yadayhi », entre ses deux mains. C’est devenu une sorte de « cliché » linguistique, comme un synonyme, qui signifie « ce qu’il y a avant soi ». Mais pourquoi le rédacteur du texte ne voudrait-il pas tout simplement parler d’un livre, qu’il tient entre ses deux mains, et qu’il est en train de montrer à ses disciples ?

Bien plus, on vocalise habituellement le mot " مصدقا " en « musaddiqan ». En Arabe courant et contemporain, comme dans les autres langues sémitiques, les voyelles ne sont d’ordinaire pas écrites, à part justement dans le Coran, pour des raisons évidentes : le texte sacré ne doit pas pouvoir être manipulé. Cependant, dans l’absolu, un mot arabe quelconque peut donc être vocalisé de nombreuses façons, et c’est le lecteur qui, en fonction du contexte, place correctement les voyelles, qui sont au nombre de trois (« a », « i » ou « ou »). De plus, la langue arabe écrite et sa grammaire se sont formées peu à peu avec l’émergence de l’Islam : les premières versions du Coran n’avaient ni voyelles ni même signes diacritiques, c’est-à-dire les signes de l’écriture arabe qui permettent de distinguer par exemple un B d’un T. Dans le texte originel, le mot " مصدقا " pouvait être lu en « musaddaqan », c’est-à-dire non plus « confirmateur » (forme active) mais « confirmé par » (forme passive). Cela a évidemment des conséquences incalculables sur la compréhension du Coran ; en effet, ce « slogan » qui est une sorte « d’article de foi » musulman comme quoi Muhammad est le dernier d’une lignée de prophètes venant confirmer, authentifier et rétablir la vérité d’un livre est complètement remis en cause si on inverse le mode du verbe principal de la phrase. Ainsi, en appliquant cette approche, l’inversion passif /actif, au « slogan » de la sourate 31 rencontré également notamment dans la sourate 61, il est possible de lire : « Enfants d’Israël [dit Jésus], je suis vraiment le Messager de Dieu [envoyé] à vous, authentifié (musaddaqan) par la Thora, qui est entre mes deux mains. »

Évidemment cette lecture va à l’encontre de la croyance musulmane qui voit Jésus comme un maillon d’une chaîne « prophétique », venu « rétablir », « authentifier » ou « confirmer » tout ce que les autres prophètes ont dit avant lui. Muhammad « rétablit » par la Révélation coranique tout ce qu’a pu dire Jésus... Or, en procédant à l’inversion du mode, il est possible de comprendre qu’en fin de compte Jésus est annoncé par l’Ancien Testament – ce livre qui est « entre ses deux mains ». Cela renvoie exactement au passage de l’Évangile où Jésus, dans la synagogue, ayant pris le livre d’Isaïe pour le lire, annonce que c’est aujourd’hui que cette prophétie s’accomplit (Lc 4,21). Cela correspond à notre foi chrétienne : Jésus ne « rétablit » pas ce qui le précède, il ne « confirme » pas la Loi, il est celui qui est annoncé par les Ecritures, il accomplit la loi.

Briser la logique de la « chaîne d’authentification », supposée remonter jusqu’à un Coran incréé, permet de replacer Muhammad à sa juste place dans l’histoire des religions : au lieu d’être le prophète ultime choisi par Dieu pour donner la version exacte et indépassable d’un texte, il est, plus prosaïquement, l’auteur ou du moins le transmetteur d’une doctrine post-chrétienne dont le contenu à la fois théologique, politique et guerrier a servi à la mobilisation et l’unification politique des tribus arabes au moment de la conquête du Proche-Orient.


L’inversion actif /passif : un exemple caractéristique, la Sourate 30

Évidemment, proposer une lecture inversée d’un texte reçu comme tel depuis des siècles est une véritable prise de liberté. Or, non seulement l’inversion du mode est possible dans cette phrase (ainsi que dans les autres occurrences) mais elle est, comme nous allons le voir, l’hypothèse la plus vraisemblable. Nous allons montrer la pertinence de cette démarche en analysant un autre passage coranique dans lequel l’inversion passif /actif, qui semble être courante dans le texte coranique actuel, est aisément décelable (début de la Sourate 30) :

Texte coranique officiel Vocalisation conventionnelle Traduction habituelle.
غُلِبَتِ الرُّومُ فِي أَدْنَى الْأَرْضِ وَهُم مِّن بَعْدِ غَلَبِهِمْ سَيَغْلِبُونَ
[...] وَمِن بَعْدُ وَيَوْمَئِذٍ يَفْرَحُ الْمُؤْمِنُونَ بِنَصْرِ اللَّهِ
Ghulibat er Rûm
fi adna l ard wa hum min ba’d ghalabihim sayaghlibûna [...]
Les Romains ont été vaincus dans le pays voisin, et après leur défaite ils seront les vainqueurs
[...] Et ce jour là les croyants se réjouiront du secours de Dieu.

