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Pourquoi les mystiques écrivent-ils ?

Christophe Bourgeois

La littérature mystique est-elle compte-rendu d’une expérience ? La question paraît incongrue tant l’analyse habituelle de ces textes présuppose toujours cette évidence : naturellement rétrospective, l’écriture mystique donne à entendre par charité à autrui l’expérience vécue - démarche désespérée dans la mesure où l’union à Dieu marque l’extrême de l’intime, puisque c’est le coeur qui est ravi, ce qui nous est le plus particulier ; et une telle expérience ne se transmet pas comme un objet qu’on décrit, elle se vit. Quelle est donc cette poésie qui serait l’incompréhensible excroissance de l’indicible, le perpétuel renvoi à quelque chose qui ne peut être décrit, qui n’est pas de l’ordre de la littérature ? Et si jamais ce paradoxe de l’itinéraire mystique fondait précisément la parole chrétienne et sa capacité à entrer pleinement dans l’aventure spirituelle ?

Voir et dire

Le terme de contemplation porte parfois à confusion. L’âme apaisée tente de goûter à l’amour trinitaire, d’être absolument réceptive à la présence divine qui l’enveloppe et la guide ; dans ce libre abandon de l’écoute filiale réside la vérité de la contemplation du cœur. Plus encore, l’orant cherche à rencontrer un visage personnel, à découvrir la forme de Celui qui souffrit la Passion par amour pour Sa créature. Comment les vers d’un saint Jean de la Croix ou le récit de l’extase à Ostie d’un saint Augustin, pour reprendre deux exemples très connus, participent-ils à ce mouvement de l’âme ? On imagine volontiers qu’ils retranscrivent imparfaitement, selon les pauvres moyens humains, ce qu’ils ont vu - ou plutôt entrevu - dans le secret de l’oraison et qu’ils tentent de représenter l’image qui a surgi de leur conscience. Sans négliger la médiation du regard et l’existence d’images spirituelles - les ignatiens parleraient sans doute volontiers de "sens intérieurs" - capables de modeler le champ de la parole, il faut sans doute briser ce schème trop simple d’une écriture qui rapporte ce qu’elle a vu.

Rencontrer Dieu, c’est donner forme à ce qui dépasse toute figure. Le Père qui est aux Cieux se donne dans la personne de Son Fils, dans une figure précise et circonscrite : "Qui m’a vu a vu le Père" rappelle Jésus (Jn 14, 9) à Philippe. L’humanité particulière de Jésus n’est pas un pâle reflet ; vue avec les yeux de la foi, elle porte toute la réalité de l’union des natures divines et humaines. Cependant, en feignant de représenter Dieu, dans une icône par exemple - et les théologiens grecs de l’icône sont les premiers à dire que l’hypostase du Fils est "circonscrite" dans l’icône (perigrapheîn) [1]- c’est toujours l’irreprésentable que l’on rencontre. Nous tentons d’approcher le mystère de la Croix par toutes les voies possibles, et dans nos tentatives pour le comprendre se déploie toujours plus profondément sa richesse ; cependant, cet événement est à proprement parler incompréhensible. Hans Urs von Balthasar rappelle dans une formulation paradoxale ce mystère de l’Incarnation, manifestation dans le Verbe fait chair de l’inexprimable.

La doxa [gloire] est la divinité de Dieu dans sa libre manifestation. Qu’elle soit manifeste, cela signifie qu’elle s’est donnée une forme d’expression ; mais si c’est elle qui est manifeste, elle fait éclater toutes les formes dans le même événement. Dans la religion et la mystique extra-bibliques, cet éclatement fait de Dieu l’inexprimable, en présence duquel les paroles ne peuvent que balbutier et (dans la théologie définitivement négative) doivent finalement se taire. Le paradoxe de la révélation biblique est que l’inexprimable comme tel s’est livré en parole. [2]

Ainsi, la prière a une forme précise, le visage d’une relation à la transcendance mais elle n’a pas à proprement parler d’objet. Et l’imagination langagière, précisément écartelée entre figure et non-figure, est la meilleure voie d’accès à l’être divin : le mot, par définition, n’est pas la chose, il ne la montre pas mais renvoie à un invisible nommé et absent. C’est le propre de toute évocation et le lien qui rapproche ultimement l’expérience spirituelle du cercle des mots. L’expérience spirituelle est en ce sens une expérience langagière, expérience d’une forme qui contient en elle-même sa propre limitation, capable d’être rapportée à l’absolu divin. D’une certaine manière, il s’agit donc moins de voir que d’être à l’écoute du Verbe et de l’incandescence des paroles divines, qui lancées sur les prophètes ébranlèrent leur vie et, pour ainsi dire, les dépossédèrent d’une parole individuelle.

