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Psychanalyse : anamnèse

Alain Besançon

Il y a, je crois, un peu plus de trente ans (ou un peu moins) que je me suis demandé, sur un divan, ce que diable j’y faisais. Le vieux monsieur, plein de bonté et de finesse, qui se trouvait derrière moi trouva sans doute la question pertinente et, sans qu’il y eût besoin d’autre commentaire, je me levai et nous prîmes congé. J’avais et j’ai toujours pour l’excellent homme, mort depuis bien longtemps, de la reconnaissance et une sorte d’affection. Le souvenir de cette « fin de cure » me revient à l’occasion de lectures que je fais en vue d’une étude sur l’esprit de 1968, parce que les interprétations psychanalytiques de l’événement furent nombreuses et contradictoires.

Si je puis permettre une « association libre » qui me vient en me remémorant la scène, c’est une anecdote qu’on racontait alors. Une annonce dans Le Chasseur français : « Ex-ami des bêtes, radicalement guéri par la psychanalyse, échangerait petite chèvre blanche contre femme, même ayant passé. Écrire à M. Seguin ... ». Ce qui me mène à une autre association ... Mais non. Je ne vais pas recommencer ma psychanalyse. D’ailleurs, à mon âge, je n’ai pour ainsi dire plus d’inconscient.

Une école vivante

Beaucoup de temps a passé. La psychanalyse à Paris, dans les années soixante, était une école vivante, conquérante. Elle pouvait passer pour une alternative au marxisme ambiant, car celui-ci la condamnait en termes vifs. Elle occupait la portion du terrain laissé libre, le partageant avec le structuralisme avec qui elle avait de bons rapports de voisinage. 1968 fut l’année de la réconciliation générale. Chacun se souvient que rue Saint-Guillaume, au-dessus du grand amphithéâtre Mao-Tsétoung, il y avait, en seconde mais honorable place, l’amphithéâtre Freud-Che-Guevara. Cet été-là, Lucien Goldmann enseignait à qui voulait l’entendre le « freudo-marxisme ». Le bon Châtelet, si je m’en souviens bien, était prêt à y adjoindre le structuralisme, l’existentialisme, la phénoménologie et bien d’autres choses. Le Père de Certeau amalgamait tout cela en des élévations sublimes.

Ma foi, cette conjonction de Freud et de Marx ne fut pas de mon goût. Le marxisme ou les marxismes, je savais depuis longtemps ce que c’était. Je soupçonnai que ces deux doctrines pouvaient être deux espèces d’un même genre. Raymond Aron montrait par son exemple ce que penser veut dire. Je m’éloignai tout doucement de la psychanalyse et du milieu psychanalytique.

Je partis donc sans me fâcher avec personne, en conservant mes amis et par étapes. Je cessai de fréquenter l’hôpital psychiatrique. Quand le patient que j’avais pris en psychanalyse eut terminé sa cure (radicalement guéri), je n’en pris pas d’autre. J’écrivis encore quelques articles dans le genre psychanalytique, puis ce fut fini. J’avais une assez vaste et complète bibliothèque psychanalytique. Je ne l’ouvris plus jamais, et ce fait mérite un instant de réflexion.

Lectures et savoirs

J’avais lu Freud attentivement, ainsi que d’autres pionniers : le brillant et imaginatif Ferenczi, le solide Abraham, les ethno-psychanalystes, comme Roheim et surtout Devereux qui fut un proche ami. J’avais lu Tausk, Reich, Melanie Klein, qui tous jouaient au bord du plus excitant délire, et les Anglais comme Jones ou Glover qui essayaient ou faisaient semblant de connecter la doctrine à l’empirisme et au common sense. J’avais pioché l’excellent dictionnaire de Laplanche et Pontalis, qui, en épuisant pratiquement la doctrine, ne lui a probablement pas rendu service. Dans le même genre, j’avais soigneusement lu un court manuel de Charles Brenner, que Devereux jugeait suffisant, ce qui est probablement vrai. J’avais écrit un livre (Histoire et Expérience du Moi) [1], que j’ai désavoué comme le seul de mes livres qui ne mérite pas d’excuses, et je me demande aujourd’hui quel rapport soutient avec moi le personnage qui l’a mis sous ma signature. J’avais publié, sur commande, une anthologie intitulée : L’Histoire psychanalytique [2]. Je la cherche en écrivant ces lignes, je la trouve couverte de poussière, je la rouvre : elle est fort prudente et critique et je sens bien, rétrospectivement, que le coeur n’y était plus. Je peux dire que j’avais une connaissance étendue de la littérature du sujet qui est énorme : voir le célèbre répertoire bibliographique de Greenstein. Il faisait déjà à l’époque sept épais volumes. Comment se fait-il que cette considérable lecture se soit engloutie dans mon oubli et pas dans mon inconscient ?

