Rechercher

Proust, ou le mémorial de l’illusoire

Cécile Reboul

La Recherche du Temps perdu est une quête de l’Être saisi uniquement sous son nom de Beauté.

Il s’agit d’atteindre la beauté non par la seule contemplation du monde, comme le Narrateur enfant - ou de l’objet d’art, comme Swann - mais par la création, compte tenu du fait que la création est un degré supérieur de la contemplation. En effet, il nous est clairement affirmé dès le premier volume de la Recherche que l’œuvre d’art préexiste en quelque sorte à sa manifestation, "elle [appartient] à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n’avons jamais vues, mais que, malgré cela, nous reconnaissons avec ravissement, quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre" (DS) [1] ; par conséquent, l’artiste "[se contente] de la dévoiler, de la rendre visible" (DS). Son seul devoir et son seul mérite sont "d’en suivre et d’en respecter le dessin" (DS) : d’être absolument fidèle à ce qu’il voit. C’est pourquoi Swann écoutant la petite phrase comprend que "tout amateur un peu fin [se serait] tout de suite aperçu de l’imposture si Vinteuil, ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, ayant cherché à dissimuler en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main [...]" (DS). Certes, c’est dans "l’invisible" que le compositeur va chercher la forme qu’il "dévoile", mais cette forme se révèle à lui parce qu’elle a une existence réelle. "Swann ne se trompait pas en croyant à l’existence réelle de la petite phrase" nous dit en effet le Narrateur. Et aussi "Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre" (DS). Or, ces idées sont "voilées de ténèbres, impénétrables à l’intelligence". Ce n’est donc pas par une opération intellectuelle que l’artiste atteint la forme, mais par une perception intuitive, de sorte que le vocabulaire le plus approprié pour rendre compte de ce mode particulier de connaissance est celui de la vision - de l’évidence au sens étymologique - et de la lumière. L’artiste est celui qui voit l’invisible. Mais de quel invisible s’agit-il ? Le monde et l’ordre auquel appartient l’œuvre d’art, de quelle manière sont-ils autres ?

Épiphanies

Constatons d’abord que cet invisible est donné par le visible, et si nous considérons le seul artiste de la Recherche dont l’aventure intérieure nous soit révélée dans sa totalité - c’est à dire le Narrateur - nous nous apercevons qu’il lui est donné très tôt : à Combray, pendant les promenades de son enfance. "Tout à coup, dit-il, un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher, au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’arrivais pas à découvrir". (DS). Une fois, pourtant, il y arrive. C’est le jour où les circonstances le conduisent et presque le contraignent à exprimer avec des mots l’impression qu’il éprouve devant les clochers de Martinville et le clocher de Vieuxvicq aperçus en perspective depuis la voiture du docteur Percepied. L’enfant ne se soucie pas d’analyser le mécanisme de ce qui se passe en lui, mais le Narrateur adulte racontant la scène met en évidence le fait que "ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase, puisque c’était sous la forme de mots qui [lui] faisaient plaisir que cela [lui] était apparu" (DS). C’est pourquoi, dès qu’il a fini de composer sa description, l’enfant est "parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux". La vision épiphanique est chronologiquement première, mais elle est confuse, le plaisir qu’elle donne est mêlé de douleur - du moins de malaise - et elle ne devient elle-même que si "le cliché est développé" (TR) [2] ; s’il ne l’est pas, l’image reçue d’abord ne sert à rien. Ainsi le Narrateur constate que "se sont entassées dans [son] esprit bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentie"(DS). Ce qui signifie que l’œuvre d’art élaborée est ontologiquement fondatrice, donc réellement première. Le monde extérieur donne à l’artiste telle image qui provoque en lui une émotion spéciale. Que l’image reçue soit ou non conforme à l’objet dont elle procède n’importe pas : il y a dans la Recherche nombre d’erreurs de perception rectifiées plus tard, dont la fécondité esthétique a été très grande et n’est pas modifiée par la rectification. En effet, c’est l’impression seule qui compte, c’est elle seule qui renvoie à "l’essence permanente et habituellement cachée des choses" (TR). Le monde extérieur lui-même pourrait très bien être complètement illusoire, là encore peu importe, car il ne vaut que pour autant qu’il est une vaste métaphore de l’Être, un grimoire à déchiffrer qui se présente sous la forme de clochers, d’herbes folles, de situations, de personnages. Mais ce déchiffrement n’est pas la recherche d’un sens philosophique, c’est seulement la recherche du mot, de la phrase, de l’image verbale qui révèlera très exactement la lumière telle qu’elle apparaît quand elle prend la forme d’une herbe folle ou d’un clocher ou d’un reflet dans l’eau. Le Narrateur, au moment où, dans Le Temps retrouvé, comprendre ce qu’il doit faire, s’aperçoit qu’il lui faut "[essayer] de penser, c’est à dire de faire sortir de la pénombre ce qu’ [il] a senti, de le convertir en un équivalent spirituel". Le verbe penser pourrait prêter à confusion. "Or - ajoute-t-il aussitôt - ce moyen qui me paraissait le seul, qu’était-ce autre chose que faire une œuvre d’art ?".

