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Pie XII le Révélateur : réflexions autour d’une controverse

Paul Airiau
On propose ici des extraits d’un article publié en 2002 sur Religioscope [1]. Cet article était consacré à l’analyse de la polémique sur l’attitude de Pie XII face au génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, relancée par le film Amen de Costa-Gavras.

I. Prophètes et prophétismes

Le prophète

La mise en cause de Pie XII peut être résumée simplement : alors qu’il savait que les nazis exterminaient les Juifs, il n’a pas publiquement protesté pour empêcher ce génocide ; il a donc failli à son rôle de pape.

Au-delà de la question proprement historique, la notion de prophétisme organise l’accusation. Précisons. Le pape n’a pas eu une attitude prophétique, c’est-à-dire qu’il n’a pas joué son rôle de conscience de l’humanité, de dénonciateurs des maux les plus profonds, d’instance de critique décisive. Il n’a pas été un attestateur fidèle du sacré, du fondamental, alors que, par sa relation privilégiée au divin, par sa fonction, il doit juger en son nom les réalités présentes, en dévoiler les dynamiques spirituelles, spécialement celles qui conduisent à la mort, à la souffrance et au mal. [...]

Le « prophète » de la polémique n’est cependant pas le « prophète » du judaïsme pré-christique, qui a modelé le prophétisme tel qu’il s’est développé dans l’Occident chrétien. Rappelons l’essentiel. Le prophète adhère profondément au rôle qu’il assume : son rôle est une vocation qui lui donne une mission. Ce rôle peut être reconnu par la société qui l’institutionnalise. Le prophète a alors essentiellement une fonction de prédiction, appuyée sur le culte, et liée au pouvoir : légitimer et orienter l’action. Mais le prophète peut aussi ne pas être institutionnalisé par une relation au culte et au politique. Alors en partie marginal, il suscite une adhésion et une communauté par son simple charisme. Annonçant des malheurs, il n’est pas cru, bien qu’il s’appuie sur un enseignement divin explicite, garantissant la réitération du passé : l’infidélité à l’engagement pris par la communauté avec le divin conduit au malheur. Ce qui s’est passé autrefois va se reproduire. Le prophète, compris par ceux auxquels il s’adresse, puisqu’il s’appuie sur leur passé, les conteste radicalement en se fondant sur l’eschatologie : l’intervention divine imminente confirmera ses propos.

On voit donc la différence entre le contenu de l’ « attitude prophétique » et le prophète. Le prophète relève de la marge, sa parole est comprise, mais n’a pas d’effets. Un paradoxe se dessine donc : pourquoi demander à Pie XII d’être prophète, alors que le propre du prophète est l’échec ? L’important ne serait donc pas de réussir, mais de clamer, de crier, de témoigner à la face du monde ? D’échouer, mais de parler ? [...]

Il faut en effet comprendre pourquoi a pu s’imposer socialement cette idée que l’important est la parole publique, sans que compte son efficacité. Ou plus précisément, pourquoi se maintient donc l’idée d’une parole performatrice (qui réalise ce qu’elle dit), ou au moins potentiellement agissante, alors que toute l’expérience contemporaine témoigne d’une inefficacité radicale de la parole éthique dans le domaine politique ?

Les prophètes catholiques

L’analyse peut être poursuivie en essayant de comprendre l’apparition d’une telle conception du prophétisme. Partons d’abord du catholicisme.

Dans l’histoire du catholicisme contemporain, Jean XXIII est présenté comme le pape de la rupture, avec la conception d’une Église radicalement hostile aux impératifs de la conscience moderne. Si ce jugement peut ne pas rendre compte de la réalité, il rend au moins compte d’une perception collective, et c’est elle qui nous intéresse ici. Elle pointe en effet sur un élément important. Avec Jean XXIII, l’image du pape a changé, et avec elle la compréhension que l’on a de sa fonction prophétique.