Il y a des savoirs spéciaux dont l’utilité et l’usage débordent sur d’autres savoirs spéciaux. Un historien aura intérêt à connaître la philosophie, les belles lettres, la peinture. Le savoir psychanalytique, lui, ne sert qu’en psychanalyse. Le psychanalyste n’a pas cette impression, puisqu’il a la conviction que son savoir illumine et donne son vrai sens à l’histoire, à la philosophie, aux belles lettres, à la peinture. Il pense qu’il est en possession d’un instrument de lecture si puissant qu’il surclasse le savoir des historiens et des philosophes et rend presque inutile l’apprentissage de ces disciplines. Mais, s’il sort de la psychanalyse et veut se mettre réellement à l’histoire ou à la philosophie, il s’aperçoit qu’il a tout à apprendre et que la psychanalyse ne lui est plus d’aucun secours. Il met donc de côté ce savoir dont il n’a plus l’emploi. Devenu réellement historien ou philosophe, il ne rouvre plus son Freud que comme historien ou comme philosophe, afin de le classer comme phénomène historique ou de mesurer sa place dans la pensée. En général, il n’en a même pas envie.

Mais je ne suis pas là pour raconter ma vie. De quelle nature est donc le savoir psvchanalytique et que peut-on en espérer ?

Hors de la science ?

Un des principaux handicaps de la psychanalyse a été de s’être déclarée trop longtemps scientifique. Au temps de Freud, quand on voulait donner quelque crédit à ce qu’on pensait avoir découvert, il fallait assurer que c’était de la science. Du vivant même de Freud, cette prétention a été anéantie. Les thèses de la psychanalyse, a-t-on fait remarquer, ne se prêtent pas à vérification. On ne peut pas prouver non plus qu’elles soient fausses, ce qui fait qu’aux yeux poppériens elles n’appartiennent pas au domaine scientifique. On n’a jamais vérifié expérimentalement les résultats d’une cure psychanalytique. Statistiquement, affirme-t-on, les patients s’en tirent ni mieux ni plus mal que s’ils ne s’étaient pas allongés sur un divan quelques centaines de fois. Une évolution normale, une maturation, quelques années de plus, et ils se seraient probablement retrouvés au même point. Peut-être même s’en seraient-ils mieux portés. Il est, en tout cas, difficile de prouver le contraire.

A ces arguments, les psychanalystes et les psychanalysés répondent en avançant une expérience intime, ineffable autrement qu’en termes psychanalytiques, et aux yeux des scientifiques ce ne peut pas être tenu pour une réponse sérieuse. Mais les savants exagèrent et en se mettant à leur point de vue, on peut tout de même formuler les observations suivantes.

D’abord, il semble qu’en matière de psychologie la science expérimentale, la vraie science hypothético-déductive, n’ait obtenu jusqu’ici que des résultats assez minces. De l’extérieur, la psychanalyse semble plus intéressante.

« L’enfant est le père de l’homme »

En effet, Freud et ses continuateurs ont observé certains phénomènes, d’ordre positif. Ils se regroupent, comme ils l’ont dit eux-mêmes, autour de l’enfance de l’être humain, période immensément longue en temps subjectif, où ils ont vu le siège de grands événements et de grands drames. Cela n’avait pas été vu avant eux, seulement soupçonné, par l’intermédiaire de la fiction romanesque ou des mémoires, littérairement en somme, et cela n’avait jamais fait l’objet d’une enquête systématique. C’est une période intéressante parce que « l’enfant est le père de l’homme » (Freud) et que l’homme n’oublie jamais ce qui lui est arrivé enfant, alors qu’il oublie progressivement tout le reste. Le champ est donc passionnant. La psychanalyse a donné une explication de la douleur de l’enfant, de son retentissement sur le reste de sa vie. Bien sûr cette explication est soumise au doute. On peut arguer qu’elle est fausse de bout en bout, surtout si on la prend dans son étendue de théorie générale de l’âme humaine (« âme » étant, en l’occurrence, remplacée par « psychisme » ou « appareil psychique »).