D’où suit que la Recherche est un défilé incessant d’objets de toute sorte qui pourtant, peut-être, n’existent pas, en tout cas n’ont en eux-mêmes aucune valeur, ce qui revient à peu près au même. Ils n’ont d’autre fonction que d’être des visions, c’est à dire au bout du compte d’ouvrir accès à l’invisible qui engendre les formes et au silence qui engendre les harmonies. Cependant, ils sont absolument indispensables, car la beauté ne peut se manifester qu’à travers l’image - qui est en donc la métaphore - et pour chaque artiste à travers telle image de tel objet, qu’il n’a pas arbitrairement choisie mais qui lui est, mystérieusement, imposée. D’où le fait que les grands passages dans Proust se terminent toujours par une description qui n’est pas une ornementation, car il y a plus dans l’image, plus et autre chose que dans la théorie, fût-elle exacte et féconde, l’image étant le seul mode d’apparaître de l’Être.

La vraie vie

Par conséquent, ce défilé d’objets, cette complaisance à décrire, à ornementer qui, à première vue, semblent très simplement baroques se rapprochent beaucoup plus de la surcharge des temples hindous où le multiple, rigoureusement régi par la nécessité symbolique, est le seul mode de perception de l’Un. Cet Un, pourtant, nous n’avons pas le droit de l’appeler Dieu. En tout cas, il n’est pas le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et les objets-signes de la Recherche sont brûlés par le feu qu’ils révèlent - un feu, d’ailleurs muet, car la parole qui donne accès à l’Être, c’est en lui-même, dans son propre esprit, que l’artiste la trouve, chaque fois qu’il a "la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression" (TR). Il change d’ordre, certes, puisqu’il passe du monde matériel incertain au monde des essences seul réel, mais c’est lui-même qui doit "convertir" les données de sa propre expérience sensible "en un équivalent spirituel". Ainsi, "le monde divin où [l’artiste] a accès" lui apparaît en quelque sorte par transparence, parce que ce monde-ci est épiphanie ou plutôt métaphore de l’Être, et non pas parce que Dieu le Transcendant, le Tout Autre se révèle dans le buisson ardent. Encore moins s’incarne-t-il, et il est significatif à cet égard de constater qu’au terme de sa recherche le Narrateur dit : "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature" (TR). (Cette affirmation peut être étendue à toute expression artistique, car, pour Proust, ce qui est vrai d’un art est vrai de tous).

Or, cette vie, pour chaque artiste, c’est sa vie dans ce qu’elle a de plus singulier. L’artiste est l’indispensable médiateur entre le monde des essences et la réalité grossière - on a envie de dire : entre la réalité réelle et la réalité apparente - et il ne l’est correctement que s’il est absolument fidèle à son impression en tant qu’elle est sienne, s’il décrit sa propre réalité et non pas "cette espèce de déchet de l’expérience à peu près identique pour chacun" (TR) qui est ce que nous appelons ordinairement réel. De plus, quant à la beauté de l’œuvre, l’artiste ne relève que de lui-même, car "le talent d’un grand écrivain n’est qu’un instinct religieusement écouté" (TR). Or, cette beauté est immédiatement perceptible à autrui. En effet, à propos de cette petite phrase, Swann constate qu’elle a capté "jusqu’à l’essence" d’états intérieurs - "états de l’âme" - dont elle fait "confesser [le] prix et goûter [la] douceur divine par tous ces mêmes assistants - si seulement ils sont un peu musiciens - qui ensuite les [méconnaîtront] dans la vie en chaque amour particulier qu’ils [verront] naître près d’eux" (DS).

Et le Narrateur confirme et généralise dans Le Temps retrouvé : "le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun" (TR). Nous croyons donc que paradoxalement, l’artiste le plus rigoureusement personnel est, par là même, le plus rigoureusement universel et que le plus subjectif coïncide avec le plus objectif. Mais restons-en là : rien dans le texte ne fonde cette coïncidence. Elle est seulement constatée comme un fait absolument certain, dont la raison ne nous est pas donnée, tout simplement parce que l’auteur ne la connait pas et qu’il est fidèle à sa règle de ne parler que ce qui relève de son expérience propre.