Le texte coranique officiel est obscur. Tout lecteur – y compris Musulman – en notera l’incohérence : comment les Croyants peuvent-ils se réjouir de l’aide que Dieu fournit à leurs ennemis les Romains (c’est-à-dire Byzantins) ? La légende musulmane rattache ce verset aux événements de 610, c’est-à-dire l’invasion de l’est de l’Empire byzantin par les Perses, la prise de Jérusalem en 614, puis la reconquête en 622 par Héraclius et la prise de Jérusalem en 627. Pour la légende musulmane, il est nécessaire d’affirmer que « les Romains ont été vaincus ». Il aurait été en effet impensable d’imaginer que l’armée arabe dirigée par Muhammad ait pu être privée du secours de Dieu en cette occasion.

Or, dans la chronographie de Théophane le Confesseur (†817) reproduisant la chronique de Théophile d’Edesse (†785), il est fait mention de : « Môta au sud de Kerak où les envahisseurs musulmans furent battus par les Byzantins » en 629. Ce texte est une source indépendante de celles des Musulmans, ce qui la rend crédible.

En appliquant la réflexion précédente sur l’inversion actif /passif, voici une lecture très probablement conforme au texte original du début de la sourate 30, et qui la rend limpide et sans incohérence :

Les Romains ont vaincu (ghalabat) au plus près de la terre [sainte], mais après leur victoire (ghalibihim) ils seront vaincus (sayaghlabûna). Et ce jour-là, les croyants se réjouiront du secours de Dieu.

Jérusalem est effectivement conquise par Omar après Damas en 638. Il était d’ailleurs assez logique que la petite armée de Muhammad cherche à conquérir Jérusalem en venant de l’Est du Jourdain, puisque c’est de cette façon que le peuple hébreu a conquis la Terre Sainte (Jos 1,2 et 3, 15-17) ! Ce verset – rétabli dans la version originelle du Coran – est simplement la prédiction de la victoire prochaine des armées arabes avec le secours divin.


Le Mystérieux « Ahmad » de la Sourate 61, verset 6 : un ajout

En analysant la suite de la Sourate 61, et plus précisément la partie supposée annoncer Muhammad, le faisceau de présomptions en faveur d’une modification tardive à fins politiques du texte original se trouve en effet renforcé. La première chose qui surprend, c’est le caractère artificiel de l’incise « et annonciateur d’un messager à venir après moi, dont le nom sera Ahmad ». Dans la suite immédiate du verset, et sans transition aucune, ce n’est en effet plus de ce mystérieux « Ahmad » dont on parle, mais bien de Jésus et « des preuves évidentes », c’est-à-dire de ses miracles. Tous les musulmans savent que Jésus a accompli de nombreux miracles, mais que Muhammad n’en a pas accompli. Ce sont les enfants d’Israël qui disent « c’est là une magie manifeste » ; c’est donc les dons prophétiques du Messie que les Juifs rabbiniques mettent en cause. De toute évidence, c’est contre eux que l’auteur du Coran procède à une attaque, eux qui n’ont pas cru dans le message de Jésus. Or, à l’intérieur de cette défense de Jésus, apparaît artificiellement – que ce soit grammaticalement ou rythmiquement (il ne faut pas oublier que le Coran est écrit pour être récité – cantilé – par cœur) l’annonce d’un nouveau messager. Nous pouvons sans hésitation considérer que ce passage annonçant un « Ahmad » est un ajout, probablement tardif.

On mesure ainsi tout ce que la légende musulmane a ajouté comme signification au texte « proto-coranique » en usant de modifications infimes au regard de l’orthographe, mais néanmoins décelables dans plusieurs cas. Nous pouvons dès lors regarder le texte coranique non pas comme un ensemble reçu intégralement et entièrement en une seule fois, mais comme un texte ayant plusieurs strates, dont la signification est parfois contradictoire.