Restent les faits observés qu’il n’est pas facile d’assigner à la rêverie ou à la chimère. Je ne me risquerai pas à dire ce qu’est le complexe d’Œdipe - et d’ailleurs Freud, alors que c’est le pivot de son œuvre, a pris soin de ne jamais l’exposer dogmatiquement - mais ce nœud familial souffrant existe bel et bien, sans doute moins universellement que le prétend son inventeur, mais tout de même souvent. Au moins dans nos sociétés. De même un grand nombre d’éléments de la panoplie freudienne ont probablement une base objective dans la nature. Ils pourraient accéder au rang de phénomènes « préparables » pour l’étude scientifique, si la théorie justement ne prétendait pas en avoir déjà fait la théorie scientifique, alors qu’il n’en est rien. Mais ce n’est pas une raison pour les rejeter dans la non-existence. Ils existent à l’intérieur d’une théorie - car aucun fait ne peut subsister dans la conscience autrement - qui n’est pas scientifique, mais peut-être, ce qui serait déjà beau, préscientifique. L’astrologie a été l’utérus qui a porté pendant des siècles l’astronomie. Au temps de Kepler et encore de Newton, l’astronomie restait attachée à tout un placenta qui n’est tombé que plus tard. On se moque du genre d’explication qui explique aussi bien un symptôme que le symptôme opposé par la même formule, du type : « Il (ou elle) a une mauvaise relation à la mère ». Il n’empêche qu’un bon psychanalyste sera souvent capable de juger correctement du cas et de prévoir comment il va évoluer. Et non seulement il tombera juste, mais encore un autre psychanalyste indépendant sera capable du même jugement et du même pronostic. Nous serions donc devant une « pré-science », comme étaient la physique, la chimie et l’astronomie de l’Antiquité et de la Renaissance. La pré-science savait quelque chose du phénomène, même si elle n’était pas capable de l’isoler, et était capable même de prévoir certains effets. Avec beaucoup d’épicycles, on prévoyait fort exactement le mouvement capricieux des planètes. Les épicycles n’étouffaient pas les phénomènes. Cela arrive parfois avec l’accumulation des « épicycles » psychanalytiques mais pas toujours. Quel que soit le statut que prendra plus tard le « complexe d’Œdipe », quelque nouveau nom qu’il puisse prendre au sein d’une théorie toute différente, il y a peu de chances qu’on le range au magasin des illusions et des chimères au même titre que le mauvais œil ou l’influence de la Lune. L’Œdipe et nombre de notions découvertes par Freud et son école appartiennent, jusqu’à plus ample informé et sous bénéfice d’inventaire, à l’ordre des « choses vues ». Ce sont des phénomènes qui attendent d’être mis en forme par des lois. Malheureusement, beaucoup croient que c’est déjà fait. De toute manière, il est douteux qu’on parvienne jamais, s’agissant de l’homme, à des « lois ». L’intention « scientifique » de la psychanalyse doit cependant être considérée comme une bonne intention, une intention de sérieux.

Freud, grand lecteur

Il est en tout cas un domaine où il apparaît clairement que la psychanalyse a « vu » quelque chose, c’est celui des textes littéraires. Je suis de plus en plus convaincu que Freud a été plutôt un grand lecteur qu’un grand clinicien. La lecture de Sapho, d’Alphonse Daudet, et d’autres textes littéraires plus nobles et plus antiques, a à mon avis davantage contribué à la construction du système que le vague à l’âme des jeunes femmes viennoises, voire même que le prodigieux « Homme aux loups » qui s’est prêté au jeu au-delà du vraisemblable. La psychanalyse indubitablement réussit à donner à certains textes une cohérence, un sens, vraiment convaincants. La littérature de l’époque s’y prêtait, si attentive aux mouvements mêlés du coeur et du corps. Gaston Leroux, dans Le Parfum de la dame en noir, a donné une magnifique illustration contemporaine du fameux complexe. Je ne dis pas que cette grille de lecture donne le seul sens, le vrai sens, ni même qu’elle morde sur la valeur proprement littéraire du texte. Même Freud le reconnaissait. Toutefois, quand Starobinski (qui n’est pas psychanalyste, mais c’est sans importance), ou Anzieu décortiquent Rousseau ou Robe-Grillet et Marthe Robert, Kafka ou Flaubert, il est bien difficile de se détourner ce qu’ils y ont su voir.