Réinventer la parole

La question mystique devient ainsi par excellence celle du "comment dire Dieu ?" L’honneur rendu par l’homme à son Créateur dans la louange passe par une tentative pour le nommer. Dire Ses bienfaits, Son amour, Sa grandeur qui surpasse toute chose, c’est pouvoir Lui donner un Nom. Dans le cheminement du mot au nom, le support verbal peut en effet sortir de l’anonyme et approcher la relation ; il n’est plus le véhicule d’informations, mais le lieu de la rencontre personnelle. Encore cette découverte du nom ne va-t-elle pas de soi : pour que le langage humain laisse transparaître la marque de la transcendance, il lui faut une longue ascèse et la possibilité d’un mode analogique du langage, fondé sur le rapport, même incommensurable entre le Créé et le Créateur. De plus, la "conversion des idiomes" chère à la patristique grecque bouleverse l’ordre du langage, puisque toutes les réalités rencontrées dans la vie du Christ ont été aspirées dans l’union entre sa nature divine et sa nature humaine ; si l’on peut paradoxalement écrire que Dieu, impassible, a souffert, que le "summum esse" (l’être suprême) est né de la Vierge Marie ("Sainte Marie, mère de Dieu"), c’est que l’Incarnation de Jésus-Christ a en quelque sorte "décapé" les mots pour leur redonner une vigueur perdue.

Aussi Michel de Certeau souligne-t-il à juste titre que le mot "mystique" à l’époque de saint Jean de la Croix désigne avant tout des manières de parler, tandis que l’expérience intérieure elle-même se nomme "contemplative" ou "spirituelle" [3]. Entendue ainsi, la science mystique est le lieu où s’élabore une « méthode » pour tordre le langage imparfait jusqu’à ce qu’il atteigne Dieu, méthode d’autant plus nécessaire que tout le XVIe siècle recherche une langue fondamentale. A cette époque en effet, l’espace linguistique se disloque, en raison de la progression des dialectes, des échanges permanents entre les pays et les universités et surtout parce que le latin n’est plus la langue officielle unique. Il est en effet remarquable de constater que les poètes mystiques ne choisissent pas la langue de la liturgie et de la scolastique. Et non seulement ils écrivent en langue vernaculaire, loin des usages savants mais ils contribuent aussi à modifier sensiblement cette langue pour lui donner un nouveau souffle par des constructions hardies ou des emprunts à certains dialectes. "Le parler mystique est fondamentalement traducteur" [4].

Impuissance du signe

Aussi riche et rigoureuse soit-elle, l’analyse de Michel de Certeau risque cependant de mal articuler cette conscience du langage à l’œuvre dans l’expérience mystique, peut-être en grande partie parce qu’il limite le champ de son étude à un corpus de textes délimité historiquement par le seizième et le dix-septième siècles, si l’on excepte quelques développements sur la folie dans les siècles antérieurs. La mystique repose en effet pour lui sur une "linguistique des mots" [5]. Il affirme ainsi deux choses complémentaires. En premier lieu, il identifie la phrase mystique à l’impossibilité d’un énoncé structuré et équilibré. La poésie mystique centre son cheminement autour de mots presque séparés les uns des autres, dont l’étrangeté est ainsi soulignée, comme s’ils étaient donnés pour eux-mêmes, dans leur opacité, sans être éclairés les uns par rapport aux autres. C’est en tout cas ainsi qu’il analyse l’oxymore [6] mystique, dont saint Jean de la Croix offre maints exemples :