Il faut savoir que les islamologues actuels remettent largement en cause l’idée d’une fixation du texte coranique au milieu du VIIe siècle, comme veut le faire croire la légende musulmane. Beaucoup s’accordent sur une fixation progressive du texte, où l’autorité du Calife de Damas Abd El Malik joue un rôle important (extrême fin du VIIe siècle). C’est l’époque de l’établissement de l’Islam non plus seulement comme « religion » mais comme civilisation, du passage d’une société de tradition essentiellement orale à la mise en place d’une administration puissante, fondée sur l’écriture. Il fallait à la dynastie régnante légitimer son autorité politique par la fixation d’une mythologie. Ainsi apparaît probablement la légende de l’annonce par l’ange Gabriel à La Mecque à Muhammad (pas avant le VIIIe siècle), replacé dans une lignée de « prophètes ». C’est aussi l’époque de la fixation de la biographie officielle « canonique » de Muhammad, rendue a posteriori légendaire.

Dans La Vie du Prophète, écrite par d’Ibn Ishaq (†767) que nous connaissons par Ibn Hichâm (†834), il y a une allusion claire à l’annonce qui aurait été faite par Jésus de Muhammad. Ibn Ishaq cite Jn 15,26 dans une version très proche de celle que nous connaissons, avec le mot « Paraclet » traduit dans une langue sémitique distincte de l’Arabe : « Lorsque le «  Manahmana  » celui que Dieu vous enverra de la part du Seigneur, l’Esprit de vérité qui procède du Seigneur, il rendra témoignage de moi et vous aussi. »

Ibn Ishaq, qui n’a pas su traduire ce mot en Arabe, affirme : « Le Manahamana veut dire Muhammad ». Or, la racine syriaque HMN du mot « Manahamana » signifie « consolateur » c’est-à-dire « Paraclet », et non pas « glorifié, illustre, homme de prédilection » comme dans la racine HMD de « Muhammad » ! Cette transformation linguistique au fil des traductions de ce verset explique ainsi le passage de « Paraclet » à « Muhammad ».

De plus, cette modification aurait été entérinée à la suite d’une confusion entre deux mots grecs voisins :

  • Paraklétos : terme attesté dans l’Évangile, annonce de la venue du Saint Esprit, « Paraclet » (cf. Jn 15,26).
  • Périklutos : traduction grecque du nom de Muhammad.

Le lecteur relèvera que ces deux mots ont la même racine consonantique, d’où leur confusion possible en langue sémitique écrite. Toujours est-il que cette biographie qui fait toujours référence aujourd’hui a servi de base à l’argumentaire apologétique tendant à montrer que même le texte biblique en Jean concorde avec l’affirmation de la Sourate 61. Ainsi, Si Boubakeur Hamza écrit dans sa traduction du Coran (Paris, Fayard, 1972) que le vocable parakletos semble postérieur à periklutos selon le témoignage d’Ibn Ishaq rapporté par Ibn Hichâm. Il précise (p. 770) que la forme du mot parakletos et le sens qu’il a reçu dans la religion chrétienne sont contestables : il faudrait lire dans l’original grec de l’Évangile non pas « parakletos » mais « periklytos », c’est-à-dire Muhammad. En fin de compte, après l’évolution du texte coranique pour faire annoncer par Jésus cet « Ahmad », il faudrait, pour achever la mise en place de la légende musulmane, modifier le texte évangélique lui-même. Cette idée est reprise avec le même aplomb par Hamidullah, qui prétend que dans le verset « Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre Consolateur (Paraclet), pour qu’il demeure toujours avec vous » (Jn 14-16), « Paraclet » se prononçait autrement autrefois : « Biriklutos », ce qui correspond à la vocalisation « Periklutos » et non pas à « Paraklétos » (nb : il n’y a pas de consonne « P » en Arabe).

L’hypothèse que nous développons ici est que nous ne sommes pas seulement en présence d’une omission ou d’une perte progressive d’un original ancien, mais bien de la falsification dans un but idéologique précis du texte religieux pour en faire un instrument de domination politique. Tout comme il était impensable de laisser apparaître l’idée d’une défaite de Muhammad dans la sourate 30, il est impératif d’inscrire le personnage de Muhammad, « mythifié », dans une chaîne de prophéties, puis comme « sceau » des prophètes.

