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Les traductions de la Bible dans la liturgie de l’Eglise

Un document romain de l’après jubilé. (De l’usage des langues vernaculaires..., mars 2001)
Jacques-Hubert Sautel

Dans la célébration de la liturgie,
la Sainte Ecriture a une importance extrême.

(Concile de Vatican II,
Constitution sur la Liturgie) [1]

La Bible peut être lue de bien des façons, comme les articles précédents l’ont montré. Deux grandes finalités à une telle lecture pour un croyant : comprendre ce que Dieu dit à travers ces lignes, qu’il a inspirées, ou lui rendre hommage, le célébrer et le louer. Cette seconde finalité insère la lecture biblique (et sa proclamation publique) dans l’activité liturgique. En effet, que ce soit à la messe, où les lectures tirées de l’Ancien ou du Nouveau Testament occupent une place essentielle dans la première partie de la célébration, ou lors des offices de la Liturgie des Heures, dans laquelle le livre des Psaumes est roi, la Bible est omniprésente dans la liturgie célébrée quotidiennement [2].

Mais de quelle version, de quelle traduction de la Bible s’agit-il ? La lecture (ou le chant) d’un texte biblique pour célébrer Dieu n’est pas une lecture quelconque ou une conversation familière, c’est la manifestation de Jésus-Christ. Si donc c’est le Christ lui-même qui parle à l’assemblée des fidèles, les mots employés dans la traduction biblique doivent avoir, d’une certaine façon, le poids de la gloire divine, venant illuminer le cours sinueux et volatil de nos existences terrestres. On peut ajouter à cette valorisation sacrée deux autres aspects, qui différencient aussi la traduction liturgique de la Bible des autres traductions : le caractère événementiel et singulier de chaque célébration fait que l’Ecriture doit pouvoir trouver immédiatement un certain écho dans l’intelligence, et d’autre part son aspect communautaire implique ce fait qu’« au lieu d’être seulement une instruction, elle devient l’occasion d’un dialogue entre le célébrant et les fidèles, entre la schola et le choeur, et finalement entre Dieu et son peuple » [3].

Dès lors, on saisit mieux que les textes bibliques, en ce qu’ils sont employés dans la liturgie, aient le même statut que toutes les autres parties de cette liturgie, et que dans l’Eglise romaine, ce statut n’obéisse pas aux mêmes instances que tous les types de traduction : si les traductions bibliques en général relèvent de l’activité de la Commission Biblique Pontificale, les traductions liturgiques sont de la compétence spécifique de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements. Sans ignorer les documents produits par la Commission Biblique, et spécialement celui intitulé « L’interprétation de la Bible dans l’Eglise » [4], nous nous attacherons donc plutôt à ceux de la Commission pour le culte, et spécialement le dernier en date, « De l’usage des langues vernaculaires dans l’édition des livres de la liturgie romaine » [5].

Ce document répond en effet à une question délicate, mais qu’il n’est pas incongru de poser aujourd’hui, quarante ans après le Concile de Vatican II : les traductions liturgiques élaborées dans les différentes langues nationales, selon le souhait de ce concile, ne méritent-elles pas d’être révisées ? Notre intention est de présenter d’abord les grandes lignes du texte : contexte de rédaction du document (prologue : §1 à 9), et grands principes de la révision (toujours le prologue et le titre I, §10 à 18, puis le titre III, 70 à 108) ; ensuite d’entrer dans le vif du sujet avec les principales recommandations littéraires et linguistiques, préconisées notamment pour les traductions bibliques (titre II, § 19 à 69).

Le contexte de rédaction du document romain

Le sous-titre du document, qui porte : « Cinquième instruction pour une correcte application de la Constitution sur la sainte Liturgie (art. 36) », montre que la publication de ce texte se situe dans un processus prévu par le Concile lui-même. Nous lisons en effet, dans l’article 36 de la Constitution, à la fois l’affirmation du principe de la liberté de traduction en langue vernaculaire [6] : « Soit dans la messe, soit dans l’administration des sacrements, soit dans les autres parties de la liturgie, l’emploi de la langue du pays peut être souvent très utile pour le peuple », et le principe de la réglementation de ces traductions par la hiérarchie ecclésiale : « La traduction du texte latin dans la langue du pays, à employer dans la liturgie, doit être approuvée par l’autorité ecclésiastique ayant compétence sur le territoire, dont il est question ci-dessus. » Ce texte de renvoi est à lire en SC 22 : « Le gouvernement de la liturgie dépend uniquement de l’autorité de l’Eglise : il appartient au Siège apostolique, et dans les règles du droit à l’Evêque. En vertu du pouvoir donné par le droit, il appartient aussi, dans des limites fixées, aux diverses assemblées d’évêques légitimement constituées, compétentes sur un territoire donné. »

Le présent document est donc la cinquième instruction romaine publiée dans ce processus de réglementation des traductions. Il faut envisager comment cette instruction se situe par rapport à la Constitution et à quelques textes publiés ensuite : la lettre apostolique que Jean-Paul II a écrite pour le vingt-cinquième anniversaire de SC [7], et les précédents textes d’application, notamment le quatrième, « La liturgie romaine et l’inculturation » [8].

