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Poésie et sens spirituel

Gilbert Beaune

Peut-on établir un lien entre poésie et spiritualité ? Comment situer la poésie face à une foi religieuse ? Si Claudel a traité la question de façon lucide [1], nombre de poètes qui exaltent l’esprit, le font hors de tout horizon religieux, quand ils ne s’y opposent pas avec vigueur.

Les tensions spirituelles de la poésie

Ressortissant à l’esthétique générale, ce débat concerne bien la poésie : art du langage par excellence, elle n’existe pas hors des mots ni de leurs sens. Répugnant aux discours abstraits, l’expression poétique se distingue aussi du spectacle, du récit, du chant ; certaines évolutions contemporaines l’ont même dégagée du rythme. D’autre part, trahissant la poésie plus que le roman ou la philosophie, l’épreuve de la traduction révèlerait que l’énergie poétique se dérobe à l’universel : une vie authentique de l’esprit ne doit-elle pas transcender les différences linguistiques ? Qui oserait donc confier une tâche spirituelle à la poésie ?

Évidences matérielles

Sur ce point, les poètes sont en divergence. Aux voies mystiques de « la nuit obscure » (saint Jean de la Croix), à la poésie catholique de Claudel, c’est-à-dire de l’univers créé et de la foi en son Créateur, s’opposent, notamment, les quêtes poétiques résolument tournées vers l’objet, la matière de Ponge, Guillevic, Bonnefoy.... Contre tout idéalisme platonicien, ce dernier poète cherche à saisir l’apparence matérielle, à restituer le choc d’une connaissance immédiate :

Il s’agit bien de cet objet [...].
Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d’éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l’homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur sa bouche. [2]

Pour retrouver l’évidence que donne le heurt de la matière, mais avec les moyens langagiers qui lui sont propres, cette poésie n’abolit nullement le sens, elle en cherche l’expérience primitive :

On lui dit : creuse ce peu de terre meuble, sa tête, jusqu’à ce que tes dents retrouvent une pierre. [...].
Autour de cette pierre le temps bouillonne. D’avoir touché cette pierre : les lampes du monde tournent, l’éclairage secret circule [3].

Les œuvres plus récentes de Bonnefoy affinent cette démarche : « l’apparence sensible n’est nullement, par rapport à nous, une indifférence, mais la parole qui va sans mots et n’en est que plus véridique. » [4]. Ainsi, le poète « écrit » l’effet brutal de la nuit noire :

La nuit, c’est-à-dire du vert, des bleus et ce peu de rouge très sombre qui mord de ses grumeaux le bas de la page. J’écris en hâte le mot flaque, le mot étoile. J’écris naissance. J’écris bergers et rois mages. J’écris que je brise une ampoule et que c’est le noir. [5]

Cette poésie veut rendre apparente, donc présente, la nature élémentaire ; rebroussant les chemins de la philosophie antique, sa quête se situe en amont des présocratiques. Le noir auquel aspire Bonnefoy est retour à une nuit authentique dont la raison et la technique nous ont sevrés. C’est demander un sens à la matière, et non aux concepts, ni à une essence spirituelle. René Char recherche aussi un « éclairage secret », immanent, intérieur, celui des toiles nocturnes de Georges de La Tour. Certes, des positions plus modestes sont apparues ici et là, de Valéry (cf. infra) à Jaccottet, résolu à prendre les choses par en bas :

Je ne veux plus des labyrinthes,
même pas d’une porte :

juste un poteau d’angle
et une brassée d’air.