Schématisons rapidement, afin de bien saisir les lignes de force. La centralisation romaine développée à partir des années 1840, et l’affirmation théorique du pouvoir universel et immédiat du pape sur l’Église, ont donné au pape une importance inégalée auparavant dans le catholicisme. Ce phénomène est la réponse à la mise en cause théorique et pratique du catholicisme par le libéralisme, spécialement après 1789. En effet, celui-ci, dans ses différentes déclinaisons, entend rejeter l’influence du catholicisme dans la vie sociale. Le libéralisme philosophique affirme la primauté et l’autonomie de l’individu et du sujet, l’usage de la raison, le refus de l’autorité et de la tradition, l’impossibilité de parvenir à un accord sur la vérité et sur les questions métaphysiques ; il rejette l’argument d’autorité. Le libéralisme religieux défend pour l’homme la possibilité de choisir sa religion et les contraintes religieuses qui pèsent sur lui. Le libéralisme politique pose l’origine du pouvoir dans la nation, et non en Dieu, et gère le temporel sans faire appel à la métaphysique. Le libéralisme économique défend le primat de l’activité économique permettant la réalisation du sujet et la domination du monde, la liberté d’entreprendre et la maximisation du profit, en dehors de critères moraux, si ce n’est celui de la satisfaction individuelle.

La perte du pouvoir temporel papal en 1870 (prise de Rome par l’État italien libéral) a marqué une inflexion : de manière compensatrice, la dimension symbolique du pouvoir pape a été renforcée par le biais du prophétisme. Ce prophétisme est apocalyptique. Il peut être rapproché du prophétisme analysé par la sociologie. La mission du pape, donnée par Dieu, institutionnalisée dans l’Église, lui confère un charisme. Le pape-prophète dénonce les maux présents et ceux à venir : la société moderne est infidèle à ce qu’elle peut connaître par le travail de la raison, la loi divine et la loi naturelle. L’argumentaire se fonde ainsi sur la raison pour se faire comprendre, mais exploite aussi les thèmes apocalyptiques du donné révélé et patristique (l’arrivée du fils de la perdition, qui renvoie à saint Paul (2 Th 2, 3) chez Pie X dans son encyclique E supremi apostolatus en 1903, l’opposition de la Cité de Dieu et de la Cité du Mal, reprise de saint Augustin chez Léon XIII dans l’encyclique Humanum genus en 1884). En même temps, il s’attache à jouer un rôle concret, notamment de médiation entre les États en conflit, afin de montrer la pertinence de son positionnement. Bref, le pape dénonce les maux spirituels et des insuffisances de la modernité, appelle à revenir aux solutions catholiques, en montre la fécondité. L’apocalyptique n’est donc pas absolue, mais est la tendance de fond, y compris dans les interventions de Benoît XV pendant la guerre (par exemple l’encyclique Ad beatissimi apostolorum de 1914).

Jean XXIII et Vatican II réalisent une vraie rupture. Certes, le prophétisme demeure apocalyptique, les maux passés, présents et à venir sont toujours dénoncés. Mais le positionnement change. Ce n’est plus au nom de Dieu et de ses droits, mais au nom de l’homme et de sa dignité que le pape s’engage. Il faut défendre l’homme et tout l’homme, spécialement les pauvres et les petits, dénoncer les injustices, les atteintes à la dignité humaine. Alors qu’auparavant la dignité était intrinsèquement liée à la conformation du comportement humain à la vérité (chuter dans l’erreur et y demeurer entraînait la perte de la dignité, comme le dit Léon XIII dans son encyclique Immortale Dei en 1885), elle est désormais inaliénable car fondée sur la création et le rachat par Dieu (déclaration Dignitatis humanæ du concile Vatican II, sur la liberté religieuse). Le prophétisme devient ainsi philanthropique. Précisons bien : fondée sur Dieu (c’est Dieu qui aime l’homme et lui confère sa dignité), cette philanthropie maintient l’existence d’une vérité transcendante valable universellement. L’intransigeance face au libéralisme demeure donc.