Cette cinquième instruction se présente tout d’abord dans une perspective de continuité de l’oeuvre conciliaire, et d’approbation générale donnée à la réforme liturgique : « Le renouveau de la liturgie a eu jusqu’à présent des résultats positifs » (LA 3). Mais tout aussitôt, des nuances sont apportées à cette approbation. Elles sont de deux ordres : d’une part, quant aux méthodes employées ou à employer dans la réforme ; d’autre part quant à son étendue.

Concernant les méthodes, le document romain insiste à la fois sur la prudence et la vigilance, et aussi sur le respect de la tradition, dont les nouveaux éléments doivent apparaître comme un développement quasi-naturel : « Ainsi, il faut beaucoup de prudence et de vigilance dans la préparation des livres liturgiques » (ibid.). Ces recommandations de méthode ne constituent certes pas une remise en cause des principes de la réforme conciliaire, mais ils lancent un signal d’alarme sur les conditions dans lesquelles ces principes ont été mis en oeuvre. Ils se placent donc dans le cadre d’une prise de conscience progressive des précautions nécessaires pour toute réforme, précautions dont on peut reconnaître aujourd’hui qu’elles ne furent pas toujours observées dans les deux décennies qui ont suivi le Concile. La cinquième instruction fait ici écho à la quatrième, qui énonçait clairement, au sujet de la réception de toute nouveauté liturgique : « La pédagogie et le temps sont nécessaires pour éviter des phénomènes de rejet ou de crispations sur les formes antérieures. » (VL 46).

Mais cette prudence et cette vigilance ne sont pas de simples précautions conjoncturelles et diplomatiques, car elles s’allient au respect de la tradition liturgique immémoriale de l’Eglise, comme le déclare solennellement la première phrase du prologue : « C’est une liturgie authentique que le saint Concile oecuménique Vatican II veut puiser dans la tradition spirituelle vivante et vénérable de l’Eglise » (LA 1). De la sorte, notre instruction cherche à avancer sur la voie de la continuité liturgique d’un concile à l’autre ; elle se situe ainsi dans la lignée de la lettre apostolique VQA, dont le chapitre I s’intitule : « Le renouveau dans la ligne de la tradition », de la même façon que la présentation générale de la dernière édition du Missel romain [9] souligne la continuité avec le Missel du Concile de

Trente. Cette insistance sur la continuité est certainement en harmonie avec les efforts de réconciliation que le magistère romain déploie à l’égard de tous les fidèles qui n’ont pas accepté de bon coeur ou ont refusé la réforme liturgique, et à qui Jean-Paul II offre ces derniers temps de multiples autorisations de célébrer une liturgie antérieure au Concile [10].

Après les nuances sur la méthode d’application, vient une restriction relative à l’étendue de la réforme : le présent document ne s’applique littéralement qu’au rite romain, et il reconnaît, comme tous ceux qui l’ont précédé, la légitime variété des rites traditionnels ecclésiaux, notamment orientaux : « Le concile a désiré vivement que les traditions de chacune de ces Eglises particulières soient conservées intégralement » (LA 4, faisant de nouveau allusion à SC 4).

La prudence et la force des coutumes ont en effet souvent prévalu dans ces diverses liturgies, dont beaucoup, comme celle de l’Eglise chaldéenne, qui célèbre encore aujourd’hui dans la belle langue syriaque, très proche de l’araméen parlé par le Seigneur Jésus, n’ont pas évolué depuis des temps très lointains.

Cet ensemble de nuances explique que le document romain puisse énoncer, aussitôt après le rappel du Concile : « Dès lors, sous la vigilance des Souverains Pontifes, on a commencé le travail considérable de la rénovation des livres liturgiques du rite romain » (LA 2). Le mot important est bien sûr « commencé ». Un observateur extérieur aurait pu penser, trente ans après la publication du nouveau missel romain par Paul VI, que la réforme liturgique inaugurée par le Concile était terminée [11], mais le document romain se place plutôt dans la perspective d’une maturation des fruits conciliaires, se référant notamment à Jean-Paul II : « il est devenu évident que les traductions des textes liturgiques ont besoin, en divers endroits, d’être améliorées, soit en les corrigeant, soit en réalisant une traduction entièrement nouvelle » (LA 6, citant VQA 20). Il s’agit donc, sans rupture avec l’oeuvre conciliaire, de procéder, pour ainsi dire, à une « réforme de la réforme », ou selon les termes du document, à « une nouvelle réflexion sur la notion juste de traduction liturgique » (LA 7). De cette réflexion, il convient maintenant d’exposer les grands principes.

