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Pascal : de l’Apologie à la Contemplation

Sophie Bertrand

En écrivant les Pensées, Pascal, qui se proposait de faire l’apologie de la religion chrétienne, affrontait une question redoutable : comment parler de Dieu en langage humain ? Sa réponse est célèbre :

Le riche parle bien des richesses, le roi parle froidement d’un grand don qu’il vient de faire, et Dieu parle bien de Dieu. [1]

Pour trouver un langage adapté à la grandeur de son sujet, Pascal fait de la Bible le modèle par excellence. Il voyait en effet l’Écriture non pas comme un assemblage d’écrits émanant d’auteurs différents, mais comme une œuvre entièrement inspirée du Saint-Esprit. Scruter comment Dieu lui-même a choisi de parler à l’humanité et imiter ce langage divin, telle est la tâche de l’écrivain qui met sa plume au service de la parole de Dieu. Bien plus, l’imitation des écrivains sacrés n’est-elle pas pour l’apologiste une façon de se laisser traverser par le même souffle et de devenir à son tour l’inspiré du Verbe divin ? On assiste alors à une véritable conversion du langage, qui, de discours apologétique, s’achève en discours contemplatif.

"Je te suis présent par ma parole dans l’Écriture" [2]

Pascal, qui perçoit dans l’Écriture la trace d’un langage divin, se met donc à l’école des écrivains sacrés et affiche ses modèles : Salomon, Job, Jésus-Christ, saint Paul.

On retrouve dans l’organisation générale de son apologie l’ordre par dialogues du Livre de Job. De même que Dieu fait errer Job pendant trente chapitres avant de se manifester à lui dans la toute-puissance de sa transcendance, de même Pascal affirme qu’« il est bon d’être lassé et fatigué par l’inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur ». Toute une partie des Pensées constitue un assemblage apparemment disparate de fragments, où Pascal fait tour à tour parler le libertin, l’athée, le croyant négligent, le stoïcien, l’épicurien, le sceptique, et laisse le lecteur se perdre au milieu des discours de ces différents personnages, avant de laisser s’exprimer la Sagesse divine dans une magnifique prosopopée :

Quelle religion nous enseignera à guérir l’orgueil et la concupiscence ? Toutes les autres religions ne l’ont pu. Voyons ce que fera la Sagesse de Dieu.
N’attendez point, dit-elle, ô hommes ni vérité ni consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai formés et qui peux seule vous apprendre qui vous êtes. [3]

Mais plus qu’une architecture d’ensemble, c’est toute une rhétorique que Pascal emprunte aux écrivains sacrés : proverbes, maximes, métaphores, formes brèves, discours sapientiaux, versets où alternent prose et poésie. La trace la plus frappante de cette rhétorique biblique est le recours permanent dans les Pensées à un procédé que les exégètes de la Bible appellent le parallélisme hébraïque. Ce procédé consiste à formuler plusieurs fois une même idée sous différentes formes. En voici un exemple :

Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ nous ne savons ce que c’est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. [4]

"Jésus-Christ, saint Paul voulaient échauffer, non instruire" [5]

Échauffer, non instruire  : tel est le but avoué de Pascal qui, à l’imitation de ses divins modèles et à la différence des apologistes traditionnels, n’envisage pas de rédiger une démonstration froide avec enchaînement logique des preuves, mais de secouer, toucher, frapper son lecteur par une rhétorique aussi effrayante qu’efficace. Pascal trouve dans les Épîtres de saint Paul la force et la véhémence qui conviennent à son génie : apostrophes, questions, impératifs, secousses, invectives, parfois même menaces, fouettent le lecteur et le laissent vaincu, muet, soumis à la parole divine :

Connaissez-vous donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même ! Humiliez-vous, raison impuissante ! Taisez-vous, nature imbécile ! Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre maître quelle est votre condition véritable que vous ignorez.
Écoutez Dieu. [6]

"Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement..."