Déliés les pieds, délié l’esprit,
libres mains et regards :

alors, le deuil nocturne
est entamé par en bas. [6]

Y-a-t-il parenté entre la nuit obscure du mystique et le deuil nocturne du poète contemporain ? Étranger à la foi, celui-ci grignote cette nuit qui est mystère, désespoir, ignorance, il ne s’y abandonne pas :

Lorsque le maître lui-même
si vite est emmené si loin,
je cherche ce qui peut le suivre :

ni la lanterne des fruits,
ni l’oiseau aventureux,
ni la plus pure des images ;

plutôt le linge et l’eau changés,
la main qui veille,
plutôt le cœur endurant. [7]

Se méfiant, comme Bonnefoy, de la métaphore, souvent fausse, ou facile, ou excessive, Jaccottet établit son terrain parmi les choses humbles, accessibles, seules certitudes contre le mystère du monde.

De telles démarches ont l’obstination de Diogène : il y a un sens à redécouvrir, ou à préserver. Mercantile et utilitariste, la société contemporaine ne le fera pas : tel un monstre aveugle, elle piétine toute spiritualité. Assoiffée de sens, la poésie se trouve alors l’alliée des quêtes authentiques de l’esprit.

Neutralité de l’art ?

L’art boit à toutes les sources, même empoisonnées, et la beauté ne s’identifie pas aux transports spirituels qu’elle évoquerait - cultes de l’amour, de l’idéal, louanges d’un azur symbolique, ou de Dieu (pensons aux Psaumes de David). Baudelaire a su trancher la question : comme les transis du XVe siècle, l’art des Fleurs du Mal peint la vermine dévorant la peau d’une « belle ténébreuse » (« Remords Posthume »). Mais Baudelaire ne s’en tient pas à un réalisme provocant. De la laideur à la souffrance, aux épaves humaines, à la révolte, sa poésie est une parole qui peint la déchéance à laquelle nulle âme ne peut se résoudre. Telle est la dignité paradoxale du blessé de « La Cloche Fêlée » dont

[...]la voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts
Et qui meurt, sans bouger, dans d’immenses efforts. [8]

Au cœur de l’art, il y aurait donc un sursaut spirituel, conscient ou non :

Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ? [9]

Bien plus : quand il se complaît dans le mal, l’art illustre bien qu’un tel acharnement n’est pas le fait d’un chien mais d’un esprit.

Baudelaire proclame que « les transports de l’esprit et des sens » [10] se réalisent grâce aux « correspondances » que l’artiste reconnaît. Qu’il ait une pensée matérialiste ou spiritualiste, par la gratuité de son travail, la volonté, l’effort qu’il y met, les harmonies qu’il découvre, l’apport de sa création, il arrive à une « incarnation » (élargissons chair au sens de matière). L’œuvre d’art serait le travail humain profane qui unirait le plus intensément esprit et matière ; jamais abstraite, elle signifie avec plus de plénitude que tout discours philosophique. Faisant de ses mots une parole, la poésie serait non pas le plus intellectuel, mais le plus « spiritualiste » des arts.

La poésie en quête d’absolu

La poésie moderne a été le lieu d’une extraordinaire tension spirituelle. En France, elle a culminé avec Rimbaud ; elle lui a survécu. La poésie de Baudelaire restait une mimèsis (représentation du réel) à laquelle s’arrache le Rimbaud des Illuminations :

Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; ( elles n’existent pas.) <...> [11]

« Arriver à l’inconnu » [12] ? Cet inconnu se confond avec ce qu’en rapporte [13] le langage du poète ; devenue une quête absolue (absolutus : libre, complètement détaché) la poésie se dégage de toute contrainte et s’engage dans une voie sans retour : épuisé, le « bateau ivre » s’est marginalisé ; mais « il a vu » et il rapporte ses visions .