Les principes de la rénovation liturgique

Les principes qui sous-tendent la rénovation à mettre en oeuvre ont été développés dans la IVème Instruction : il s’agit de comprendre la réforme liturgique comme un processus d’inculturation de l’Evangile, et en définitive comme un acte d’évangélisation. « Par l’inculturation, l’Eglise incarne l’Evangile dans les différentes cultures, et en même temps, elle introduit les peuples avec leur culture dans sa propre communauté. » (VL 4, citant l’encyclique Redemptoris missio [12]). Ce vocabulaire de l’inculturation signifie la pénétration de l’Evangile dans les cultures contemporaines, la rencontre avec les peuples d’aujourd’hui que Jésus-Christ nous incite à préparer, parce qu’ils ont faim et soif de Lui.

Pour ce processus d’inculturation, la traduction de la Parole de Dieu dans la langue parlée couramment par les peuples est une nécessité vitale. En effet, par la langue, l’homme est touché dans son intelligence, dans son coeur, dans ses habitudes de vie comme dans son être le plus profond. « C’est par la langue naturelle, véhicule de la mentalité et de la culture que l’on peut atteindre l’âme d’un peuple, façonner en lui l’esprit chrétien, lui permettre une participation plus profonde à la prière de l’Eglise » (VL 28).

L’usage actuel, couramment répandu, de la langue vernaculaire dans la liturgie de l’Eglise romaine, et spécialement dans les lectures bibliques de cette liturgie, répond donc à un besoin naturel de l’évangélisation : pour se nourrir à la table de la Parole divine, il faut pouvoir en assimiler intimement le contenu [13].

Néanmoins, cet usage ne peut s’établir de façon déréglée et irrespectueuse, car il faut avoir égard à la nature inspirée du texte biblique, bien mise en valeur dans le document romain sur l’interprétation de la Bible. Dans l’allocution par laquelle il présente ce document, le pape Jean-Paul II cite en effet l’encyclique Divino afflante Spiritu : « De même que la Parole substantielle de Dieu s’est faite semblable aux hommes en tous points, excepté le péché, ainsi les paroles de Dieu, exprimées en des langues humaines, se sont faites semblables au langage humain, excepté l’erreur. » [14] Dès lors, si les écrivains sacrés ont déjà rendu possible, dans la mise par écrit des paroles de Dieu, la communion entre Dieu et l’homme, et proprement réalisé une figure de l’Incarnation divine, la traduction des différents livres en des langues nouvelles ne peut être qu’un renouvellement de cette rencontre quasi-miraculeuse, en tout cas profondément sacrée, de Dieu et de sa créature intelligente dans le langage humain. On comprend que la traduction de la Bible, spécialement dans la liturgie, ne puisse être une opération anodine, et que l’Eglise cherche à s’entourer des meilleures garanties pour qu’elle s’effectue avec le plus grand respect de l’initiative divine et le plus grand souci de la beauté.

Ces garanties se nomment unité du rite et contrôle ecclésial. Tout d’abord, la révision des textes bibliques doit respecter l’unité du rite romain, dont le siège de Pierre est naturellement le promoteur. Il s’agit d’équilibre entre la variété des cultures humaines et l’unicité de la parole divine. Dans cette perspective, les langues choisies pour la traduction doivent être, le plus possible, universelles. Sont à éviter les dialectes, les langages propres à tel groupe social, comme tout ce qui pourrait fragmenter la diffusion de la parole, au détriment de l’unité de l’Eglise : « il est souhaitable qu’il y ait une seule version des livres liturgiques et des autres textes du même type dans chaque langue vernaculaire » (LA 87).

Ensuite, la préparation et la publication des nouvelles traductions est confiée aux commissions liturgiques désignées par chacune des conférences épiscopales. A ce principe, déjà clairement énoncé dans la Constitution sur la liturgie (LA 70, faisant référence à SC 44), le dernier texte romain apporte une nuance : « on a jugé convenable qu’à l’avenir la Congrégation pour le culte divin participe de façon plus étroite au travail de préparation dans les différentes langues. » (LA 76). Cette nuance, justifiée par les besoins pastoraux mêmes du diocèse de Rome et du Saint-Siège, ne contredit pas les principes qui règlent la liturgie et qui ont été évoqués (cf. SC 22) ; elle manifeste plus clairement encore que les auteurs des traductions liturgiques sont soumis à des contraintes beaucoup plus directes que les autres traducteurs bibliques, contraintes qui sont la face subjective de l’autorité du Christ sur son Eglise, à travers ceux qu’il a placés à sa tête.