Il n’en reste pas moins qu’on passe d’une intransigeance à une néo-intransigeance, du prophétisme apocalyptique au prophétisme philanthropique, à l’image de Paul VI, dans sa dernière adresse à Vatican II. Il interpellait alors le 7 décembre 1965 les « humanistes modernes » et leur demandait de reconnaître le « nouvel humanisme » du catholicisme, car les catholiques « plus que quiconque [ont] le culte de l’homme ». Jacques Maritain, l’un des principaux philosophes catholiques du XXème siècle, commentait en jugeant que « ce ne sont plus les choses humaines qui prennent en charge de défendre les choses divines, mais les choses divines qui s’offrent à défendre les choses humaines (si celles-ci ne refusent pas l’aide offerte). » (Le paysan de la Garonne. Un vieux laïc s’interroge à propos du temps présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, pp. 13-14).

Ainsi, très vite, le nouveau prophétisme remplace l’ancien. Jean XXIII démonétise radicalement Pie XII. L’opposition de leurs attitudes, le hiérarque aristocrate face au bon paysan, prêche en faveur du nouveau pape. Les encycliques, en particulier Pacem in terris (1963), tranchent en partie par leur ton avec les encycliques antérieures. Le lancement de Vatican II, qui voit l’Église catholique réaliser une rupture profonde, au moins psychologique, avec son passé anti-protestant et anti-moderne, accentue la dévalorisation. [...]

Prophétisme catholique et prophétisme moderne

Cette mutation de la perception du prophétisme papal s’est aussi produite à l’extérieur du catholicisme. Elle ne fut pas évidente. Rappelons simplement que Benoît XV, qui dénonçait la Première Guerre mondiale et ses causes (refus de la reconnaissance sociale de Dieu) et se voulait impartial, fut accusé de prendre parti par l’Entente et par les Empires Centraux. Les années 1930 voient un premier changement se produire. La crise économique et la remise en cause des démocraties par les totalitarismes permettent au pape d’être davantage entendu. Certes, l’encyclique Quadragesimo anno (1931) sur la question sociale n’a pas une réelle audience. Mais il n’en va pas de même en 1937 avec Divini Redemptoris, qui condamne le communisme, suivi une semaine plus tard de Mit brennender Sorge, qui dénonce le nazisme. Pie XI commence alors à être perçu comme un prophète philanthropique, ce que son engagement en faveur de la paix accentuera. Sa mort suscite des louanges presque unanimes.

Comment comprendre qu’un pape-prophète puisse être apprécié par un système qui, par sa nature, s’oppose à ce qu’est un pape et à ce qu’est un prophète ? Avançons une hypothèse. En 1898, Émile Zola lance son « J’accuse ! », pour demander la révision du procès du capitaine Alfred Dreyfus, injustement condamné pour espionnage. Le « Manifeste des intellectuels » le relaie. L’intellectuel naît alors, c’est-à-dire le savant ou le sage qui, au nom de ses compétences universitaires ou artistiques, intervient dans le débat politique, pour défendre la cause du droit, de la justice, et la vérité. Le prophétisme, comme témoignage attestateur, protestation éthique publique, se rapproche de ce que l’on comprend en parlant d’« intellectuel ». En dénonçant les maux contemporains, Pie XI se rapprochait de l’intellectuel, quoi qu’il se positionnât comme prophète. La publication successive de Divini Redemptoris et de Mit brennender Sorge permettait de l’interpréter selon le clivage dominant parmi les intellectuels, anticommunisme-antifascisme. Il défendait aussi la paix, proche ici du pacifisme munichois d’une majorité d’intellectuels. Et sa dénonciation de l’inélucatibilité de la guerre, si les hommes ne changeaient pas, se trouva confirmé, avant sa mort, par l’invasion de la Pologne. Bref, il devenait intellectuel et prophète.