Or, « le poème qui parle de l’absolu risque bien de le voir se perdre ; mais il y a des œuvres, de longues recherches dénommées œuvres, qui parlent en lui, comme l’ouvrier a les mains dans l’eau <...> » dit Bonnefoy [14]. Pour certains, la poésie n’assumerait-elle pas une fonction que les esprits religieux réservent à la prière : en Dieu, le mystique rencontre silence et mystère ; les épreuves, les « nuits » qu’il traverse lui font affronter jusqu’à l’effroi du néant ; mais, avec la foi, veille l’amour de charité : existe-t-il dans la création artistique ? D’ores et déjà, quand elle s’engage dans une quête exigeante, quand elle porte une interrogation ontologique sur l’homme et l’univers [15], la parole poétique marche sur une voie qu’empruntent les âmes authentiquement religieuses. Ou les philosophes, dira-t-on ? Si le philosophe conceptualise avec l’outil des mots, le poète, lui, de façon plus ou moins consciente ou cohérente, incarne sa recherche dans des mots dont il ne saurait s’abstraire ; pour lui, la pensée claire et distincte, analytique, est rarement une valeur :

Nous errons auprès de margelles dont on a soustrait les puits [16].
La sécurité est un parfum [17].

Ainsi en témoigne René Char. Et Bonnefoy :

La poésie : désembroussailler tel mot auquel on a eu accès, par hasard : comme on entend tinter l’eau sous les gravats et les hautes herbes, après quoi on revient, et on dégage une source. <...> On n’appelle pas Dieu par son nom, on l’appelle dans un nom, et cela peut être du coup dans n’importe quel nom, c’est ce que l’on nomme l’amour [18].

Cet amour participe-t-il de l’amour de charité ? Le débat est ouvert. Mais si elles ne sont pas seulement écriture et/ou pensée, si elles animent aussi un mode de vie, de telles démarches poétiques fondent une spiritualité.

Paradis entrevus, paradis perdus

Dès lors, la poésie peut toucher l’âme ; concrète et spirituelle, sa rencontre apporte un mélange de joie et de frustration : on l’admire sans pouvoir en posséder le corps ni le mystère. Baudelaire disait que par et dans l’art, l’âme entrevoit « les splendeurs situées au-delà du tombeau » [19] : avec des mots courants, la poésie ne suggère-t-elle pas l’existence d’un autre monde, fût-il nié ou dénigré par le poète : « Les mystiques élans se cassent quelquefois. » [20]

Ou, simplement agnostique, elle se contenterait d’épuiser le champ terrestre du possible [21] :

Ce toit tranquille où marchent des colombes
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée.
Ô récompense, après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux. [22]

De « Midi » de Leconte de Lisle à « La tâche d’inexister » de Bonnefoy [23], la poésie moderne aboutit plus souvent au silence ou à l’absence des dieux, qu’à celui du poète. Seule chose à dresser face au néant (cf. Mallarmé), la beauté ne dit pas seulement la nostalgie de Dieu ou d’Eden, elle devient cette nostalgie elle-même, geste de l’harmonie perdue, conscience tragique de l’homme errant. Pour cette poésie, la mort de Dieu (platonicien ou judéo-chrétien, peu importe) ne s’accompagne d’aucune exultation nietzschéenne ; libre « de se promener dans le paradis de tristesse » [24], elle regarde encore vers le vrai paradis, perdu :

Il me semble, ce soir,
Que le ciel étoilé, s’élargissant,
Se rapproche de nous ; [...]
Et le feuillage aussi brille sous le feuillage
Le vert et l’orangé des fruits mûrs s’est accru,
[...]
Il me semble, ce soir,
Que nous sommes entrés dans le jardin, dont l’ange
A refermé les portes sans retour. [25]

A lui seul, un tel regret serait éloquent ; il fonde un art qui ne peut se déployer qu’en dehors d’une aire religieuse qui, elle, permet de retrouver une harmonie essentielle. « Felix culpa » disait saint Augustin, « heureuse faute » que celle qui nous a valu la rédemption du Christ ! Pour la poésie, cette « felix culpa », au mieux, serait un thème réservé à Calderon ou à Claudel. Un thème n’est pas une essence. Or, la poésie aurait le besoin essentiel de se sentir perdue, obscure, tâtonnante, pour réaliser sa tâche d’éclairer de l’intérieur un univers obscur, opaque (telle la peinture de La Tour évoquée plus haut) ; toute révélation transcendantale la tuerait. Mais sa résistance va d’abord aux veaux d’or de l’âge technico-consumériste :

Obéissez à vos porcs qui existent. Je me soumets à mes dieux qui n’existent pas. [26]

Paradis à jamais perdu, dieux qui n’existent pas, ce sont eux que préfèrent Char et Bonnefoy, comme s’ils obéissaient à un profond instinct de leur art. Leur point de vue semble exclure une réponse, vers laquelle cependant leur poésie représente une tension extrême, un lieu de parole au-delà duquel l’homme ne saurait aller.