De ces contraintes, nous donnerons trois aperçus, qui manifestent inégalement la part laissée à l’ingéniosité des traducteurs : le choix de la Néo-Vulgate comme texte de base, des normes littéraires et linguistiques précises pour traduire, la finalité ultime de toutes ces recommandations, qui est la création de nouveaux langages sacrés dans les langues vernaculaires.

La Néo-Vulgate, texte de base

Le texte unique de référence, à partir duquel les traductions doivent être effectuées, est la « Néo-Vulgate » [15], traduction latine de la Bible publiée peu après le Concile : « en réalisant des traductions de la Bible en vue d’un usage liturgique, on doit normalement consulter le texte de la Néo-Vulgate promulgué par le Siège apostolique, afin de se conformer à la tradition d’interprétation qui est celle de la liturgie latine » (LA 24, repris par 37 et 41). Il est certain que ce choix n’est pas neutre. Il va notamment à l’encontre de la tendance majoritaire de l’exégèse biblique et des traductions françaises en usage, qui prennent comme texte de base une version grecque pour le Nouveau Testament et une version hébraïque pour l’Ancien. [16]

Pourquoi un tel choix, qui met délibérément à part, dans les traductions bibliques, celles que la liturgie utilise ? C’est que la liturgie possède une cohérence particulière, qui remonte à des traditions vénérables et ininterrompues : « On fera tout son possible pour veiller à ce que les traductions soient conformes à l’interprétation des lieux bibliques transmise par l’usage liturgique et la tradition des Pères de l’Eglise, spécialement dans les textes de majeure importance, comme les Psaumes et les lectures qui sont employés dans les principales célébrations de l’année liturgique ; dans ces cas, il faut veiller en particulier à ce que la traduction exprime le sens traditionnel christologique, typologique ou spirituel, et que soient manifestés l’unité et le lien entre l’Ancien et le Nouveau Testament » (LA 41).

Prenons, pour montrer le bien-fondé de ce choix, un exemple tiré de l’Ancien Testament. C’est la prophétie faite au roi Achaz d’une descendance dynastique : « Voici que la jeune femme est enceinte et enfante un fils, et on lui donnera le nom d’Emmanuel » [17]. Dès le deuxième siècle avant notre ère, une partie de la tradition juive avait lu, dans cet oracle adressé à un personnage royal du huitième siècle, et concernant un peuple en situation de détresse, l’annonce d’une naissance exceptionnelle, celle du Messie attendu.

C’est ce qui explique que la traduction grecque de l’Ancien Testament qu’on nomme la Septante, réalisée pour le livre d’Isaïe au deuxième siècle avant notre ère, emploie ici le mot parthenos, qui signifie « vierge » [18]. Les disciples de Jésus-Christ ont bien sûr compris cette traduction de la LXX comme une préfiguration de la naissance virginale du Christ, et tous les Pères de l’Eglise, latine comme grecque, ont commenté cette traduction, qu’on peut considérer elle-même comme prophétique. Voici pourquoi l’évangéliste Matthieu cite, dans son récit de l’Annonciation, le texte d’Isaïe en suivant la version des LXX : « Tout cela arriva pour que s’accomplît la parole du Seigneur prononcée par le prophète : ‘Voici que la Vierge concevra et elle mettra au monde un fils’... » (Mt 1, 22-23 citant Is 7, 14). Or la liturgie de l’Eglise catholique nous fait entendre ce texte, pour ce qui est des dimanches et fêtes, à l’évangile de trois jours : la veille de Noël (messe anticipée avant la messe de minuit), le 4ème dimanche de l’Avent de l’année A, et pour la fête de saint Joseph, le 19 mars. Parmi ces trois jours, au 4ème dimanche de l’Avent, le choix de la première lecture s’est porté très judicieusement sur le passage du livre d’Isaïe qui contient la prophétie en question (Is 7, 10-16).

Mais comme la traduction liturgique actuellement en vigueur a été effectuée sur le texte hébreu, et suit en cela les traductions couramment en usage [19], nous entendons en première lecture, avant le texte de saint Matthieu que ce verset est censé annoncer, ceci : « Voici que la jeune femme est enceinte, elle enfantera un fils » [20].

Il est certain que le recours à la Néo-Vulgate, qui porte, de façon cohérente pour Is 7, 14 ecce virgo concepit et pour Mt 1, 23 ecce virgo in utero habebit [21], permettrait à la traduction liturgique d’éviter cette incohérence très fâcheuse, qui a pour seul mérite d’obliger le prédicateur à une homélie largement exégétique... Il importe de bien comprendre ici que la traduction actuelle des Bibles citées, parfaitement exacte scientifiquement dans sa dualité entre l’Ancien Testament - pris dans son sens historique premier - et le Nouveau Testament, est tout à fait inadéquate dans la liturgie, qui lit le texte de l’Ancien Testament dans une acception figurée très ancienne de la tradition chrétienne, attestée dès avant la naissance de Jésus-Christ dans le monde juif.