J’ai procédé moi-même autrefois de cette façon sur Pouchkine, Dostoïevski, Michelet, Flaubert. On m’a réclamé récemment le court article que j’avais produit il y a plus de vingt ans sur un texte de Flaubert. Je l’ai relu. Il est ingénieux et gratuit comme un mot croisé dont on a rempli toutes les cases, mais il me semble avoir été écrit dans une autre vie dont je suis séparé par plusieurs métempsycoses. Je n’en dirai pas autant d’autres travaux sur les auteurs russes. Où est la différence ? Il me semble qu’elle tient à ce que j’y ai mis davantage de moi-même, de mon sang, de mes tripes, et c’est pourquoi je m’y retrouve fondamentalement inchangé, sous les épaisseurs du système, avec une naïveté et une franchise qui me touchent et que je ne renie pas. Or un psychanalyste me dirait : c’est parce qu’à propos de la Russie vous avez effectué un « transfert » ou un « contre-transfert » authentique qui vous a permis de descendre plus profond dans vous-même et dans ce monde en même temps, les lisant l’un par l’autre. Je serais trop heureux d’accepter cette explication. Mais nous voilà bien loin de la question sur la validité scientifique de la psychanalyse. A-t-elle au moins une existence philosophique ?

La famille de Schopenhauer

L’obstination de Freud à se vouloir, à s’affirmer savant, a obnubilé, et peut-être à ses propres yeux, sa dépendance envers le mouvement philosophique. Sa famille est celle qui sort de Schopenhauer. Dans la mesure où Schopenhauer avait pris de Cabanis (comme l’a montré Serge Besançon), il était apte à une lecture psychiatrisée. Sans vouloir ici entrer dans le détail, la Volonté schopenhauerienne, le Vouloir-vivre, le drame de la vie sexuelle, le trouble du sexe féminin, le pessimisme radical, le déterminisme inconscient et sa négation par l’illusion du libre arbitre, tout cela entre dans la première comme dans la seconde « topique » freudienne, sous les espèces de la pulsion, de l’inconscient, du surmoi, du ça, de la lutte finale entre éros et thanatos. Schopenhauer était au temps de Freud un élément de base de la koinè philosophique, et Nietzsche se « détachait » sur ce fond, comme les hégéliens de gauche sur l’hégélianisme. On pourrait dire que Freud se présente comme une confirmation médicale d’allure scientifique des intuitions de Schopenhauer, et comme indiquant une voie de guérison pour ceux qui étaient tombés malades de s’en être imbibés. Dans le climat symboliste de Vienne, quand Klimt peignait dans l’aula de l’université une grande fresque au sens explicitement schopenhauerien, on comprend que les jeunes femmes prissent le chemin de la Berggasse, du bel appartement plein de bibelots et de fumée de cigare et s’allongent enfin sur le divan recouvert de tapis où elles associaient librement.

« Radicalement guéries », elles repartaient dans l’existence munies d’une philosophie. De Freud sortent, dans le domaine de l’agir et de la morale, deux conclusions opposées et également cohérentes avec la doctrine. Freud lui-même attendait de la cure la possibilité de vivre enfin selon les normes classiques. Quand on lui demandait ce que c’était de n’être pas névrosé, il répondait sobrement : aimer et travailler. La formule de la cure, a-t-il déclaré, est : « là où était le ça, le moi doit advenir ». Ce qui, traduit en langage ordinaire, rejoint la morale stoïcienne (ou, si l’on veut, épicurienne). Il est souhaitable que le sujet soit assez fort et maître de ses passions pour supporter l’adversité, pour choisir judicieusement entre ses plaisirs, et ne retenir que les vrais, les raisonnables, ceux qui ne font pas souffrir. Freud était rigoriste en morale, classique en littérature, conservateur en politique.

Cependant, cette vision « stoïcienne » a été combattue du vivant même de Freud. Si la névrose est la conséquence du refoulement, ou plus exactement de son demi-échec, si le refoulement a lieu parce que la pulsion est inacceptable par le sujet, il convient d’ôter au surmoi une partie de sa sévérité, de relâcher les écrous qui maintiennent le couvercle, de laisser fuser la vapeur ou les « vapeurs ». Reich, dans son délire, voyait l’homme enfermé dans une carapace comme celle qui bloque le développement de l’insecte ou de l’écrevisse. Si l’on considère en outre que la carapace est renforcée par le conditionnement social, alors on entre dans la « psychanalyse de gauche », à la Marcuse. On doit constater que le travail de la psychanalyse, au cours de ce siècle, a plutôt oeuvré dans ce sens-là, encore qu’il soit toujours possible de l’invoquer pour aller dans l’autre sens. « Il faut aller jusqu’au bout de ses fantasmes » : j’ai lu cela sur la couverture de journaux féminins et c’est désormais un impératif moral répandu. Freud, qui dans sa vie personnelle, et particulièrement sexuelle, en remettait sur l’ascétisme « judéo-chrétien » le plus strict, et qui, dès trente-six ans, s’était déterminé à la continence absolue, en eût été surpris. La psychanalyse a évolué avec nos moeurs, a donné forme à cette évolution, a peut-être, dans l’ensemble, accéléré le mouvement. Comme elle « déculpabilise », bien des divorces s’en sont trouvés facilités.