Lorsqu’on observe ces positions, et la poésie en général avec le coup d’oeil que donnent la foi et la révélation, peut-on ajouter un propos qui intéresse aussi bien le poète athée que celui qui adhère à une foi religieuse ?

Le poème d’Adam

Le récit de la Genèse inviterait à situer la poésie dans ce pouvoir de « nomination » des créatures que Yahweh réserve à Adam. Nommer, c’est-à-dire dominer, s’approprier, connaître, étudier, décrire, explorer, etc. La poésie ne viendrait plus après Eden ; fonction intelligente de l’homme créé, ses obscurités seraient imputables à la déchéance qui, « sous les plantes du jardin » (Gn 3, 8), se détourne de la clairvoyance divine. Claudel a revendiqué cette fonction adamique de la poésie :

Salut donc, ô monde nouveau à mes yeux, ô monde maintenant total !
O credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique !
Où que je tourne la tête
J’envisage l’immense octave de la Création ! [...]
J’ai pesé le soleil ainsi qu’un gros mouton que deux hommes forts suspendent à une perche entre leurs épaules.
J’ai recensé l’armée des Cieux et j’en ai dressé état [...]
J’ai tendu l’immense rêts de ma connaissance [27].

La poésie peut donc aussi se révolter, se livrer au mal au lieu d’étudier les bontés de la création. Y-aurait-il une beauté neutre ? L’esthétique ne saurait se réduire à l’éthique, mais l’acte moralement neutre échappe à la conscience, à la volonté. Mainte supercherie surréaliste indique assez que l’artiste travaille éveillé, et cet éveil, à lui seul, est au moins acceptation consciente de ce qui est en train de se faire : je n’assume pas ce qui m’échappe ; j’assume le reste. Qu’il soit, ontologiquement ou chronologiquement, avant ou après l’éthique, l’art ne peut pas s’en dissocier, sauf à se déshumaniser.

Dépendances

Or, la création poétique dépasse souvent son auteur. Même conscient, je n’écris pas ce que je veux, dit plus d’un poète, et je ne peux pas ne pas écrire. Pour Joseph Brodsky, le poète est celui qui, par rapport à sa langue, se trouve dans un processus de dépendance comparable à ceux « de la drogue ou de l’alcool ». C’est la langue, plus ancienne, plus vaste que l’écrivain, qui parle et veut à travers lui. Le poète russe décrit ainsi son expérience créatrice :

Celui qui écrit un poème l’écrit parce que la langue lui souffle, ou tout simplement lui dicte la ligne suivante. Lorsqu’il se met au travail, le poète ne sait pas, en règle générale, comment le poème finira et il lui arrive d’être très surpris du résultat, car ce résultat dépasse souvent son attente, souvent la pensée va plus loin qu’il ne l’escomptait. C’est précisément là l’instant où le futur de la langue intervient dans son présent. Il existe, comme on le sait, trois voies pour la connaissance : l’analyse, l’intuition et aussi la méthode qui était celle des prophètes bibliques, celle de la révélation. La poésie diffère des autres formes de littérature en cela qu’elle fait appel aux trois à la fois <...> car toutes les trois sont présentes dans la langue [28].