Des normes littéraires et linguistiques pour les nouvelles traductions

Le principe de la Néo-Vulgate comme texte de base étant admis, il reste encore beaucoup à faire pour aboutir à une traduction en langue vernaculaire. Les normes éditées en ce sens par le document romain comportent une tension entre quatre impératifs parfois opposés : la fidélité au texte original de la Néo-Vulgate et à la tradition de l’Eglise latine, le respect des caractéristiques de la langue vernaculaire, la nécessité de se faire comprendre du plus grand nombre et la fabrication de textes empreints de dignité et de beauté. Cette tension est plus d’une fois mise en valeur par le document lui-même :

La traduction des textes de la liturgie romaine n’est pas oeuvre de créativité, mais il s’agit plutôt de rendre de façon fidèle et exacte le texte originel. (LA 21)
Il convient que les traductions soient réalisées à l’aide de mots qui soient facilement compréhensibles, mais qui en même temps respectent la dignité et la beauté, ainsi que le contenu doctrinal des textes. (LA 25)
Même s’il faut éviter d’employer des mots ou des expressions qui, en raison de leur caractère trop inusité ou étrange, empêchent une compréhension facile, tout aussi bien (...) il faut éviter que les termes employés soient libres de toute adhésion trop étroite à des modes d’expression du moment. (LA 27)

Sans prétendre vouloir donner une analyse exhaustive de toutes les normes linguistiques et littéraires, nous en retiendrons deux, qui sont relatives au vocabulaire, et essaierons d’illustrer la première. Il s’agit d’abord d’accepter l’emploi de termes qui peuvent apparaître comme archaïques dans le langage courant, parce qu’ils reflètent une réalité théologique précise. « Ainsi, il peut arriver qu’une certaine manière de s’exprimer qui, dans le langage quotidien est considérée comme un peu obsolète, puisse continuer à être employée dans le contexte liturgique » (LA 27) [22]. Pour compenser l’effet d’étrangeté ou d’archaïsme, ou exploiter au contraire l’effet d’émerveillement et de surprise, un effort de pédagogie sera nécessaire (cf. LA 43 in fine) : la liturgie ne prétend pas se suffire à elle-même.

Deuxième recommandation : « laisser les symboles et les images contenus dans les textes parler d’eux-mêmes, et non chercher à rendre trop explicite ce qui est implicite dans le texte original » (LA 28). Ce qui se traduit par exemple dans le choix d’une traduction précise et sobre pour le nom divin : « De plus, en se conformant à une tradition immémoriale, évidente déjà dans la Septante, le nom de Dieu tout-puissant, exprimé en hébreu par le tétragramme, et traduit en latin par le mot Dominus (‘Seigneur’), doit être rendu dans chaque langue vernaculaire par un mot de la même signification. » (LA 41).

Une illustration de la précédente recommandation pourrait consister à étendre l’usage du mot « miséricorde » dans les traductions. En effet, ce mot est déjà couramment employé dans les traductions liturgiques actuelles : dix emplois dans la messe des dimanches ou des fêtes. Pourtant il est absent de cinq autres passages, dans lesquels se trouve cependant utilisé le même mot latin de la Vulgate (et de la Néo-Vulgate), misericordia, qui y traduit le substantif grec eleos. Et ces cinq passages ne sont pas rares ou banals : deux dans chacun des cantiques des Laudes et Vêpres, récités chaque jour (donc respectivement le cantique de Zacharie et le Magnificat), le dernier dans l’Evangile du Bon Samaritain, proclamé le 15ème dimanche de l’année C. Lisons en effet le texte du Magnificat (extrait du premier chapitre de l’Evangile de Luc), dans la traduction liturgique actuelle, en citant les deux passages où apparaît le grec eleos (et le latin misericordia) : « Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent » (v. 50), « Il relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour » (v. 54).