Le jeu de la métaphore

Le secret que révèle l’art, cette vérité à la fois entièrement subjective et entièrement objective, nous ne sommes pas étonnés d’apprendre dans Le Temps retrouvé que la métaphore en est pour l’écrivain l’expression la plus adéquate : "la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport [...] et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style ; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une à l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore".

Ainsi que la vie... Le Narrateur en effet s’aperçoit que souvent il n’a saisi "la beauté d’une chose que dans une autre". Nous avons vu déjà que ce monde-ci est en quelque sorte métaphore de l’Être. On peut dire aussi que le Narrateur découvre l’existence, la nature et le sens de sa vocation d’écrivain grâce à une métaphore : l’expérience de la réminiscence. La réminiscence est en effet une métaphore privilégiée de la création comme le montre l’analyse qu’il fait de ce qui vient de se passer en lui dans la cour, puis dans la bibliothèque de l’hôtel de Guermantes : "qu’un bruit, qu’une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient à nouveau à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée..." Réelles sans être actuelles, idéales sans être abstraites : c’est là exactement le mode de présence des images dans le poème ou dans le roman. Donnant accès à l’essence des choses, la réminiscence donne par là-même accès à l’essence de l’être individuel, car, en ressuscitant un moi passé identique au moi présent, elle rend perceptible par intuition immédiate l’extra-temporalité du je. Ainsi s’explique l’extraordinaire jubilation qui l’accompagne : "l’être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu’elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu’elle avait d’extra-temporel, un être qui n’apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire en dehors du temps".

Il n’en reste pas moins que, si la réminiscence est une expérience privilégiée au point que c’est elle qui permet au Narrateur de comprendre pourquoi et comment il est écrivain, elle a besoin d’être dépassée. De même que la vision épiphanique produit un plaisir incomplet - d’ailleurs identique, le texte l’affirme à plusieurs reprises, à celui que donne la réminiscence - et n’apporte rien si elle n’est pas "développée" c’est-à-dire si elle ne conduit pas à écrire, de même tant que le Narrateur n’a pas compris que le contenu du souvenir n’est pas important en lui-même, mais seulement en tant qu’il constitue un premier pas vers l’écriture et un matériau pour l’écriture, il se borne à se remémorer son passé, ce qui ne lui sert pas à grand chose : le charme de la remémoration s’en va vite, car elle n’est pas la réitération de l’expérience initiale et ne peut protéger le Narrateur de l’ennui et du désespoir. Ainsi, dans un premier temps, l’expérience de la petite madeleine est inféconde et elle le resterait, s’il n’y avait pas, plus tard, les pavés inégaux et les autres réminiscences de l’hôtel de Guermantes. Se perdre dans la remémoration conduit le Narrateur à la déception du retour à Combray, parce qu’il a cru que le charme qui est dans le souvenir des choses était dans les choses elles-mêmes et non dans l’acte de mémoire, déjà créateur. Il n’est sauvé que lorsqu’il comprend qu’il s’agit d’échapper au temps, en menant à son terme l’acte créateur - lequel est en quelque sorte sans durée - et non de pérenniser le temps par le souvenir-document. La relecture ne fait pas durer, car elle est contemplation de l’œuvre d’art et, comme telle, réitération - certes dans un registre un peu inférieur, mais réitération tout de même - de l’acte créateur. Par conséquent, le charme ne s’use pas : le vrai Combray n’est certes pas Illiers, il n’est même pas celui qui ressurgit un jour d’hiver d’une tasse de thé. Le vrai Combray est celui qui apparaît dans Combray tel qu’il n’a jamais existé, tel que, pourtant, il est.

Nous voyons par là-même que l’analogie que Proust a suggérée entre la réminiscence et l’Eucharistie - quand il dit par exemple "Notre vrai moi qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps" (TR) - n’existe guère que sur un point : la réminiscence, comme le mémorial, met au présent ce qui est passé. Mais elle n’est qu’un reviviscence, objective parce que subjective, "d’états d’âme" du sujet contenus, en quelque sorte, par les images absolument personnelles que lui rend la rencontre fortuite de tel objet : "Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas" (DS). Mais nulle part ne se trouve, même voilée, la présence objective de Quelqu’un d’autre, présence qui n’a pas besoin d’être subjectivement perçue pour être réelle. Nulle part, non plus, l’équivalent des paroles sacramentelles. Les paroles viennent après, si l’impression est "convertie" en expression, et alors seulement le temps est retrouvé. Mais là encore, nous sommes renvoyés à l’univers intérieur de l’écrivain... Il y a, certes, coïncidence entre l’être individuel et l’Être universel. Mais c’est de l’Être qu’il s’agit, non pas de Jésus Christ fils de Dieu, mort et ressuscité.

