Pascal : de l’Apologie à la Contemplation
En écrivant les Pensées, Pascal, qui se proposait de faire l’apologie de la religion chrétienne, affrontait une question redoutable : comment parler de Dieu en langage humain ? Sa réponse est célèbre :
Pour trouver un langage adapté à la grandeur de son sujet, Pascal fait de la Bible le modèle par excellence. Il voyait en effet l’Écriture non pas comme un assemblage d’écrits émanant d’auteurs différents, mais comme une œuvre entièrement inspirée du Saint-Esprit. Scruter comment Dieu lui-même a choisi de parler à l’humanité et imiter ce langage divin, telle est la tâche de l’écrivain qui met sa plume au service de la parole de Dieu. Bien plus, l’imitation des écrivains sacrés n’est-elle pas pour l’apologiste une façon de se laisser traverser par le même souffle et de devenir à son tour l’inspiré du Verbe divin ? On assiste alors à une véritable conversion du langage, qui, de discours apologétique, s’achève en discours contemplatif.
"Je te suis présent par ma parole dans l’Écriture" [2]
Pascal, qui perçoit dans l’Écriture la trace d’un langage divin, se met donc à l’école des écrivains sacrés et affiche ses modèles : Salomon, Job, Jésus-Christ, saint Paul.
On retrouve dans l’organisation générale de son apologie l’ordre par dialogues du Livre de Job. De même que Dieu fait errer Job pendant trente chapitres avant de se manifester à lui dans la toute-puissance de sa transcendance, de même Pascal affirme qu’« il est bon d’être lassé et fatigué par l’inutile recherche du vrai bien, afin de tendre les bras au Libérateur ». Toute une partie des Pensées constitue un assemblage apparemment disparate de fragments, où Pascal fait tour à tour parler le libertin, l’athée, le croyant négligent, le stoïcien, l’épicurien, le sceptique, et laisse le lecteur se perdre au milieu des discours de ces différents personnages, avant de laisser s’exprimer la Sagesse divine dans une magnifique prosopopée :
Mais plus qu’une architecture d’ensemble, c’est toute une rhétorique que Pascal emprunte aux écrivains sacrés : proverbes, maximes, métaphores, formes brèves, discours sapientiaux, versets où alternent prose et poésie. La trace la plus frappante de cette rhétorique biblique est le recours permanent dans les Pensées à un procédé que les exégètes de la Bible appellent le parallélisme hébraïque. Ce procédé consiste à formuler plusieurs fois une même idée sous différentes formes. En voici un exemple :
"Jésus-Christ, saint Paul voulaient échauffer, non instruire" [5]
Échauffer, non instruire : tel est le but avoué de Pascal qui, à l’imitation de ses divins modèles et à la différence des apologistes traditionnels, n’envisage pas de rédiger une démonstration froide avec enchaînement logique des preuves, mais de secouer, toucher, frapper son lecteur par une rhétorique aussi effrayante qu’efficace. Pascal trouve dans les Épîtres de saint Paul la force et la véhémence qui conviennent à son génie : apostrophes, questions, impératifs, secousses, invectives, parfois même menaces, fouettent le lecteur et le laissent vaincu, muet, soumis à la parole divine :
"Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement..."
Mais, outre la force, c’est la simplicité et la modestie des discours évangéliques qui frappent Pascal :
Ce précepte se traduit chez Pascal par la clarté de la syntaxe, la brièveté des formes, la transparence des mots. On aboutit à une sorte d’épuration du langage, vidé de toute emphase oratoire, où la force du ton se marie avec l’extrême limpidité formelle :
Pascal voit dans l’humilité de Jésus-Christ le véritable sens de la grandeur divine :
Pour parler de son Dieu, Pascal retrouve la simplicité élogieuse du verset biblique :
"Certains sont touchés au seul nom de Dieu"
Le langage s’oriente alors de plus en plus vers le chant, le symbolisme, l’action de grâce et la prière. De nombreux passages sont de véritables chants d’enthousiasme où l’apologiste répète avec jubilation le nom de Jésus, sur le rythme de la litanie, comme si la simple invocation du Nom relançait indéfiniment la méditation :
Pour le chrétien, parler de Dieu devient un moyen liturgique pour se rapprocher de Dieu :
"Laisse-toi conduire à mes règles" [12]
Quand la présence de Dieu se fait plus intense, le soliloque de l’âme en prière s’achève en colloque mystique, où Pascal écoute et répète les suggestions de Dieu au fond de lui-même, dans une sorte de communion intime. La tentative pour parler de Dieu en langage humain n’est plus qu’abandon aux effusions de la grâce divine : "Laisse-toi conduire à mes règles". Dans la discrétion et l’intimité de la confidence du Mystère de Jésus, Pascal perçoit les paroles ineffables du Christ, qui répandent la consolation et le réconfort dans son âme :
Les mots se font rares, la parole se rétracte et l’âme comblée se retire dans cette jubilatio sine verbis dont parle saint Augustin. Il n’est pas étonnant que le langage se transforme dans le Mémorial en jets de lumière fulgurants :
Le destin de la parole humaine semble être de disparaître devant le surgissement d’une révélation qui vient d’ailleurs.
Philippe Sellier, Pascal et saint Augustin (1970], Paris, Albin Michel, 1995.
"Rhétorique et apologie : Dieu parle bien de Dieu", in Méthodes chez Pascal, Paris, PUF, 1979, p.373-381.
Jean Lhermet, Pascal et la Bible, Paris, J. Vrin, 1931.
Sophie Bertrand, née en 1975. DEA de Lettres sur Pascal. Prépare l’Agrégation de Lettres Modernes.
[1] Pensées, 234-303-799. Pour les citations des Pensées, 3 numéros sont donnés : le premier renvoie à l’édition de Philippe Sellier, le second à l’édition Lafuma, le troisième à l’édition Brunschwig.
[2] 751-919-553.
[3] 182-149-430.
[4] 36-417-548.
[5] 329-298-283.
[6] 164-131-434.
[7] 340-309-797.
[8] 221-189-547.
[9] 339-308-793.
[10] 749-919-553.
[11] 690-449-556.
[12] (751) - 919-553.
[13] 751-919-553.