O brûlure suave,
O plaie délicieuse,
O douce main, ô touche délicate
Qui a la saveur de la vie éternelle
Qui paye toute dette !
Qui donne la mort et change la mort en vie. [7]

La succession de substantifs contradictoires et sans lien ressemble à un défilé d’énigmes obscures, où les expression s’entrechoquent sans former à proprement parler une synthèse unifiée. Parce que la mystique tord le langage, parce qu’elle cherche à tout prix à lui ôter sa fonction strictement référentielle et mimétique, elle met en mouvement, selon Michel de Certeau, "un espace fragmenté en éclats contrastés" [8]. Ceci mène directement au deuxième point : si la mystique est une juxtaposition de mots qui fonctionnent comme autant de monades isolées, l’attention est progressivement attirée sur le conflit entre l’invisible désigné et l’irréductible incapacité du mot à en rendre compte. Il revêt ainsi une densité qui le voile peu à peu de ténèbres : lieu de distorsions et d’artefacts, imperfection revendiquée par les mystiques qui le considèrent comme un outil imparfait, il concentre le regard sur lui-même plutôt que sur ce qu’il désigne. Michel de Certeau, à travers une théorie du "signe opacifié", tend à penser que le langage mystique est en fait une mise en scène de l’impuissance du langage : "cette brisure est la chute du signe. Restent les mots tournés de manière qu’ils montrent leur propre statut : une impuissance" [9].

Or, si cette impuissance du signe touche le cœur de l’écriture mystique, la langue garde cette possibilité - qui est sa vraie force - d’imprimer comme en creux, à la manière du sceau dans la cire, la présence de Dieu. La poésie mystique ne met pas en scène le mot comme un objet clos, elle le soumet à une traversée des apparences salutaire, capable de lui redonner une certaine vivacité. Cette vivacité est d’ailleurs rendue possible par la capacité propre au poète de créer un univers cohérent, où certains principes stylistiques récurrents, certaines images longuement portées par l’écrivain instituent leur propre code. En effet, le symbolisme poétique ne repose jamais sur l’utilisation habile de codes universels qu’il suffirait de connaître pour écrire ou lire (comme dans le cas des symboles mathématiques qu’il faut apprendre), il parvient à créer un autre ordre du langage, dont il définit ses propres règles, renouvelant ainsi à sa manière les "mots de la tribu". La métaphore se construit dans la durée ; ce temps de l’écriture fait apparaître progressivement la pertinence et la richesse de telle ou telle figure de style, tel emploi surprenant d’un adjectif.

Le silence et la parole

Reste un paradoxe fondateur. Car si l’expérience spirituelle passe par la forme du langage, elle délimite progressivement l’espace d’un silence. Michel de Certeau a raison d’écrire à propos de l’oxymore, que "c’est un déictique : il montre ce qu’il ne dit pas [...] Dans un monde supposé tout entier écrit et parlé, lexicalisable donc, il ouvre le vide d’un innommable, il pointe une absence de correspondance entre les choses et les mots" [10]. Toute parole mystique met en scène la grandeur et la faiblesse du langage.

Étant donc seuls, nous nous entretenions avec une extrême consolation ; et en oubliant tout le passé pour ne penser plus qu’aux biens à venir, nous agitions en votre présence, qui êtes l’immuable vérité, quelle sera l’éternelle vie des bienheureux, cette vie que nul œil n’a jamais vue, que nulle oreille n’a jamais entendue, et que l’esprit de l’homme n’a jamais comprise : et les bouches de nos cœurs s’ouvraient avec avidité vers les célestes eaux de votre sainte fontaine, de cette fontaine de vie qui est en vous-mêmes, afin qu’en étant arrosés autant que nous en étions capables, nous pussions en quelque sorte comprendre une chose si élevée [...] En parlant ainsi de cette vie si heureuse, et en la recherchant avec ardeur, nous nous élevâmes jusqu’à la sentir et la goûter en quelque sorte par un prompt élancement de notre cœur : puis, soupirant de n’en pouvoir encore jouir autant que nous eussions voulu, il ne nous resta autre chose que d’y demeurer unis par cet esprit, dont nous avons reçu les prémices ; notre propre faiblesse nous faisant bientôt retourner aux paroles extérieures et au son de cette voix qui se forme dans cette bouche. Et qu’y a-t-il en cela de semblable à votre parole éternelle, mon Dieu, qui en demeurant immuable ne vieillit jamais, et renouvelle toutes choses ? [11]