Les mots de révélation et de prophétie ont été prononcés (on ne saurait suspecter Brodsky d’emphase ou d’exagération). La création poétique semble bien le lieu d’une expérience particulière du langage. Les prophètes d’Israël, justement, n’étaient-ils pas « sous dépendance » :

Et Yahweh me dit : « Voici, je mets mes paroles dans ta bouche ». (Jr 1,9)

Mais ces prophètes se défendaient de parler en leur nom propre, alors que l’expérience de Brodsky paraît ambiguë. Dans ses lettres de mai 1871, Rimbaud a osé écrire :

Il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense.<...> Je est un autre. [29]

Seulement, Rimbaud parle de « pensée » et non de la langue : une inspiration immanente le traverse, la langue appropriée fait encore défaut : « Trouver une langue ; [...] le temps d’un langage universel viendra ! » [30]. Quand il parle de langue, Brodsky, lui, se situe dans une perspective plus prophétique qu’utopique, même s’il ne s’agit que d’une analogie.

Le Verbe et le Pain

Le christianisme fait retentir une parole qui appelle les hommes au salut. Cette Parole - le Verbe, le Logos devenu homme en la personne de Jésus-Christ - peut rencontrer tout art du langage, et particulièrement la poésie. Loin de détruire la liberté créatrice du poète, cette rencontre le stimule, même si, porté par les certitudes de cette parole, comme un vent trop fort, des facilités le menacent.

Le Christ se distingue par sa parole : « Personne ne parle comme cet homme » (Jn 7,46) s’entendent dire ses détracteurs. Or, cette parole « sortie du Père » (Jn 14,10) - « Le Verbe était Dieu [...] il a habité parmi nous » (Jn 1,1 et 1,13), recourt et à un langage dénotatif ordinaire et à l’expression poétique : les métaphores, les paraboles :

Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ? (Mt 20,-22)
Et il leur disait : « Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui aurait jeté du grain en terre ; qu’il dorme ou ou qu’il se lève, la nuit ou le jour, la semence germe et pousse il ne sait comment. D’elle même la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, puis plein de blé dans l’épi. Et quand le fruit s’y prête, aussitôt il y met la faucille, parce que la moisson est à point. (Mc 4, 26-29)

Jésus a fait des paraboles un moyen privilégié pour annoncer aux foules la bonne nouvelle du salut. Un lien nécessaire unirait-il l’Evangile et un type de parole que l’on s’accorde à appeler poésie ? Ou serait-ce simplement l’une des ressources de la « pédagogie » évangélique ? Le Maître ne semble pas « inventer », « tirer » les paraboles de son imagination subjective ; à ceux qui l’écoutent, il apprend à les reconnaître dans la nature, dans la vie ordinaire :

Du figuier apprenez cette parabole. Dès que sa ramure devient flexible et que ses feuilles poussent, vous vous rendez compte que l’été est proche. De même, vous aussi, lorsque vous verrez cela arriver, rendez-vous compte qu’Il est proche. (Jésus parle ici des signes annonciateurs de la parousie ; Mt 13, 28-29)
Il en sera comme d’un homme parti en voyage : il a quitté sa maison, tout remis aux soins de ses serviteurs, assigné à chacun sa tâche, et au portier il a recommandé de veiller. Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison viendra, le soir, à minuit, au chant du coq ou le matin, de peur que, venant à l’improviste, il ne vous trouve endormis. (Mt 13, 33-36)

Sagesses de l’analogie

Le maître enseigne que l’univers et la vie comportent un sens spirituel dont l’homme doit tirer un profit en vue du « royaume de Dieu ». Au-delà de leurs fonctions immédiates, les choses ont un sens profond qu’il importe de découvrir ; le monde entier serait aussi parabole (parabolè : comparaison, rapprochement, rapport, ressemblance, allégorie, selon le Dictionnaire Bailly) ; la ressemblance ne serait pas surajoutée par l’esprit de l’homme. D’ordre ontologique, elle appartiendrait à l’intelligence divine. Par la poésie, l’homme participerait donc à une poétique essentielle que Dieu a projetée, inscrite dans sa création.