Une réminiscence du Messie dans le Coran

Reste une interrogation au sujet de ce verset de la sourate 61 : d’où vient le nom « Ahmad » ? Quelles sont sa provenance et sa signification ? Le nom « Muhammad » est cité quatre fois dans le Coran (S. 3,144, S. 33,40, S. 47,2, S. 48,29). Il nous faut donc essayer de comprendre le sens profond de cette racine HMD commune entre « Ahmad » et « Muhammad ».


La prophétie de Daniel : matrice de la pensée proto-islamique.

La Sourate 30 (Les « Romains ») dont nous avons analysé et critiqué les premières phrases est représentative du but du proto-Coran : son auteur harangue les combattants après une défaite en leur donnant des arguments théologiques en vue de replacer leur action dans un contexte mystique. À la bataille (perdue) de Mu’ta, les Arabes combattaient pour la conquête de Jérusalem en cherchant à libérer la « terre promise ». Le texte coranique n’est donc pas à lire comme une révélation littérale et écrite, image parfaite d’un « livre parfait » présent depuis toute éternité aux cieux, mais bien plus comme un ouvrage de formation, un ouvrage « catéchétique » transmis aux Arabes pour les exciter au combat. Par essence, ce recueil, cet abrégé de la doctrine proto-musulmane, renvoie à une révélation qui, dans le contexte de l’époque, ne peut être que le Judéo-Christianisme. Beaucoup de groupuscules religieux judaïques ou judaïsants au VIIe siècle étaient marqués par une forte dimension messianique appuyée sur la prophétie de Daniel référant à Jérusalem et au Temple. Au regard des agissements et des références scripturaires dans le Coran, il est facile d’établir que les milieux « proto-musulmans » sont influencés par cette déviance messianique qui n’est déjà plus chrétienne ; pour ce groupuscule, le salut du monde doit passer par la reconstruction du Temple à Jérusalem, afin de permettre les conditions matérielles du retour du « Fils d’homme », Dieu ayant choisi pour cela un homme puis un peuple privilégié pour être l’instrument du salut du monde. Leurs croyances sont fondées sur certaines paroles du Christ dans l’évangile de Matthieu (le plus « juif » des synoptiques d’abord transmis en araméen puis passé probablement en arabe), où Jésus s’attribue à lui-même le titre de fils d’Homme, (en référence immédiate à Dn 7,13).

13Je contemplais, dans les visions de la nuit : Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme. Il s’avança jusqu’à l’Ancien et fut conduit en sa présence. 14 A lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire éternel qui ne passera point, et son royaume ne sera point détruit. 15 Moi, Daniel, mon esprit en fut écrasé et les visions de ma tête me troublèrent. 16 Je m’approchai de l’un de ceux qui se tenaient là et lui demandai de me dire la vérité concernant tout cela. Il me répondit et me fit connaître l’interprétation de ces choses : 17 « Ces bêtes énormes au nombre de quatre sont quatre rois qui se lèveront de la terre. 18 Ceux qui recevront le royaume sont les saints du Très-Haut, et ils posséderont le royaume pour l’éternité, et d’éternité en éternité. »

Les Arabes à Mu’ta combattent pour obtenir le royaume, et le posséder pour l’éternité. Ils sont la nation choisie par Dieu pour sauver le monde, le peuple privilégié, au même titre que les Juifs, descendant de Jacob, ils prétendent descendre d’Abraham par Ismaël. A la différence des Juifs qu’ils critiquent durement, ils ont, eux reconnu Jésus comme « Messie », comme le montre la Sourate 61 que nous étudions. Il ne « recouvrent » (yakfaru) pas la vérité, c’est-à-dire la messianité du Christ. C’est ce qu’illustre le verset suivant de la sourate 61 :

يُرِيدُونَ لِيُطْفِؤُوا نُورَ اللَّهِ بِأَفْوَاهِهِمْ وَاللَّهُ مُتِمُّ نُورِهِ وَلَوْ كَرِهَ الْكَافِرُونَ Sr 61.8. Ils veulent éteindre de leurs bouches la lumière de Dieu, alors que Dieu parachèvera Sa lumière en dépit de l’aversion des « recouvreurs »

– « al kaffirûn »  : les « recouvreurs », mot souvent traduit par « mécréants ». Cela désigne dans le texte original les Juifs, qui ont « recouvert », dissimulé, caché, la venue du Messie.