Parenté avec le gnosticisme

Il faut en venir maintenant à l’aspect le plus désagréable de la psychanalyse, ou à sa pente la plus dangereuse. A savoir le rapport de parenté qu’elle soutient avec le gnosticisme.

La littérature freudienne et post-freudienne a quelquefois cultivé systématiquement l’obscurité, ainsi Lacan et ses disciples. Mais pas toujours. Freud est un écrivain plutôt élégant. Mais claire ou non, elle grade un caractère constitutivement ésotérique. Pour entrer dans la compréhension de ce qu’elle nous décrit, nous en sommes avertis à l’avance, une préparation est nécessaire, et plus exactement une initiation. Il faut entrer dans le système, et y croire pour y entrer et pour le croire. Il n’est pas absolument nécessaire d’avoir subi une psychanalyse, mais c’est vivement recommandé : sans quoi le vrai sens échappe peu ou prou. La doctrine est un cercle à l’intérieur duquel il faut sauter. On ne peut être à la fois dedans et dehors.

Le Père de Solignac écrit à propos de la conversion de saint Augustin au manichéisme (une des formes classiques du gnosticisme) les lignes suivantes :

Le manichéisme se présente aux néophytes comme une « explication totale » qui résout tous les problèmes religieux et profanes, un Savoir absolu où tout est définitivement intégré ; ainsi compris, le manichéisme se propose, à l’inverse de la critique kantienne, comme un système qui « supprime la foi pour lui substituer la science ». Précisons toutefois qu’il ne s’agit pas là d’une science rationnelle en ce sens que chaque affirmation serait rigoureusement démontrée, mais bien d’une connaissance supérieure, d’une intelligence où chacun des éléments est compris dans sa cohésion avec le tout. Une telle doctrine ne peut qu’être absolue dans son dogmatisme : elle élimine toute critique, car ou bien on la « comprend » et aucun problème ne se pose plus, ou bien on ne la « comprend » pas, et tout l’édifice s’écroule à la fois. Ainsi, du côté du néophyte, elle exige, sinon la foi, du moins un crédit préalable inconditionné ; du côté du prédicant, elle permet une assurance dogmatique et une prétention de savoir susceptibles d’’impressionner les simples et les gens cultivés.

Hélas ! Dans cette description, il suffit de changer un seul mot.

Comme tout gnosticisme, la psychanalyse a vocation à s’ériger en encyclopédie universelle. L’imaginatif Ferenczi écrivit ainsi, sous le titre de Thalassa, une petite cosmogonie portative qui expliquait tout, de la soupe primitive à la Première Guerre mondiale. C’est pourquoi la bibliographie de Greenstein est si grosse et destinée à grossir encore, car il n’y a rien sur terre de visible ou d’invisible que la psychanalyse n’essaie d’expliquer et n’y arrive très facilement, car les principes premiers sont peu nombreux, déductibles indéfiniment et pliables à toutes fins. J’ai sous les yeux un énorme livre qui démontre par le complexe d’Œdipe que le christianisme est une abomination et le judaïsme très bien, et je suis certain qu’il en existe un autre qui démontre le contraire, à partir des mêmes considérations œdipiennes. Il est peu de doctrines que la psychanalyse ne « double », ne soit apte à reformuler dans son langage, en lui donnant son sens à elle. L’illustre Madame Dolto a écrit ainsi un Évangile au risque de la psychanalyse qui a eu un immense succès et qu’on vendait en piles dans toutes les librairies catholiques. Une civilisation tout entière, mœurs, art, système de gouvernement, peut être théorisée - on l’a fait - à partir des seules mésaventures du « stade anal ». La psychanalyse est aveugle à la disproportion qu’il y a entre ce pivot et ce qu’elle fait tourner, si j’ose dire, sur lui.