Bien que Pie XII fût connu comme Secrétaire d’État de Pie XI, la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide vont empêcher que le même processus se poursuive complètement pour lui. En effet, ces deux périodes voient se mobiliser très fortement les intellectuels, en faveur d’un camp ou d’un autre. La volonté de Pie XII de maintenir inéluctablement, et quoi qu’il lui en coutât en terme d’image ou de conscience, son impartialité, son refus de choisir un camp expliquent qu’il soit accusé d’en favoriser un, comme cela était arrivé à Benoît XV durant la Première Guerre mondiale, ou à Pie XI lors des tensions franco-allemandes des années 1922-1924. La propagande soviétique insiste en particulier sur son anticommunisme. Pie XII ne fonctionne donc plus que comme prophète, au sein du monde catholique. Cependant, son souci de paix est pris en compte lors de son décès.

Cependant, ici aussi, Jean XXIII supplante très vite Pie XII. Leurs différences d’apparence jouent profondément, alors que se manifestent déjà les remises en cause des hiérarchies et des distinctions sociales, notamment symboliques (par exemple recul du vêtement comme marqueur social, développement d’une société du loisir et de la jeunesse). De plus, non seulement le magistère catholique change de ton dans ses encycliques (avec Pacem in terris pour la première fois, un pape s’adresse aussi aux « hommes de bonne volonté », c’est-à-dire aux non-catholiques), mais aussi d’univers spirituel, intellectuel et anthropologique avec Vatican II. Cette remise en cause interne croise les contestations théoriques de l’humanisme occidental (Les Mots et les choses de Michel Foucault en 1966). Aussi le passé catholique perd-il alors tout crédit. Mais donnant le sentiment de se convertir à la modernité, le prophétisme papal redevient audible. La modernité, entendant des propos qui pouvaient être rapprochés des siens, intègre et en partie accepte un prophétisme papal se redéfinissant comme philanthropique. L’intervention de Paul VI à l’ONU le 4 octobre 1965, avec sa ratification des buts de l’organisation, son positionnement comme représentant d’une Église « experte en humanité » et son appel à la paix et contre la guerre, en manifeste la ratification. Le pape prophète philanthrope devient un des éléments normaux de la vie internationale.

Nuançons bien cependant. La rencontre est partielle et ponctuelle. Partielle d’abord, puisque la modernité n’intègre le prophétisme papal philanthropique que dans la mesure où il produit un discours pouvant être rapproché de l’affirmation du bonheur individuel et de la défense des droits de l’homme, notamment des droits sociaux et économiques, à un moment où la question du développement et du Tiers-Monde, avec la décolonisation, devient une question politique mobilisant les organisations internationales, les États et les associations. Ponctuel ensuite : l’accord se brise largement en 1968. De Pacem in terris à Humanæ vitæ, il n’y a que 5 ans. En effet, en refusant dans ce dernier texte la contraception, spécialement chimique, au nom d’un absolu religieux, Paul VI manifeste la néo-intransigeance catholique : la conscience demeure contrainte par le vrai, qui peut être trouvé par la raison soutenue par la Révélation ; tout n’est pas possible, même au nom de l’épanouissement de l’homme, surtout en son nom.

La rupture n’est cependant pas complète. Le discours social papal continue à être accueilli plutôt favorablement, spécialement lorsqu’il traite du développement ou des droits de l’homme. Le discours moral est par contre radicalement contesté. Le prophétisme philanthropique de la modernité (protester au nom des droits de l’homme) n’est donc pas celui du catholicisme, et tous deux diffèrent profondément du prophétisme apocalyptique.

Ainsi, deux prophétismes en jugent un troisième, antérieur, alors qu’ils n’ont ni le même contenu, ni les mêmes bases. L’absence d’historicisation des notions favorise encore l’opération. [...]