Le lyrisme extraordinaire de saint Augustin semble distinguer d’un langage "extérieur" un langage intérieur, la "bouche du cœur". Pour goûter la vie céleste vers laquelle tend la prière, il faut trouver les mots du cœur, dans un ordre qui appartient encore au langage, puisque la prégustation des biens éternels se déploie à travers la parole - et même au sein d’un dialogue entre Augustin et sa mère - sans toutefois se confondre ni avec les mots du monde et de "cette bouche" ni avec la parole éternelle du Dieu créateur. L’exigence d’une parole radicalement autre pousse ainsi le langage dans ses retranchements ultimes, dans une transmutation encore minée par sa faiblesse. Autrement dit, l’extrême pointe mystique de la prière, cette union cordiale avec Notre Seigneur, dans l’embrasement provoqué par le Saint Esprit, n’appartient pas au langage à proprement parler et, pourtant, elle passe par les mots [12].

Cet itinéraire définit ainsi une relation particulière entre la parole et le silence. L’oraison aspire au silence comme la patrie-même de l’âme exilée dans la "vallée de larmes" et, pourtant, ceux qui aux yeux de l’Eglise ont humblement accepté ce long chemin de l’union à Dieu débordent de paroles et, comme les premiers apôtres, louent et bénissent Dieu sans cesse. L’aventure spirituelle part ainsi à la découverte d’une parole au-delà d’elle-même. Une ligne de crête aussi ténue ne pouvait que paraître surprenante aux contemporains des mystiques et les obliger parfois à être accusés de fou ou d’illuminés. L’aventure exige en effet de tout donner, de tout abandonner de la maîtrise de la parole pour espérer trouver dans ce silence que nous n’avons jamais vraiment connu les véritables mots des fils adoptifs. Comme l’écrit sainte Thérèse, "Dieu a aussi une tout autre manière d’instruire l’âme, il lui parle sans parler [...] Ce langage est si céleste que nous avons du mal à le faire comprendre ici-bas" [13].

Nécessité du texte mystique

La parole mystique assume cette tension du langage, elle l’illumine même de l’intérieur. Il reste pourtant à comprendre la place exacte qu’occupe l’écriture d’un texte au sein du parcours spirituel. Le texte est-il le lieu de l’expérience mystique, un compte-rendu postérieur ou l’une de ses formes possibles ?

Il ne faut pas négliger dans cette réponse le désir d’enseignement et d’explication qui pousse les mystiques. Le poème livre à autrui la manière dont l’âme peut parler à Dieu et les merveilles qu’elle a pu connaître. Si l’expérience ne peut être transmise comme telle, le lecteur perçoit sa saveur et l’extraordinaire horizon qu’elle dévoile. Une telle volonté apparaît chez saint Jean de la Croix, où le poème ne se sépare pas des commentaires qu’il rédigea pour soutenir les carmélites dans leur effort d’oraison. Il ne cesse d’ailleurs de rappeler que la doctrine très structurée qu’il expose n’est pas extrapolée des diverses strophes qu’il commente mais que ses vers la contienne déjà tout entière.

Si la dimension pédagogique place délibérément le texte mystique dans une situation dialogale, où l’expérience et la parole sont humblement portées au regard d’autrui, elle n’épuise pas le sens de ces textes. saint Ignace de Loyola, par exemple, si l’on en croit la fin de l’Autobiographie, ne destinait pas son Journal spirituel à être diffusé, puisqu’il refuse de communiquer la liasse à Gonçalves de Camara. Pour revenir à Saint Jean de la Croix, le Cantique spirituel est un texte qu’il n’a pas créé à première vue, pour une fin précise ; il l’a porté dans son cœur dès sa captivité de Tolède, il l’a relu et réécrit durant sa vie. Si l’on suit Georges Tavard, ce magnifique dialogue entre l’épouse et l’époux, comporte au moins trois versions [14]. Une telle persévérance dans l’écriture conduit à penser que le docteur mystique attribuait une nécessité à ces vers dans son existence, qui trouve son origine dans l’expérience dramatique de la déréliction et de l’amour de Dieu vécue à Tolède. Son poème porte la trace de son cheminement, il formule la question angoissée de la captivité et de toute expérience spirituelle entrée dans la "nuit obscure" :