De la même façon, et dans une logique dialectique, les Musulmans critiquent les Chrétiens dans le verset suivant, par ce qu’ils « associent » à Dieu :

هُوَ الَّذِي أَرْسَلَ رَسُولَهُ بِالْهُدَى وَدِينِ الْحَقِّ لِيُظْهِرَهُ عَلَى الدِّينِ كُلِّهِ وَلَوْ كَرِهَ الْمُشْرِكُونَ Sr 61.9 : C’est Lui qui a envoyé Son messager avec la guidée et la Religion de Vérité, pour la placer au-dessus de toute autre religion, en dépit de l’aversion des « associateurs »

– « al mushrikûn » : les « associateurs » qui « associent à Dieu », c’est-à-dire ceux qui ont foi en la Trinité, les Chrétiens. À ne pas confondre avec les Nasara (mot traduit en général mais à tort, cf. Hamidullah, par « chrétien »).

En se distinguant des Juifs et des Chrétiens, les proto-Musulmans renforcent la crédibilité de leur propre doctrine et peuvent se présenter comme les seuls héritiers de la promesse divine de recevoir le Royaume, et être les seuls « saints du Très Haut » conformément à la prophétie de Daniel. C’est pour des raisons de justification messianiste et de référence au texte biblique de Daniel, qu’une allusion à la reconstruction de Jérusalem et au triomphe final du Messie est insérée dans le « proto-Coran », à la Sourate 43, 61 : « Il [Jésus] sera un signe au sujet de l’Heure. N’en doutez point. »


La signification de la racine HMD

Dans la prophétie de Daniel, au chapitre 9, les versets 20 à 27 sont constitués par l’explication de la vision que nous venons de citer, par ... l’ange Gabriel. Or, ce qui est fascinant, c’est que dans ce texte, le mot qui désigne « l’homme des prédilections » a pour racine en araméen les trois consonnes H, M et D, les mêmes qui ont donné en langue arabe Ahmad et Muhammad...

21 je parlais encore en prière, quand Gabriel, l’être que j’avais vu en vision au début, fondit sur moi en plein vol, à l’heure de l’oblation du soir. 22 Il vint, me parla et me dit : « Daniel, me voici : je suis sorti pour venir t’instruire dans l’intelligence. 23 Dès le début de ta supplication une parole a été émise et je suis venu te l’annoncer. Tu es l’homme des prédilections. (racine : HMD) Pénètre la parole, comprends la vision : 24 « Sont assignées 70 semaines pour ton peuple et ta ville sainte pour mettre un terme à la transgression, pour apposer les scellés aux péchés, pour expier l’iniquité, pour introduire éternelle justice, pour sceller (la-hetom) vision et prophétie (nabî), pour oindre (meshuah) le Saint des Saints. 25 Prends-en connaissance et intelligence : Depuis l’instant que sortit cette parole Qu’on revienne et qu’on rebâtisse Jérusalem jusqu’à un Prince Messie, sept semaines et 62 semaines, restaurés, rebâtis places et remparts, mais dans l’angoisse des temps. 26 Et après les 62 semaines, un messie supprimé, et il n’y a pas pour lui... la ville et le sanctuaire détruits par un prince qui viendra. Sa fin sera dans le cataclysme et, jusqu’à la fin, la guerre et les désastres décrétés.
27 Et il consolidera une alliance avec un grand nombre. Le temps d’une semaine ; et le temps d’une demi-semaine il fera cesser le sacrifice et l’oblation, et sur l’aile du Temple sera l’abomination de la désolation jusqu’à la fin, jusqu’au terme assigné pour le désolateur. » (Daniel 9)

Le fait que ce passage précis soit l’environnement « matriciel » de la pensée islamique et coranique est révélateur : il s’agit de la désignation d’un homme de prédilection (racine syriaque HMD) par l’Ange Gabriel. Le parallèle avec la « descente » du « livre » sur Muhammad est immédiat, et presque « naturel ». Cette idée est encore renforcée par ce que nous connaissons des Hadiths, (c’est-à-dire de la tradition orale musulmane, dans laquelle justement la place de Jésus est très importante, encore plus que dans le Coran :