II. Le catholicisme dans la modernité

Le Saint-Siège

Il y a contradiction entre un positionnement prophétique du pape et de l’Église, postulé par l’abandon du rôle des mécanismes sociaux dans le développement de l’emprise sociale catholique, avec la valorisation de l’action diplomatico-humanitaire de Pie XII.

Cette contradiction est structurelle du catholicisme dans la modernité. En effet, le Vatican relève, au sein de la modernité politique, d’une survivance de l’Ancien Régime politique, qui voyait les institutions religieuses posséder la souveraineté. Cette position n’a pas été maintenue sans difficultés. Mais elle l’a été, dans un but précis : garantir une permanence de l’intransigeance par la pérennité de l’institution Saint-Siège portant le pape comme chef suprême et reconnu comme tel de l’Église. Le Saint-Siège relève de la stratégie papale contre le monde moderne. Sa fonction purement instrumentale, revendiquée, assure au chef catholique, par la reconnaissance internationale dont l’État de la Cité du Vatican fait l’objet, une possibilité de s’exprimer en tant qu’institution religieuse, au sein même d’une modernité qui repose sur la privatisation du religieux.

Il n’est donc pas possible, pour les catholiques, de remettre en cause le Vatican en tant qu’institution sociale. Si son fonctionnement peut être critiqué, son existence ne peut être refusée. Elle a permis le maintien d’une visibilité sociale du catholicisme et a assuré en partie la permanence de son emprise. Dénoncer le Vatican, ce serait scier la branche sur laquelle on est assis, la seule base reconnue par la modernité qui permet de la contester. Assumer le Vatican, c’est aussi reconnaître l’importance de l’action structurée et organisée, le rôle des médiations sociales, le jeu toujours incertain des intérêts et des passions. Bref, c’est tenter de résoudre la contradiction en faisant jouer le prophète en partie sur le registre du diplomate ou de l’intellectuel. Mais en même temps, ce succès réel qu’est le Saint-Siège, patiemment construit de Léon XIII à Pie XI, et relancé spectaculairement par Jean-Paul II, piège le catholicisme.

Le catholicisme piégé

Le prophétisme permet ici aussi d’avancer. Il peut paraître paradoxal que les contestataires de Pie XII s’appuient sur des concepts catholiques pour juger le chef catholique. D’une certaine manière, c’est de bonne guerre : on retourne les concepts de l’« ennemi » contre lui. D’un autre côté, cela montre que l’Église catholique a su imposer à la modernité ses cadres de fonctionnement. Le catholicisme c’est le pape, y compris chez les non catholiques, lointaine victoire du concile Vatican I (1870), qui, définissant le dogme de l’infaillibilité pontificale, consacra et engendra une concentration de l’identité catholique dans la personne du pape. Et ce pape est prophète.

Cependant, l’imposition est loin d’être parfaite, on l’a déjà vu : la réception favorable du discours social des papes s’oppose à celle de leur discours moral, alors que, pour les papes, tous deux relèvent du même philanthropisme. La modernité a intégré le prophétisme papal selon sa logique de l’autonomie et du bonheur individuels, non selon la logique catholique. Ce qui est reconnu au catholicisme, parce qu’il peut servir à la réalisation des fins de la modernité, c’est un rôle social strictement délimité. Afin d’éviter que ne se produise une destruction des individus, lors de conflits militaires ou civils, ou lors de situations dont la solution politique délicate et complexe restreint l’action des États, l’Église catholique, comme en fait toute religion, doit jouer un rôle de stigmatisation et d’inhibition morale des acteurs. L’institution religieuse doit être prophétique dans des circonstances précises. Elle n’a même que cette fonction : parler, plus qu’agir - ce sont les intellectuels qui agissent, ou les ONG, pas les institutions religieuses.