Si Aristote avait su dire que « bien faire les métaphores, c’est bien apercevoir les ressemblances » [31], sur les pas de Swedenborg, notre XIXe siècle symboliste a approfondi une poétique de l’analogie universelle. On sait comment Baudelaire l’a reformulée :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers [32].

Les recensements des sources, directes ou indirectes, de ces fameuses « correspondances », oublient trop cette parole judéo-chrétienne, amplifiée par les Pères de l’Eglise et deux millénaires de prédication. Bien plus, là où Baudelaire ne voit que « forêts de symboles » et « confuses paroles » sortant « parfois » de la Nature, le Christ signale une sagesse permanente, accessible à l’homme attentif, au disciple qu’il appelle à ne pas vivre en surface : « Le royaume de Dieu est en vous ». L’intériorisation de la « parole » - la prière - est une exigence de salut et d’amour ; non pas « parfois » mais de façon ordinaire, elle permet de lire en profondeur les choses. L’Evangile, et la poésie ne se retrouvent-ils pas ici sur un territoire commun - identique ?

L’efficacité poétique

Considérons certaines propriétés de la parabole évangélique. Concrète, elle entre aisément dans les esprits qui la gardent en mémoire ; portée par l’amour, elle en a l’efficacité : l’auditeur se sent poussé à conformer sa vie aux exigences du Maître. D’un autre côté, la parabole veut être mystérieuse :

Quand il fut à part de la foule, ceux de son entourage avec les Douze lui demandèrent le sens des paraboles. Et il leur disait : « A vous le mystère du Royaume de Dieu a été donné ; mais à ceux -là qui sont dehors tout arrive en paraboles afin qu’ils aient beau voir et n’aperçoivent pas, qu’ils aient beau entendre et ne comprennent pas, de peur qu’ils ne se convertissent et qu’il ne leur soit pardonné. (Is 6, 9-10) (Mc 4, 10-12).

Mais plus loin l’évangile de Marc (4, 33-34) complète :

C’est par un grand nombre de paraboles de ce genre qu’il leur annonçait la Parole dans la mesure où ils étaient capables de l’entendre ; et il ne leur parlait pas sans paraboles, mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples. »

Et Matthieu (13, 34-35) :

Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur parlait point sans paraboles. Ainsi devait s’accomplir l’oracle du prophète : « Ma bouche prononcera des paraboles, elle clamera des choses cachées depuis la fondation du monde ». (Ps 78)

Clair-obscur ou polysémie

Notre propos n’est pas théologique : c’est à l’exégèse d’éclairer la portée intégrale de ces versets qui interrogent cependant la poétique et les poètes.

La prédication du Christ établit un lien entre le salut et le recours aux paraboles. Celles-ci cachent en même temps qu’elles enseignent. L’auditeur moyen (la foule) accède à un sens immédiat : le Maître fait observer des choses de la vie et de la nature auxquelles on est trop habitué ; cette pédadogie éveille les consciences, ou la curiosité qui sentent bien que le discours de Jésus signifie autrement. A certains, Jésus révèle le sens caché (il ne s’agit pas d’une initiation secrète : les évangiles répandront les « explications particulières » que Jésus donnait à son entourage). Il y a donc un paradoxe dans la parabole : elle permet d’enseigner et de cacher ; évidence et mystère, lumière et ténèbres. La contradiction n’est qu’apparente : le feu solaire aveugle l’œil humain alors même qu’il éclaire les choses.