Où vous êtes-vous caché,
O Bien-Aimé, et pourquoi m’avez-vous laissée gémissante ?
Comme le cerf vous avez fui
Après m’avoir blessée.
Je suis sortie après vous en criant, et vous étiez parti. [15]

Cette expérience trouve sa mesure et son écho dans un texte lyrique, dont la respiration profonde est à la fois celle du Cantique des Cantiques et des formes poétiques espagnoles contemporaines, familières au jeune Jean. Il existe donc un moment où l’expérience spirituelle passe par une nécessaire formulation qui puisse dilater le cœur jusqu’à le faire parler en vérité devant le Seigneur.

Le journal de saint Ignace

L’écrit spirituel conserve une trace de l’action de Dieu sur l’âme, il porte de manière fragile et parfois éphémère l’empreinte de la main de Dieu, en forme de témoignage. Ainsi s’explique souvent sa forme narrative, soit que le poème, à la manière d’une ballade, raconte une histoire ("Je suis sortie sans être vue / Tandis que ma demeure était déjà en paix" [16]) soit que le mystique choisisse une forme directement narrative, comme l’autobiographie ou le journal [17]. Le journal de saint Ignace de Loyola est parvenu jusqu’à nous - plutôt un fragment de journal écrit au jour le jour entre 1544 et 1545 [18]. Ce "journal des motions intérieures" (interna menti sensa) tente de restituer la vie intérieure du fondateur à un moment crucial où, déjà très malade, il doit prendre une décision essentielle sur la pauvreté de la Compagnie. Jusque-là, les premiers compagnons ont décidé que des revenus partiels devaient être attachés à la Compagnie, afin que puissent être maintenus en état les lieux de culte et que l’activité apostolique des jésuites soit déchargée du souci de trouver de l’argent. La solution ne satisfait nullement saint Ignace, qui va trancher pendant cette courte période en faveur de la pauvreté totale, seule capable de configurer réellement la Compagnie au Christ. A première vue, le journal serait donc la trace écrite de l’élection selon la plus stricte méthode ignatienne : position rationnelle du problème (la liasse contient un memorandum structuré sous la forme "pour ou contre"), complète remise de la décision entre les mains de Dieu (en l’occurrence par la résolution de dire des messes votives à la Sainte Trinité et à Notre-Dame) et recherche de ce qui donne le plus de consolation et d’apaisement. Plus précisément, comme le suggère le titre, le journal note fidèlement les grâces sensibles reçues dans les trois oraisons journalières d’Ignace et pendant la célébration de la messe.

En fait, la décision intervient très tôt. Les consolations abondent et au bout de dix jours, le n’avoir rien semble avoir définitivement triomphé dans le coeur d’Ignace. Pourtant, le journal continue. Comme le rappelle P.A. Fabre, le journal se développe alors apparemment "en excès de son propre objet" [19] puisqu’il devient le projet de voir les Personnes divines dans leur mouvement trinitaire le plus intime. Mais saint Ignace finit par remettre ce projet-même entre les mains de Dieu et ne plus subordonner sa décision à cette vision.

De la Trinité, Jeudi [21 Février] ... A la messe, tout le temps, larmes et en plus grande abondance que la veille, et la voix paralysée une ou plusieurs fois. Senti alors de telles intelligences spirituelles qu’il me semblait comprendre par là qu’il n’y avait, pour ainsi dire, rien à savoir de plus en ce qui concerne la Sainte Trinité. [20]

A la lecture du journal, nous découvrons alors ce que le Seigneur lui apprenait peu à peu, selon le vœu le plus cher du saint, la réalité de la pauvreté totale, celle d’une dépendance complète envers Dieu, d’un refus de maîtriser toute chose comme des objets. Les dernières pages du journal semble précisément au-delà de tout langage articulé, alternant simplement "larmes" ou "abondance de larmes" et "sans larmes" en face de la date et de la messe dite ce jour.