Ainsi, le catholicisme, qui a su en partie imposer son prophétisme à la modernité, se voit accusé par cette dernière de n’avoir pas été fidèle à ce qui le fonde. Il est piégé par son succès. On comprend ici mieux ce paradoxe qui voit des milieux défendre avec force la privatisation du religieux, c’est-à-dire l’illégitimité de la prise de position publique des responsables religieux dans l’espace démocratique-libéral, et attaquer cependant ces mêmes responsables (ici Pie XII), parce qu’ils n’ont pas pris position. Les religions n’ont pas tenu le rôle qu’elle devaient tenir.

Les valeurs des États

Dans le régime de la modernité, la politique se fonde sur la gestion concrète de l’absence d’unanimité sociale sur les fondements des valeurs ultimes. L’accord ne peut donc se faire que sur les mécanismes politiques et sociaux qui permettront la gestion de ce désaccord fondamental. Cependant, les États revendiquent des valeurs qu’ils inscrivent même dans leurs textes fondateurs. Mais ces valeurs ne sont pas absolues, en ce sens qu’elle ne sont pas définies positivement par une argumentation philosophique permettant de leur donner une base permanente et définitive. Leur définition relève davantage de la négativité : les valeurs libérales et démocratiques, non démontrées, posées comme des axiomes ou des postulats, sont les conditions élémentaires permettant une vie paisible des hommes, dans une société qui n’a pas réalisé d’unanimité sur ses fondements et ses valeurs. Les valeurs sont immanentes, et non transcendantes.

Davantage, elles sont en fait les mécanismes de régulation du désaccord social fondamental : le déploiement illimité de l’activité individuelle, sauf lorsque cette activité contredit trop celle d’autrui ; la reconnaissance à tout individu des mêmes droits, afin qu’aucun ne puisse se réclamer de son statut juridique personnel pour contraindre autrui en sa faveur ; le débat public pour traiter des divergences sur l’organisation de la société, avec l’exclusion des arguments transcendants afin qu’aucun des participants ne puisse exciper de ces arguments pour imposer définitivement sa volonté aux autres ; le vote majoritaire comme formalisation et expression de l’accord trouvé pour la solution des problèmes concrets ; l’inaliénabilité des droits individuels et l’existence de voies de recours, afin que jamais personne ne se retrouve dans une situation qui remettrait en cause sa vie.

Les États ne peuvent être accusés que de n’avoir pas respecté des formes, pas d’avoir manqué au contenu qui n’existe pas. Pourtant, il est possible de comprendre ces valeurs comme réelles et non formelles, comme transcendantes et non immanentes. Ainsi font les intellectuels. Ainsi font aussi les institutions religieuses. Ils proclament un absolu à vivre. Mais l’actualisation de cet absolu rencontre les pesanteurs psychologiques, sociales et matérielles, et la distorsion entre l’actualisation et la proclamation est souvent réelle. Intellectuels et religions peuvent donc être mis en cause pour leurs insuffisances et leurs manquements, pour la distorsion.

Prophète et intellectuel

Mais comment comprendre alors que, dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, seul Pie XII voit se concentrer les reproches ? Pourquoi cette opposition des intellectuels au prophète ? Il pourrait être possible de défendre l’idée que la divergence provient du fondement de l’absolu. Les intellectuels, au sein de la modernité, sont eux aussi soumis à la gestion de leur désaccord sur le fondement des valeurs. L’accord a minima peut cependant être fait, non pas, comme dans la sphère politique, sur les méthodes, mais sur l’axiomatisation des valeurs traduisant les méthodes. Transcendance de l’immanence d’une certaine manière, mais transcendance qui n’est pas radicalement autre. La différence est réelle avec les institutions religieuses, qui font dépendre ces valeurs de la transcendance de Dieu. Le conflit exprimerait alors l’opposition de deux groupes aux argumentations différentes, l’un accusant l’autre pour pouvoir assurer sa position, dans le contexte favorable d’une dévalorisation des institutions religieuses.