D’après Abou Hourayra, le Prophète a dit : « Par Celui qui tient mon âme en sa main, la descente de Jésus fils de Marie est imminente ; il sera pour vous un arbitre juste, et cassera la croix, et tuera les porcs, et mettra fin à la guerre et il prodiguera des biens tels que personne n’en voudra plus. En ce moment, une seule prosternation sera meilleure que le monde et son contenu ». Puis Abou Hourayra dit : « Lisez, si vous voulez, les propos d’Allah : Il n’y aura personne, parmi les gens du Livre, qui n’aura pas foi en lui avant sa mort. Et au Jour de la Résurrection, il sera témoin contre eux » (4/159). (Al-Boukhari 6/496 et Mouslim 2/189). Le prophète a dit : « Je jure par Allâh, ‘Issa Ibn Maryam descendra jugeant (l’humanité) avec la justice ». (Al-Bukhari n°2222 et n°3448, Muslim n°155).

Les Musulmans d’aujourd’hui ont encore très présente dans leur pensée cette idée que l’humanité attend la venue parousique de Jésus-Messie. Si le texte coranique actuel insiste sur l’idée qu’il n’est qu’un simple prophète, beaucoup de Musulmans n’ont pas oublié que c’est lui qui vient instaurer un royaume parfait à la fin des temps. Pour un Musulman ayant été éduqué un minimum dans sa propre religion, il est donc assez facile de converger avec lui sur l’idée suivante : si Jésus-Christ revient à la fin des temps, il est beaucoup plus qu’un prophète, il est « l’homme des prédilections » qu’annonce Daniel. Il juge le monde. Les Hadiths – qui sont une tradition orale et donc plus difficiles à manipuler qu’un texte écrit puisqu’il n’y a aucune « canonicité » dans ces traditions (qui ont d’ailleurs parfois subi une inflation très forte en fonction des époques) - le mentionnent de façon explicite.

La mise en relation de la prophétie de Daniel avec les versets étudiés et les Hadiths ci-dessus permet ainsi de faire apparaître clairement l’attente messianique sous-jacente à l’Islam.


À la recherche du texte originel de la sourate 61 : Coran et proto-Coran

Cette attente messianique a été cependant occultée dans la version du Coran que nous connaissons. Dans ce dernier, il est parfois difficile de retrouver toutes les références bibliques que nous avons mentionnées plus haut. Or, on peut identifier deux strates coraniques : la première est ce que nous nommerons le « proto-Coran », fortement messianique, un texte presque catéchétique visant à instruire dans une religion apocalyptique et guerrière des armées arabes massées devant Jérusalem. La tradition orale musulmane rend d’ailleurs beaucoup mieux compte de l’état du proto-Coran que l’état actuel du livre. Puis, nous avons les traces historiques d’une seconde strate, dont l’ajout a donné le Coran « damascène », c’est-à-dire la révision et la modification du proto-Coran après la victoire arabe sur tout le Proche-Orient en vue de renforcer une domination administrative et totalitaire.

L’hypothèse d’une modification tardive du Coran est renforcée par ce qu’il est convenu d’appeler le « Coran d’Ubbay » : Ubayy Ibn Ka’b (†643) – nous dit la légende musulmane – fut un secrétaire de Muhammad ; ce dernier aurait dit de lui qu’il était le meilleur récitateur du Coran, qu’il savait par cœur. La légende musulmane raconte que le Calife ‘Uthman, réputé être le deuxième successeur de Muhammad, aurait établi la version officielle (actuelle) du Coran pour éviter les dissensions au sujet du texte dans la Umma (la communauté des Croyants). En imposant officiellement son texte en 650, il prohibe tous les autres, y compris celui de Ubayy (nous avons vu qu’une vision plus historique des évènements tient compte des réécritures continuelles cette réécriture partielle du Coran au début du VIIIe siècle, sous Abd El Malik). Or, c’est ce recueil qui semble avoir prévalu à Damas. Il contenait à la mort d’Ubayy 116 sourates, soit deux de plus que le Coran actuel. Et son texte présentait de nombreuses variantes par rapport au Coran actuel. Au sujet du verset de la Sourate 61 que nous étudions, Ubbay donne cette version :

Jésus dit : O enfants d’Israël, je suis le Messager (rasûl) de Dieu envoyé vers vous et je vous annonce un prophète (nabî) dont la communauté (umma-hi) sera la dernière communauté par lequel Dieu mettra le sceau aux prophètes et aux messagers [1].