Pour découvrir ce qui se cache ici derrière la double occurrence du mot « amour », avec la relative banalité qui est la sienne dans le langage courant contemporain, et son immense étendue d’emploi, il suffit de se reporter à l’encyclique que le pape Jean-Paul II a dédiée à la notion de miséricorde divine [23]. Le Saint Père montre clairement que la miséricorde est une forme d’amour bien spécifique, particulièrement significative d’une attitude divine révélée dès la première Alliance : « Dans la prédication des prophètes, la miséricorde signifie une puissance particulière de l’amour, qui est plus fort que le péché et l’infidélité du peuple élu » (DIV 2). C’est en un mot, l’amour qui ne se laisse pas rebuter par le refus de l’homme d’assumer sa fidélité, et qui crée, par sa constance propre et le pardon qu’il donne, les conditions de la conversion de l’homme et de son retour de fidélité. De cette attitude divine, qui baigne des pans entiers de la première Alliance de sa lumière apaisante et vivifiante, Jésus se montre par ses actes et ses paroles le témoin véritable, et la miséricorde imprime déjà son caractère à l’évangile de sa naissance : « Dès le seuil du Nouveau Testament, l’Evangile de saint Luc met en relief une correspondance frappante entre deux paroles sur la miséricorde divine, dans lesquelles résonne intensément toute la tradition vétérotestamentaire. » (DIV 5). Suit l’évocation des deux occurrences de la notion que nous avons relevées dans le Magnificat, puis celle des deux emplois parallèles dans le Benedictus.

De la sorte, il y a bien intérêt à employer en français le même mot « miséricorde » dans les Cantiques de Marie et de Zacharie, pour qualifier la même notion et traduire le même mot latin misericordia, lui-même issu du grec eleos.

Si nous pouvons sembler perdre de la richesse sémantique de l’hébreu originel [24], cette perte est nettement moins grave que celle que fait courir l’emploi du mot « amour », et elle est par ailleurs assumée par des siècles de tradition ecclésiale. Et si le mot français semble aujourd’hui un peu désuet, comme le montre le qualificatif Vieilli inscrit dans le dictionnaire avant son premier sens [25], n’est-ce pas avant tout parce que la richesse sémantique de « miséricorde » est à redécouvrir ? Un nouvel usage liturgique peut aider à cette redécouverte, appuyé par un effort catéchétique qui montrera la profonde cohérence du message biblique depuis la première révélation du Dieu unique à Moïse jusqu’à l’attitude même du Christ, seul vrai bon Samaritain, en passant par l’action de grâce de Marie, et celle du père de Jean-Baptiste, Zacharie. Enfin, la liturgie des offices de Laudes et de Vêpres y gagnera en beauté et en mystère.

La création de nouvelles langues sacrées

Concluons en dégageant la ligne de conduite générale qui résume les recommandations du document, et se trouve énoncée à l’intérieur même d’un paragraphe : « Bien plus, il semble que l’observance des principes contenus dans cette instruction pourra servir afin que, progressivement, dans chaque langue vernaculaire, un style sacré soit élaboré, et reconnaissable comme un langage proprement liturgique » (LA 27). C’est là, nous semble-t-il, une ambition qui offre à l’entreprise de rénovation liturgique souhaitée par ce document romain une finalité noble et élevée, et qui réconcilie les nécessités de fidélité obéissante à la tradition avec la légitime part de liberté à laisser aux traducteurs.

Nous proposerons deux remarques sur ce point, l’une linguistique, l’autre historique. Sur le plan linguistique, il ne s’agit là que de revendiquer, à l’intérieur de chaque langue vernaculaire (le français, l’allemand, l’italien, l’anglais,...), la place pour un langage spécifique, celui d’un « style sacré » pour la liturgie romaine. C’est là une revendication toute simple, bien compréhensible (qui fera grief à un commerçant d’employer des mots différents pour les différentes marchandises qu’il propose, ou à un professeur de mathématiques de donner un nom à ses théorèmes ?), et pourtant bien difficile à mettre en oeuvre, car elle se heurte à un double obstacle : se faire comprendre de tous rapidement et préserver le mystère de Dieu. D’où la tentation, contre laquelle réagit l’Instruction romaine, de baisser les bras et de niveler l’expression de la foi sur la pauvreté du langage commun de base.

Au contraire, comme a essayé de le montrer l’exemple de la notion de « miséricorde » développé ci-dessus, le traducteur doit avoir l’ambition de modeler, de christianiser la culture qui lui fournit son matériau, le langage :

Il faut être persuadé que la vraie prière liturgique n’est pas constituée seulement par le caractère propre de cette culture, mais que c’est elle-même qui vise à forger cette culture (...). Une traduction liturgique qui transmet l’autorité et l’intégralité du sens des textes originaux sert à former une langue sacrée vernaculaire, dont le vocabulaire, la syntaxe et la grammaire sont appropriés au culte divin, sans pour autant perdre la force et l’autorité qu’ont ces éléments dans le langage quotidien, comme ce fut le cas dans les peuples d’antique évangélisation. (LA 47)

Illustrons ce propos par un exemple tiré de l’histoire du christianisme arménien [26]. En effet, l’Arménie, chrétienne dès la fin du IIIème siècle, connut entre 400 et 435 deux versions officielles successives de la Bible, liée chacune à un contexte exégétique propre.