Sans vouloir nier cette dimension, plus intéressante au plan socio-historique est la prise en compte de la situation actuelle de l’intellectuel. L’intellectuel, on l’a vu, défend des valeurs transcendantalisées, en utilisant les mécanismes sociaux qu’il maîtrise (publicité, réseaux). Il peut ainsi s’engager efficacement. Or, depuis une trentaine d’année, l’efficacité de l’engagement a diminué. En effet, un déplacement s’est opéré. La mobilisation de relais et de réseaux efficaces sur le pouvoir a perdu de l’importance face à la mobilisation de l’opinion par le biais des diffuseurs de sens. De plus, avec la diminution de l’emprise des grandes institutions portant des idéologies, et le recul de la capacité normative des idéologies, l’intellectuel a vu diminuer la légitimité de son action, qui reposait sur son inscription dans une configuration de confrontation des idéologies. Enfin, le développement accru des logiques marchandes dans l’espace culturel et des médiateurs de sens, qui suppose la maximisation du profit à partir de la production de biens culturels susceptibles de plaire rapidement au plus grand nombre, s’oppose à la rationalité et à l’ascèse des intellectuels.

Que reste-t-il à l’intellectuel s’il n’est pas sûr d’être efficace ? La protestation publique, c’est-à-dire le prophétisme pur. L’intellectuel devient ainsi un prophète, parce qu’il ne lui reste rien d’autre, et un prophète au sens strict du terme : une voix qui crie dans le désert.

Mais cette évolution provoque une désillusion radicale. On peut douter qu’elle soit supportable longtemps. Non seulement le prix psychologique à payer serait trop grand, mais un rôle social construit sur l’échec systématique ne peut être institutionnalisé, car il est à lui-même sa propre négation. Aussi faut-il masquer cette désillusion. La manière ici retenue consiste à mettre en accusation l’institution sociale dont le rôle se rapproche le plus de celui que se donne l’intellectuel devenu prophète, intellectuel qui peut être jugé à partir de la notion de prophétisme qu’on lui reconnaît et qu’il s’attribue à lui-même, et dont enfin la situation sociale objective dévalorisée favorise la stigmatisation. Le pape, correspondant à ces critères, devient ainsi le bouc émissaire de la désillusion de l’intellectuel : il fixe en lui l’échec inacceptable que l’on projette sur lui.

Ainsi, Pie XII concentre en sa figure nombre des éléments qui structurent aujourd’hui nos sociétés : la recomposition du rôle de l’intellectuel à l’action peu efficace, les incertitudes du catholicisme néo-intransigeant dans un monde qui se vit et se veut post-chrétien au bénéfice des producteurs et diffuseurs de sens, la dimension symbolique et fondatrice en politique acquise par le génocide des Juifs, le rôle des minorités et des victimes, la difficile incarnation des valeurs modernes infondées mais transcendantalisées. Nombre de ces points relèvent d’une recomposition des sociétés, non encore achevée, si tant est que cela puisse l’être un jour. Aussi Pie XII focalise-t-il les débats, et les focalisera-t-il encore longtemps sans doute, tant que la recomposition ne sera pas achevée. En débattant sur Pie XII, c’est donc de nous que l’on parle. Encore faudrait-il le savoir.

Paul Airiau, marié, huit enfants, né en 1971. Diplômé de l’IEP de Paris, agrégé et docteur en histoire, enseignant dans un établissement public (ZEP) de l’Académie de Paris.

[1] Reliogioscope est un site internet traitant des questions religieuses contemporaines, sous la forme de nouvelles, d’actualités, d’analyses, d’entretiens et de publications de documents. Fondé, dirigé et entretenu par Jean-François Mayer, enseignant à l’Université de Fribourg, spécialiste des questions religieuses contemporaines, Religioscope a le rare mérite d’associer la rigueur du travail à la qualité de la vulgarisation (http://www.religioscope.info).

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