Il n’y a aucune mention du « slogan », de la « confirmation » par Jésus de ce qui est « avant lui ». Il est intéressant de mentionner qu’à l’époque de l’écriture de ce texte, les croyances musulmanes ne sont pas constituées, il n’y a pas réellement de « religion » musulmane qui serait distincte de la religion chrétienne ou de la religion juive. Le concept même des trois « religions du livre », proprement musulman, est très tardif, il ne correspond pas à la pensée de l’époque. L’ouvrage saint de référence à l’époque de l’écrit proto-coranique n’est évidemment pas le (proto)-Coran, qui n’est que plus tardivement perçu voire reconstruit comme un livre révélé, mais les livres de la tradition judéo-chrétienne. Il est donc assez naturel de voir dans ce « Coran d’Ubbay » une reformulation de Daniel, mise dans la bouche de Jésus.

Par ailleurs, il est intéressant de voir dans ce passage la mise en valeur de la « Communauté », nommément associée au don prophétique, et désignée collectivement comme mettant le « sceau » aux messagers. Dans ce passage, comme dans d’autres – y compris du Coran actuel, la collectivité des croyants est donc présentée comme une communauté ayant un destin para-prophétique, dans une mission divine de salut. Dans la théologie proto-islamique et ce qu’il en reste aujourd’hui dans l’Islam actuel, on assiste bien à une disparition du caractère rédempteur du Messie-Jésus, qui n’a plus le pouvoir de sauver le monde. Dans cette doctrine messianiste, il laisse cette tâche à la communauté des Croyants (Umma), représentée par son chef, lieutenant de Dieu sur terre, le Calife (Khalifa), qui assume avec son peuple, cette mission sacrée. Or, il est probable que Muhammad, s’il est l’auteur du Coran dans sa première forme ou du moins son transmetteur, n’a jamais prétendu fonder une nouvelle « religion » ou même une révélation ; il ne s’est certainement jamais présenté comme un « prophète » (Nabî), mais tout au plus comme un « messager » (rasûl). Sa conviction profonde était l’imminence du retour du Messie-Jésus, et se sentait avec sa communauté, investi de la mission divine de recréer les conditions matérielles nécessaires à la réussite de l’établissement d’un royaume parfait. Cela passait nécessairement par la reconquête de Jérusalem sur les associateurs (mushrikûn) chrétiens, perçus comme de peu recommandables hérétiques. Il a échoué à Mu’ta en 629, mais le prestige du premier chef arabe a rejailli quelques années plus tard une fois la conquête bien établie par ses successeurs, qui se sont emparés de sa biographie et l’ont réécrite pour en faire le mythe fondateur d’une civilisation

La personne de Jésus, point focal d’un « dialogue de salut » avec les Musulmans

La personne de Jésus-Christ est ainsi le point focal sur lequel doit pouvoir se concentrer un réel dialogue avec des musulmans qui eux aussi attendent Jésus-Christ comme Messie, rédempteur et sauveur. Cette personnalité du Christ transparaît à travers le Coran, malgré toutes les tentatives de brouillage qu’on a fait subir au texte, que ce soit à l’époque ommeyade ou à l’époque contemporaine.

Dans l’inconscient collectif musulman contemporain, la confusion entre les personnages de Muhammad « messager » et de Jésus « messie » est assez courante : notre expérience de dialogue avec les musulmans nous montre souvent chez ceux qui ont une connaissance informelle de leur propre croyance ce désir et cette attente bien naturelle d’un sauveur extérieur à eux. Ils sont tout étonnés et parfois même enchantés de constater qu’y compris dans leur propre tradition, le Sauveur qu’ils attendent est en réalité le Messie Jésus.

Le meilleur moyen de pratiquer un dialogue sincère et constructif avec les musulmans est donc pour nous d’approfondir de façon forte notre connaissance de la personne du Christ, au travers de la Révélation chrétienne, du magistère et de la théologie.

François-Xavier Pons, Marié et père de 3 enfants. Membre du mouvement « Résurrection », il participe au groupe d’apostolat « Saint Jean de Damas » qui a pour objectif l’annonce de l’Évangile aux Musulmans. Ce groupe cherche à concilier une formation théologique solide, - en particulier en ce qui concerne les rapports entre foi chrétienne et islam - avec l’apostolat de terrain - en allant à la rencontre des Musulmans.

[1] Cf. Arthur Jefferey, Materials for the history of the text of the Qur’an, Leyden, 1937, p. 170

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