La première, à laquelle est attaché le nom de l’inventeur de l’alphabet arménien, Mastoc [27], et dont la parution est célébrée chaque année, aujourd’hui encore, dans l’Eglise arménienne, semble surtout la mise par écrit de traductions orales préexistantes. C’est une traduction faite selon le sens, donc avec une certaine liberté par rapport aux originaux grecs et syriaques. La seconde, réalisée vers 435 par deux disciples de Mastoc (Koriwn et le catholicos Sahak), est établie d’après un original grec conservé à Constantinople, collationné avec soin, et elle tient compte aussi de textes patristiques et magistériels (canons des conciles de Nicée et d’Ephèse). Elle est beaucoup plus proche de son original, reprenant souvent le mot à mot de la langue grecque, et elle a été réalisée pour améliorer la première.

Ce fait historique montre un précédent dans la démarche de révision d’une première traduction biblique en une langue déterminée. Certes, l’analogie n’est que partielle, car il ne s’agit dans le cas de notre Instruction que d’une traduction liturgique, et c’est à la Renaissance que le problème de la traduction en français de l’ensemble de la Bible s’est posé [28], mais la déchristianisation actuelle de notre pays, comme de la plupart de ceux de l’Europe, rend tout à fait instructif l’exemple arménien : il y a un terrain culturel à (re)conquérir dans l’usage des langues vernaculaires, par l’élaboration d’un langage sacré, qui pourra permettre à terme à nos langues contemporaines de rivaliser avec la précision et la densité théologiques et spirituelles de la version latine de la Bible, acquises par un maniement pluriséculaire.

De la sorte, le peuple chrétien tout entier et tous les hommes de bonne volonté pourront répondre avec joie à l’appel que le Seigneur nous adresse dans la liturgie, anticipation du banquet céleste : « Quoi de plus doux, frères bien-aimés, que cette voix du Seigneur qui nous invite ?

Voyez comme le Seigneur lui-même, dans sa bonté, nous indique le chemin de la vie » [29].

Jacques-Hubert Sautel, Né en 1954, oblat séculier de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes. Travaille au CNRS sur les manuscrits grecs (Institut de Recherche et d’Histoire des Textes).

[1] Constitution promulguée par Paul VI le 4 déc. 1963 (Sacrosanctum concilium, désormais citée SC), § 24. Nous utilisons, pour chacun des textes conciliaires, la traduction intégrale des éditions du Centurion (Paris, 1967).

[2] On consultera, pour une vue d’ensemble de la liturgie aujourd’hui, et notamment les liturgies quotidiennes de la Messe et des Heures, le manuel du P. Michel Gitton, Initiation à la liturgie romaine restaurée à la suite du Concile Vatican II, éd. Ad Solem, Paris, 2003.

[3] Cf. M. Gitton, op.cit, p.90.

[4] Publié le 15 avril 1993 (cité IB), et précédé dans l’édition Téqui, que nous utilisons, par le texte de l’allocution prononcée à son sujet par Jean-Paul II le 23 avril 2003.

[5] Publié le 28 mars 2001 (cité LA : Liturgicam authenticam), éd. Téqui.

[6] Le terme « vernaculaire » vient de l’adjectif latin vernaculus, « indigène, national » (le mot souche, verna, « esclave né dans la maison du maître », est d’ailleurs emprunté à l’étrusque).

[7] Publiée le 4 décembre 1988 (citée VQA : Vicesimus Quintus Annus).

[8] Publiée le 25 janvier 1994 par la Congrégation pour le Culte (citée VL : Varietates legitimae).

[9] Missale romanum, editio tertia typica : Institutio generalis, Rome, 2000 (cité MR, dans la Traduction provisoire de l’AELF (20/04/00). Voir notamment la phrase du Préambule (§6) citée par Mgr. Robert Le Gall dans sa préface à l’ouvrage de G. Esquier, La liturgie selon Vatican II, Paris, 2003, p. 15 : « Par cette reprise des mêmes mots [selon l’ancienne norme des saints Pères], on peut constater comment les deux Missels romains, bien que séparés de quatre siècles, embrassent une même et semblable tradition ».

[10] Voir le livre du Cardinal Ratzinger, L’Esprit de la liturgie (éd. Ad solem, 2001). On lira une analyse éclairante de la situation actuelle dans le livre de G. Esquier cité à la note précédente ; pour le point de vue traditionaliste, voir dans Una Voce, 222, 2002, p. 12-13, le compte rendu d’un colloque tenu à l’abbaye bénédictine de Fontgombault en juillet 2001 : Y. Gire, Les journées liturgiques de Fontgombault. la coexistence des rits : le problème enfin posé. Signalons que l’orthographe du mot « rit » pour « rite », aujourd’hui peu usuelle, est ancienne (cf. Dictionnaire de l’Académie, 1694).