La réalité et le néant

En outre, des trois noms de l’Être, un seul est réellement prononcé. Car le vrai et le bien n’ont pas d’autonomie par rapport au beau. Le mot vérité est constamment utilisé, mais remarquons qu’il est employé dans le sens où on l’emploie quand on parle de la vérité d’un tableau. Il pourrait être souvent remplacé par le mot réalité, et il renvoie à l’œuvre d’art en tant qu’elle est plus réelle que ce que nous appelons habituellement réel. Du bien, il est fort peu question. Le Narrateur s’astreint à décrire tous les comportements avec la plus absolue neutralité, et il n’y a pas de vertus ni de vices, il n’y a que des caractéristiques plus ou moins agréables à autrui - encore cet agrément varie-t-il en fonction de l’interlocuteur et du contexte. Le sadisme de Monsieur de Charlus est une de ses caractéristiques, au même titre que son raffinement. On s’aperçoit vite que, quand le problème moral est posé, il ne l’est qu’en fonction des impératifs de l’art. Évidemment, le bien n’est pas l’objet propre de la littérature et quand le Narrateur dit "la meilleure partie de ma jeunesse, la plus intelligente, la plus désintéressée [n’aimait] plus que les œuvres ayant une haute portée morale et sociologique, même religieuse" (TR), il a raison de le déplorer, car ce n’est pas là, en effet, "le critérium de la valeur d’une œuvre" - d’une œuvre d’art, précisons-le (et constatons que lui ne le précise pas). Mais autre chose est d’affirmer "l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai jugement dernier" (TR). Définir ainsi l’art comme ascèse et comme apocalypse, c’est bien subordonner complètement le bien au beau, et cela hors de l’œuvre elle-même.

Le salut qu’apporte à l’artiste son art se limite donc à lui-même, car la seule contemplation de l’œuvre d’autrui n’est pas salvatrice, c’est la création qui l’est. Tout homme est, certes, un artiste en puissance : cette vie, seule réellement vécue, qu’est la littérature, Le Temps retrouvé nous dit qu’en un sens, [elle] habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir". Pourquoi ne cherchent-ils pas ? Par paresse, par sottise, par vanité, par manque de courage ? Pour tout cela à la fois. Mais aussi, peut-être, parce qu’ils n’ont pas eu de chance, parce que les expériences cruciales qui leur eussent révélé leur vrai moi n’ont pas eu lieu : "Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs du premier" (DS) nous dit le Narrateur juste avant l’épisode de la petite madeleine. Par quel privilège certains montent-ils dans la barque alors que d’autres sont repoussés loin du rivage ? Dans le livre VI de L’Énéide, la Sibylle répond à la question d’Énée. Proust n’y répond pas.

Mais le texte pose une autre question, plus fondamentale encore : la réalité, la seule qui nous soit perceptible, celle de l’œuvre d’art, est-elle bien réelle ? Swann constate que la petite phrase a "épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui [est] assez touchant". Incarnation ? Certainement pas ! Le texte continue : "Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus". Les Idées ne se sont pas incarnées, c’est nous qui les avons capturées et leur capture constitue un élément de preuve, puisque le néant ne peut s’approprier l’être, de l’existence et de l’immortalité de notre âme. Preuve toutefois insuffisante : "Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable". De même, après la mort de Bergotte, le Narrateur s’interroge : "Mort à jamais ?" mais là encore, la réponse n’est qu’un peut-être : "Qui peut le dire ?".

Qui peut le dire en effet dans univers où seules sont reçues comme vraies les évidences et où seule la beauté est totalement inévidente. L’être y apparaît par épiphanies successives, dans la discontinuité d’instants qui échappent au temps. Cette éternité extra-temporelle est source d’un temps imaginaire dont nous savons seulement qu’il est plus réel que celui de la vie quotidienne et que celui des horloges, mais dont nous ne pouvons pas être sûrs qu’il n’est pas seulement un miroitement du néant.

Cécile Reboul, mariée, deux enfants. Agrégée de Lettres Classiques, professeur de Lettres au Lycée du Parc à Lyon.

[1] DS : Du côté de chez Swann.

[2] TR : Le temps retrouvé.

Réalisation : spyrit.net