Par la suite, les Pères, la prédication de l’Église ne cesseront de questionner les paraboles, voire de donner un sens métaphorique à tous les faits et gestes du Christ (par exemple, la croix rédemptrice succède à l’arbre fatal d’Eden) : la parabole se révèle inépuisable. Même forcées, les interprétations multiples d’une parole explicitement imagée nous conduisent droit à la polysémie (i.e. qui comporte plusieurs sens) que propose habituellement un poème :

Mon verre est plein d’un vin trembleur comme une flamme.
<...> Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire. [33]

N’est-il pas évident que ce verre et ce vin de « Nuit Rhénane » sont riches de plusieurs sens ; lesquels ? là est le mystère, là se pressent les commentateurs ; intrigué, le lecteur voudrait pénétrer un sens dont la totalité se dérobe ; mais la beauté du poème fascine, à tel point que la mémoire peut le retenir sans qu’on en élucide les secrets, qui sont comme les gardiens de la beauté.

Peut-on encore douter que poésie et paraboles ne se rencontrent que sur un plan pédagogique ? Une parenté profonde apparaît. Dans sa substance, la parole évangélique comprend aussi la poésie. Mais le corollaire ne peut être soutenu.

Le pain du Verbe

Cette spiritualité religieuse fondée sur la divinité du Verbe, qui est Parole substantielle, éternelle, vivante, efficace, incarnée, ne devrait laisser aucun poète indifférent. Au Livre de la Genèse, c’est Elle qui fait la Création. A travers toutes les Écritures, celui qui dit « Je Suis » (Yahwhé : Je suis celui qui est, selon les lectures les plus classiques) parle, se révèle par images ; le « buisson ardent » de l’Exode en est une. L’Ancien Testament propose plutôt une figure des choses et des événements ; avec le Christ, l’image accompagne plutôt le déploiement de la parole.

Opérant des miracles, salvatrice, cette parole efficace réalise dans la matière du pain la plus étonnante identification de l’être et de sa métaphore : « Je Suis le pain de vie » ; « Je suis le pain descendu du ciel » ; « avant qu’Abraham fût, Je Suis » (Jn 6). Incarnée, la Parole de Dieu trouve la chair verbale de la poésie : par elle, le spirituel devient sensible, donc accessible sans un effort d’abstraction dont peu de gens sont capables. En même temps, l’esprit se cache dans la matière « latens deitas » [34] : « O Dieu caché ! » Le mystère du Verbe Incarné, et que sa propre parole incarne jusque dans le pain eucharistique - « Ce pain est mon corps » ; « ma chair est une vraie nourriture » (Jn 6) et le mystère de toute parole poétique se rencontrent.

Le pain du prophète

Or au chapitre 55,10-11, Isaïe écrit cet oracle de Yahweh :

La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir arrosé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, pour donner la semence au semeur et le pain à celui qui mange. Ainsi, ma parole qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas à vide, sans avoir fait ce que je veux, sans avoir accompli sa mission.

Rien de gratuit dans ces images. Prophétisant la mission du Verbe jusque dans l’Eucharistie, elles introduisent au cœur du christianisme.

« Sous les arbres du jardin »

Rien n’oblige un poète à entrer dans ces vues. Mais la poésie qui explore le mystère, et dont l’obscurité

ne tient pas à sa nature propre qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore, et qu’elle se doit d’explorer : celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain [35].

La poésie qui, avec René Char, frappe à la porte de l’inconnu, même si l’auteur de Fureur et Mystère pense qu’il n’y a rien derrière ; la poésie qui n’est pas acte de foi religieuse, mais dont le langage a au moins la nostalgie de la parole - « Wann werden Wörter / wieder Wort ?/ Wann weilt der Wind weisender Wende ? » poétisait Heidegger en 1972 (« Quand les mots se feront-ils / de nouveau parole ? Quand le vent sera-t-il levé d’un tournant dans le signe ? [36]) - cette poésie, le chrétien pourra penser qu’elle participe de la parole divine qui, en ultime instance, l’a créée.

Qu’il accepte ou non son état de créature, l’homme peut se tourner vers Dieu ou le rejeter ; le poète peut chercher la parole de Dieu, ou fuir avec Adam « sous les arbres du jardin » dont la pénombre empêche le face-à-face. Mais l’exercice même de la parole poétique - qui est parole et non simplement langage dans la mesure où elle agit sur l’homme qui la reçoit, le transforme, l’attire, le fascine - fait que la poésie participe du Logos, de la parole vivante, créatrice, organisatrice, et rédemptrice, celle dont la Bible, l’Évangile portent la révélation.