[11] A cet égard, peut-être convient-il de jeter un regard en arrière, en nous détachant du contexte trop immédiat de l’actualité liturgique : nous pouvons nous rappeler par exemple que le Catéchisme du Concile de Trente fut publié près de cent ans après la fin dudit concile, ce qui invite évidemment à la patience, dans les souffrances et les urgences pastorales que nous pouvons ressentir.

[12] Encyclique promulguée par Jean-Paul II le 7 décembre 1990, ici au § 52.

[13] L’usage de la langue latine n’est pas pour autant banni de la liturgie romaine (cf. SC 36 in initio), mais il est probable que sa redécouverte sera intimement liée à celle du chant grégorien : « Le chant grégorien, que l’Eglise reconnaît comme le ‘chant propre de la liturgie romaine’ (cf. SC 116) constitue un patrimoine spirituel et culturel unique et universel (...) au service de la Parole de Dieu » (Jean-Paul II, Audience du 27/1/2001 accordée au Congrès international de musique sacrée, in Bulletin des Amis de Solesmes, 2001-1, p. 21).

[14] Encyclique promulguée par Pie XII le 30 septembre 1943 (cf. IB, éd. Téqui, p. 8). Le texte de la Commission manifeste le même souci de tenir la continuité de l’interprétation de la Bible par le magistère romain au fil des siècles, depuis l’encyclique Providentissimus Deus promulguée par Léon XIII en 1893. Pour le développement du thème de la perfection de l’Ecriture, voir supra l’article de P. Bernon « Le corps des Ecritures ».

[15] Cf. Biblia sacra iuxta Vulgatam versionem, recensuit R. Weber (1ère éd. 1969), ed. quartam praeparavit R. Gryson, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1994. Il est intéressant de noter que cette version se présente simplement comme une editio vulgata, dans la continuité des traductions de la Bible qui ont porté ce nom, parce qu’elles étaient « communément en usage dans l’Eglise latine » (p. XXI, Intr. à la première édition). Sur les différentes traductions latines, et notamment la Vulgate de saint Jérôme, voir supra l’article de P. Gandil.

[16] Cf. Traduction oecuménique de la Bible (éd. intégrale), 1994, p. 8-9 ; Bible de Jérusalem (éd. grand format),1998, p. 13. Voir à ce sujet supra, l’article de M. Cassin, « Quelques réflexions... ».

[17] Cf. TOB, ed. cit., p. 779, note o). Pour le texte de saint Matthieu, voir p. 2306.

[18] Cf. supra, l’article de G. Bady, qui explique le choix de la LXX, et acontrario celui de la version de Théodotion, en milieu anti-chrétien, laquelle a traduit par néanis (jeune femme).

[19] Cf. TOB (ed. cit.) et BJ (idem).

[20] Pour la traduction liturgique, voir le Missel dominical de l’Assemblée (éd. Brepols, 1981, p. 24-27).

[21] La différence de l’expression verbale latine vient d’une variante entre deux formulations synonymes des textes grecs : le verbe lêmpsetai au lieu de l’expression en gastri exei.

[22] Une série d’exemples est donnée au § 43, concernant des manifestations divines : « marcher, bras, doigt, main, visage,... » ou des divisions de l’être humain : âme (anima), esprit (spiritus).

[23] Dives in misericordia (DIV), promulguée le 30 novembre 1980.

[24] Il y en effet au moins deux termes dans l’hébreu biblique (hesed, avec une connotation de fidélité masculine et paternelle, rahamim, avec une connotation forte de tendresse, puisque sa racine désigne le sein maternel) qui sont sous-jacents aux différentes occurrences d’eleos : ici, c’est hesed qui est à l’arrière-plan des trois premières occurrences des Cantiques, et rahamim derrière Lc 1, 78 (cf. DIV, note 52 : éd. Téqui, p. 113-117).

[25] Cf. Le nouveau petit Robert, Paris, 2003, s. v. miséricorde : 1 Vieilli. Sensibilité à la misère, au malheur d’autrui.

[26] Nous sommes ici entièrement redevable à l’article de J.-P. Mahé, « Traduction et exégèse. Réflexions sur l’exemple arménien. », in Mélanges Antoine Guillaumont, Genève, 1988, p. 243-253.

[27] Ce pionnier d’évangélisation par la culture est plus connu sous le nom de saint Mesrob.

[28] Voir supra l’article de Christophe Bourgeois, La Bible au pays de Ronsard.

[29] Cf. Règle de saint Benoît, Prologue, 19-20, dans la traduction de l’office de saint Benoît de la Liturgie des Heures (P. Schimtz, abbaye de Maredsous, 1962) ; voir l’éd. de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1983, pour le repérage des versets.

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