Mais, outre la force, c’est la simplicité et la modestie des discours évangéliques qui frappent Pascal :

Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu’il semble qu’il ne les a pas pensées, et si nettement néanmoins qu’on voit bien ce qu’il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable. [7]

Ce précepte se traduit chez Pascal par la clarté de la syntaxe, la brièveté des formes, la transparence des mots. On aboutit à une sorte d’épuration du langage, vidé de toute emphase oratoire, où la force du ton se marie avec l’extrême limpidité formelle :

Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. Sans ce médiateur est ôtée toute communication avec Dieu, par Jésus-Christ nous connaissons Dieu. [8]

Pascal voit dans l’humilité de Jésus-Christ le véritable sens de la grandeur divine :

Il eût été inutile à Notre Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi. Mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre.

Pour parler de son Dieu, Pascal retrouve la simplicité élogieuse du verset biblique :

O qu’il est venu en grande pompe et dans une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur qui voient la sagesse ! [9]

"Certains sont touchés au seul nom de Dieu"

Le langage s’oriente alors de plus en plus vers le chant, le symbolisme, l’action de grâce et la prière. De nombreux passages sont de véritables chants d’enthousiasme où l’apologiste répète avec jubilation le nom de Jésus, sur le rythme de la litanie, comme si la simple invocation du Nom relançait indéfiniment la méditation :

Jésus dans sa passion...
Jésus est seul dans la terre...
Jésus sera en agonie...
Jésus au milieu de ce délaissement...
Jésus prie dans l’incertitude... [10]

Pour le chrétien, parler de Dieu devient un moyen liturgique pour se rapprocher de Dieu :

Mais le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens est un Dieu d’amour et de consolation ; c’est un Dieu qui remplit l’âme et le cœur de ceux qu’il possède ; c’est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et sa miséricorde infinie, qui s’unit au fond de leur âme, qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour ; qui les rend incapables d’autre fin que lui-même. [11]

"Laisse-toi conduire à mes règles" [12]

Quand la présence de Dieu se fait plus intense, le soliloque de l’âme en prière s’achève en colloque mystique, où Pascal écoute et répète les suggestions de Dieu au fond de lui-même, dans une sorte de communion intime. La tentative pour parler de Dieu en langage humain n’est plus qu’abandon aux effusions de la grâce divine : "Laisse-toi conduire à mes règles". Dans la discrétion et l’intimité de la confidence du Mystère de Jésus, Pascal perçoit les paroles ineffables du Christ, qui répandent la consolation et le réconfort dans son âme :

-Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. J’ai pensé à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi [...] Je te suis présent par ma parole dans l’Écriture, par mon esprit dans l’Église et par les inspirations, par ma puissance dans les prêtres, par ma prière dans les fidèles.
-Seigneur, je vous donne tout.
-Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures. [13]

Les mots se font rares, la parole se rétracte et l’âme comblée se retire dans cette jubilatio sine verbis dont parle saint Augustin. Il n’est pas étonnant que le langage se transforme dans le Mémorial en jets de lumière fulgurants :

Feu.
Joie, joie, joie, pleurs de joie.

Le destin de la parole humaine semble être de disparaître devant le surgissement d’une révélation qui vient d’ailleurs.

Bibliographie :

Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin (1970], Paris, Albin Michel, 1995.

"Rhétorique et apologie : Dieu parle bien de Dieu", in Méthodes chez Pascal, Paris, PUF, 1979, p.373-381.

Jean Lhermet, Pascal et la Bible, Paris, J. Vrin, 1931.

Sophie Bertrand, née en 1975. DEA de Lettres sur Pascal. Prépare l’Agrégation de Lettres Modernes.

[1] Pensées, 234-303-799. Pour les citations des Pensées, 3 numéros sont donnés : le premier renvoie à l’édition de Philippe Sellier, le second à l’édition Lafuma, le troisième à l’édition Brunschwig.

[2] 751-919-553.

[3] 182-149-430.

[4] 36-417-548.

[5] 329-298-283.

[6] 164-131-434.

[7] 340-309-797.

[8] 221-189-547.

[9] 339-308-793.

[10] 749-919-553.

[11] 690-449-556.

[12] (751) - 919-553.

[13] 751-919-553.

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