L’expérience mystique s’est ici unie intimement à l’écriture. Le texte se propose d’abord de questionner l’expérience, de la placer dans la durée et dans l’ordre objectif du langage. Confrontée à la nécessité de l’exprimable, elle progresse d’autant. Ignace biffe, rature, noie son cahier de ses larmes, tasse les mots dans l’urgence, parfois connaît quelque nouvelle "motion" au moment où il écrit. Autrement dit, l’acte d’écrire nourrit la prière et la rend humble et fidèle.

Après avoir quitté les ornements, dans l’oraison près de l’autel, de nouveau se laissait voir le même être et la même vision sphérique. Je voyais en quelque sorte les trois Personnes divines, comme j’avais vu la première, c’est à dire que le Père, le Fils et le Saint Esprit sortaient ou découlaient chacun séparément de l’essence divine, sans sortir de la vision sphérique. Et dans ce sentiment et cette vision, nouvelles motions et larmes.
Ensuite, arrivé à Saint Pierre, et commençant à faire oraison au Corpus Domini, le même être divin se représentait à moi avec la même couleur lumineuse, de telle façon que je ne pouvais pas ne pas le voir. Ensuite, pendant la messe du Cardinal de la Sainte-Croix, même chose quant à la représentation et la vision, avec nouvelles motions intérieures. Ensuite, deux heures plus tard, quand j’étais redescendu à l’endroit où se trouve le Saint Sacrement, et que je désirais retrouver la même chose, et que je cherchais, ce n’était plus possible.
Ensuite, le soir, pendant que j’écrivais cela, même représentation, avec une vision de quelque chose par l’intelligence, bien que pour une très grande part ce ne fut ni aussi clair, ni aussi distinct, ni d’une telle grandeur, mais comme une étincelle assez grande, se présentant à l’intelligence, ou l’attirant à soi, et montrant que c’était le même être divin. [21]

Les moments de grande progression spirituelle ne sont donc pas seulement liés à l’abondance des grâces sensibles, ils passent par une vue théologique sur la Trinité ou les souffrances de Jésus, dont la formulation délicate, souvent reprise, est l’un des témoignages les plus précieux du journal. Certes, ce témoignage emploie un langage de la vision et, de fait, l’imagination est mise en mouvement par la prière au même titre que les autres facultés de l’âme ; mais on voit bien que les yeux de la foi cherchent à nommer le moins imparfaitement possible l’indicible. Il reste que l’extrême pointe du parcours est cette perte de l’écriture, cette présence divine si abondante qu’elle configure aux larmes du Sauveur, qu’elle vide absolument le cœur de tout bien propre pour le remplir parfaitement.

Si le parcours mystique ne saurait se réduire à une expérience langagière, si sa pointe extrême le précipite dans un lieu accessible au silence spirituel, la parole demeure la patrie de l’âme dans sa relation à Dieu. Au terme de ce parcours, il serait bien peu sincère de proposer une vue cavalière du rapport entretenu par les mystiques avec l’écriture. Ce serait parcourir d’un bond, avec folie, des terres qu’il nous faut d’abord défricher lentement dans la nuit et la durée. Reste une intuition : le texte mystique apparaît comme un élément indispensable à l’équilibre de la démarche mystique, comme si l’écriture était dans ce cas précis le miroir nécessaire et nullement narcissique de l’écriture.

Cette intuition peut ouvrir sur deux éléments de réponse très provisoires, que je laisse à l’appréciation du lecteur. A lire les mystiques, le texte devient progressivement pour eux une véritable offrande spirituelle à Dieu, un don du plus précieux d’eux-mêmes qu’ils portent aux pieds de Jésus, en action de grâces des bienfaits reçus. Cette offrande peut aller jusqu’à consentir au sacrifice de leur propre maîtrise de la langue. Les poètes mystiques avaient souvent dans leur jeunesse certains talents pour écrire et versifier, pour parler de Dieu et ils acceptent de se laisser aussi déposséder de cela. De plus, le texte est le lieu d’une progression ; il questionne l’expérience en la formulant, il se soumet à un effort de parole inspirée (soit selon un ordre symbolique longuement médité et proche des modèles bibliques, soit selon l’humble objectivité phénoménale de Saint Ignace) pour purifier son cœur en purifiant son langage.

