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Proudhon et le christianisme (Henri de Lubac)

Paris, Cerf, 2011, 336p.
Jean Lédion

Ce volume III des Œuvres complètes du cardinal de Lubac n’est pas consacré directement aux habituels thèmes de prédilection de notre auteur. À l’époque où paraît ce livre (1945), le marxisme est l’idéologie à la mode chez les « intellectuels » français, alors que l’idéologie nationale-socialiste vit ses derniers jours sur le plan de la politique, mais certainement pas au niveau de la pensée (voir à ce sujet notre recension de Résistance chrétienne au nazisme, dans le numéro 117-118 de Résurrection). C’est pourquoi Lubac tient à montrer qu’il a pu exister d’autres « révolutionnaires » du XIXe siècle pour lesquels l’homme n’était pas qu’un rouage de la société idéale, et qu’une pensée « sociale » pouvait laisser la porte ouverte à une certaine transcendance. On a l’impression que l’auteur, mis au contact de la pensée de Fourier, y a trouvé, peut-être avec une certaine bienveillance, ce côté humain qu’il cherchait. Et cela est bien caractéristique de l’après-guerre, après-guerre des intellectuels qui ne se terminera qu’après le grand coup de balai de mai 68.

Le XIXe siècle a été surtout le siècle des hygiénistes et des ingénieurs. Toutes les têtes pensantes de l’époque ont été fascinées par les récents progrès des sciences physiques et médicales qui autorisaient la mise en place de nouvelles techniques dans tous les domaines de la vie courante. L’homme pense se rendre maître de la nature et, finalement, y arrive, au moins partiellement, dans le domaine industriel. Certains penseurs, et Pierre-Joseph Proudhon (1809-1864) en fait partie, imaginent qu’en matière d’organisation sociale le moment est venu d’introduire de la science dans la manière d’ordonner les sociétés humaines pour les rendre plus efficaces, plus justes et plus heureuses… La justice, c’est véritablement le mot clé qui dirige la pensée et l’action de Proudhon. Sous ce vocable se dessine les contours de la société qu’il appelle de ses vœux.

L’intérêt de l’étude du cardinal est de montrer que, derrière cette notion de justice, se dévoile effectivement toute la pensée de Proudhon, pensée complexe, mais pensée exigeante qui ne veut pas sacrifier à la simplification, cette dernière conduisant toujours à une idéologie réductrice. Mais Henri de Lubac a beau jeu de rappeler que la notion proudhonienne de justice, fût-elle la plus élevée, ne peut être le dernier mot dans les rapports sociaux :

Aussi devons-nous conclure que le progrès moral et social ne saurait consister uniquement dans l’évolution qui transforme ce qui était jusque-là devoirs de charité en devoir de justice. La charité seule est perfection de la justice. Dans la charité seulement, toute justice sera accomplie.
La charité suppose la justice, comme le Nouveau Testament suppose l’Ancien. Et pas plus que cet Ancien Testament n’est détruit par le Nouveau, la justice n’est détruite par la charité. Elle est assumée par elle et lui devient homogène. Comme le Christ, en un sens, crée l’Ancien Testament lui-même, qui cependant le prépare, et lui donne en tout cas sa signification et sa valeur éternelle en l’achevant, ainsi en est-il de la charité, qui crée à la fois et consomme la justice. (p. 239)

Ainsi, selon son habitude, l’auteur souligne chez Proudhon ce que sa pensée a de lucide, d’exigeant, tout en en montrant les lacunes et les insuffisances. Ce qui l’attire est qu’il ne s’agit pas d’un système fermé, mais d’une vision qui n’évacue pas la contradiction. Mais cette pensée est encore baignée, à l’époque, par une culture produite par des siècles de christianisme, qui imprègne encore la société jusque chez ceux qui se veulent athées. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, et c’est pourquoi Proudhon n’est plus guère d’actualité. Mais la lecture de ce livre est là pour nous rappeler que les « évidences » de la pensée dominante d’une époque ne sont pas éternelles, et il est bon, à cette occasion, que le cardinal de Lubac nous rappelle, aussi, que seule la charité ne passera pas.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

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