Certes, les moyens ne manquent pas pour que cette parole échappe à la poésie. Les déconstructions, fragmentations, mises en pièces, les refus de signifier ou de communiquer auxquels nous habituent nombre de poètes contemporains, de Mallarmé aux surréalistes, à Ghérisam Luca [37], semblent se soustraire à toute participation au Verbe créateur qui poursuit son œuvre dans le monde. Certes.

Mais faut-il penser leurs créations poétiques en termes de fuite, de refus, de révolte, de nihilisme face à une spiritualité substantielle ? Ou peut-on y voir d’autres modalités de cette parole qui explore des voies - des impasses ? - que l’homo poeticus a besoin d’explorer : ces voies obscures, non mystiques, appartiennent bien au « champ du possible », et restent dans la mission confiée à Adam : nommer l’univers, et donc, aussi, les disharmonies post-édéniques. Mais la destruction du sens est-elle encore « nomination » ? Un art du langage a-t-il le pouvoir de détruire la parole qu’il devrait servir ? La parole est-elle vulnérable à de telles attaques, ou celles-ci se retournent-elles contre elles-mêmes ?

Le peu d’audience que rencontrent les poèmes qui subvertissent le sens indiquerait une auto-destruction, celle de toute obstination dans la révolte. A moins que ces refus ne soient une autre de ces résistances que le poète moderne oppose à la médiocrité du troupeau. En lui-même, un tel effort n’est-il pas encore un signe spirituel ?

Gilbert Beaune, professeur de lettres dans un lycée parisien.

[1] Religion et poésie (1927) Positions et Propositions.

[2] Anti-Platon I et IX (1947).

[3] Idem.

[4] Yves Bonnefoy.

[5] Id. La vie errante (1993).

[6] Notes Nocturnes, in Après beaucoup d’années (1994).

[7] Leçons, in A la lumière d’hiver (1983).

[8] Les Fleurs du Mal.

[9] Id. « Les Aveugles ».

[10] Id. « Correspondances ».

[11] « Barbare ».

[12] Lettre à Izambard - 13 mai 1871.

[13] Lettre à Démeny - 15 mai 1871.

[14] Sur de grands cercles de pierre in Rue Traversière et autres récits (1987).

[15] Saint-John Perse, Poésie, Discours Nobel (1960).

[16] René Char, Feuillets d’Hypnos <91> (1946).

[17] Id. En trente-trois morceaux (1956).

[18] Sur de grands cercles de pierre.

[19] Notes Nouvelles sur Edgar Poë.

[20] Rimbaud, « Les Premières Communions ».

[21] Cf. l’épigraphe du « Cimetière Marin » de Paul Valéry.

[22] Paul Valéry, « Le Cimetière Marin » (1920).

[23] Leconte de Lisle, Poèmes Antiques - Yves Bonnefoy, « La vie errante ».

[24] Rimbaud, Une saison en enfer, Délires I.

[25] Bonnefoy, Pierre Écrite (1963).

[26] René Char.

[27] Cinq Grandes Odes - II.

[28] Discours Nobel (1987), traduit par Véronique Schiltz.

[29] « Barbare ».

[30] Lettre à Izambard - 13 mai 1871.

[31] Poétique, 1459 a.

[32] Les Fleurs du Mal, « Correspondances ».

[33] Apollinaire, Alcools, « Nuit Rhénane ».

[34] Hymne eucharistique Adoro te de saint Thomas d’Aquin.

[35] Sur de grands cercles de pierre in Rue Traversière et autres récits (1987).

[36] « Sprache » : « Langue »- (traduction de R. Munier) in Cahier de l’Herne, 1982.

[37] Cf. La voici la voie silanxieuse, José Corti, 1997.

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