Christophe Bourgeois, né en 1975, ancien élève de l’E.N.S., agrégé de Lettres modernes. Thèse sur Théologies poétiques de l’âge baroque, la Muse chrétien (1570-1630), Paris, Champion, 2006. Enseignant en lettres dans un établissement catholique de la région parisienne.

[1] C’est saint Théodore Studite qui affirma le plus nettement cette position. Pour lui, la possibilité d’être circonscrit, c’est tout simplement le fait d’être une personne différente d’une autre. C’est ce que l’on veut donner à voir dans l’icône et non , comme le prétendait les iconoclastes, l’essence-même de Dieu (ce qui serait peindre sa nature et non son hypostase) dans une conception archaïque ou peindre, c’était vouloir "capter" celui qu’on représente.

[2] H.U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, Aubier, 1975 ; III,2 ("Théologie"), p.228.

[3] Michel de Certeau, La Fable mystique, Gallimard, 1982. "D’une manière générale, on emploie « spirituels », « contemplatifs » ou « illuminés » pour désigner leur expérience et « mystiques » à propos de leurs discours."

[4] Ibid., p.164. M. de Certeau rappelle à ce sujet que les manuscrits circulent dans toute l’Europe. Parallèlement, l’engouement pour les textes mystiques espagnols suscitent de nombreuses traductions qui inaugurent l’importation d’expressions nouvelles.

[5] op. cité, p.171.

[6] L’oxymore est une alliance paradoxale de mots contraires, par exemple « soleil noir ».

[7] "La vive flamme d’amour", in Œuvres spirituelles, Seuil, 1947, p.1104.

[8] M. de Certeau, op. cité, p. 195.

[9] Ibid., p.201

[10] Ibid., p. 199.

[11] Saint Augustin, Confessions, livre IX, chapitre 10. (trad. d’Arnaud d’Andilly). C’est moi qui souligne.

[12] En effet, si la transcendance de Dieu le séparait radicalement du langage, alors les mots de la doctrine, les mots des prières de la tradition n’auraient pas plus de ses que n’importe quel autre vocable. A trop revendiquer un au-delà du langage, on perd un fait essentiel du christianisme, à savoir l’évidence objective de la Révélation.

[13] Sainte Thérèse d’Avila, Autobiographie, chap. XXVII

[14] G. Tavard, Jean de la Croix, poète mystique, Paris, Cerf, 1987, p. 60sq. : il existe une première version de 31 strophes, correspondant à la fin de la captivité à Tolède (1578), une seconde version qui augmente la précédente de 8 strophes, rédigées entre 1579 et 1582, à Baeza ou à Grenade (cette version correspond à celle qui est appelée généralement "A"), une troisième version de 40 strophes comportant de nombreux remaniements et des interpolations de vers et de strophes, sans doute vers 1586, à Grenade ou à Ségovie (généralement appelée "version B").

[15] Saint Jean de la Croix, op. cité, p. 677.

[16] Ibid., commencement de la "Montée au Carmel" et de la "Nuit obscure", p. 1093.

[17] Il manque peut-être à l’étude de Michel de Certeau de s’être posé la question du journal spirituel.

[18] Il n’est pas sûr cependant que la liasse parvenue jusqu’à nous et pieusement conservée par la Compagnie ne soit qu’un fragment. Cette interprétation est fondée sur une extrapolation des dernières lignes du Récit d’un pélerin, qui laissent à penser que Saint Ignace avait tenu un journal pendant plusieures années. Vois les mises au point de P.A.Fabre p. 313 sq. dans l’édition des Écrits, direction M. Giulini, s.j., Christus n°76, DDB - Bellarmin, 1991.

[19] Ibid., p.315.

[20] Ibid., p.340.

[21] Ibid., p.356. [Jeudi 6 Mars]. Corpus Domini est l’autel du Saint-Sacrement dans la basilique Saint-Pierre.

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