Ce qui rend possible et nécessaire cette vocation à expliquer tout, c’est que la psychanalyse, comme en général le gnosticisme, est un déterminisme, ou plutôt un sur-déterminisme. Freud a donné l’exemple en analysant sur des centaines de pages le lapsus, le rêve, le mot d’esprit : il fallait qu’il rende compte du moindre élément et il y parvenait. Autrement dit, il s’acharnait à nier le hasard là où pourtant il semble le plus s’exercer, dans le lapsus, le rêve, le mot d’esprit. Le bon côté de cette attitude est qu’elle est une école d’attention. Elle entraîne à scruter un texte, à le lire de plus près, et c’est pourquoi elle a eu une certaine fécondité en critique littéraire. Le mauvais côté - outre que cela gâche la vie des sociétés de psychanalyse -, c’est que cela peut ouvrir la porte à la folie dogmatique, au délire chronique systématisé. L’attention psychanalytique est intense, mais les éléments de réalité qu’elle observe reçoivent un sens codé, sont classés, remodelés, digérés dans le système, et finalement, le cercle se bouclant sur lui-même, la réalité est perdue de vue. A ce stade, la discussion n’est plus possible, parce que l’interlocuteur « extérieur » voit son argument récusé. S’il fait l’effort de sauter dans le cercle, c’est lui qui est contraint d’entrer dans les catégories mêmes dont, au vu des faits et de son évidence à lui, il contestait la validité. Il ne lui reste plus qu’à s’allonger sur le divan qui lui est offert. Ainsi vaincra-t-il les « résistances » qui l’empêchaient de voir la réalité comme elle doit être vue. S’il renâcle à sauter le pas, il peut allumer un cierge et prier pour la délivrance des âmes captives.

Comme les autres gnoses, la psychanalyse promet une sorte de salut. Par elle, on entre dans la catégorie des initiés. Il y a plusieurs degrés dans l’initiation, mais chaque fois on espère sortir de la catégorie des hommes ordinaires pour entrer dans le groupe restreint qui est en possession du secret. Le secret donne accès à la compréhension du monde et de soi. L’homme est ainsi fait qu’il aime comprendre et la compréhension qui lui est donnée est extraordinairement vaste, et tout à la fois extraordinairement aisée. Il a mille occasions de s’enchanter des effets de sens, des effets de profondeur que lui procure l’intelligence psychanalytique, comme s’il promenait un projecteur magique qui lui éclaire ce qui est dérobé au vulgaire. Peu importe que ce soit une illusion : la fausse compréhension donne du plaisir autant que la vraie.

La connaissance spécifique que laisse espérer la cure est la connaissance de soi. Freud, qui aimait les classiques, pensait ainsi accomplir l’injonction socratique gravée au fronton du temple de Delphes. Le patient est invité à descendre dans l’Arverne intérieur (encore une référence freudienne) ou, si l’on préfère Jules Verne et son Voyage au centre de la Terre, à descendre par le cratère du Sneffels, jusqu’à la mer souterraine, peuplée de monstres disparus, sagacement et fermement guidé par le Professeur Lidenbrock, Kod Feci, Arne Saknussemm. Sigmund Freud, par son autoanalyse, l’a précédé. Par là, Freud est tributaire du romantisme allemand, qui croyait que l’intérieur, le rêve, l’inconscient, est le lieu où se cache le trésor. Mais, appartenant à une génération scientiste et positiviste, il déromantise le trésor, qui au lieu de contenir des merveilles, les bijoux perdus de l’antique Palmyre, les métaux inconnus, les perles de la mer, ne livre que les petites choses prosaïques de la nursery, mais inconnues aussi et dont l’anamnèse, qui les pare d’une vive lumière, guérit. Cette descente, pleine de traverses, est en soi une aventure passionnante, propre à retenir l’intérêt et à conforter l’amour-propre, car on ne se savait pas si intéressant. Tant pis si, comme dans les initiations maçonniques de La Flûte enchantée, en croyant voyager, on fait du sur place. On ne s’en aperçoit qu’au réveil.

Le patient qui est entré en psychanalyse parce qu’il était empêtré par mille échardes dans sa chair et dans son âme espère acquérir une certaine maîtrise de soi, et restaurer son libre arbitre si gravement entravé. Cela, tous les gnosticismes le promettent. Il est à remarquer que, bien que toutes ces gnoses soient hyperdéterministes, elles donnent à croire que, par la connaissance de ce déterminisme même, de cet implacable enchaînement de causes et d’effets, on pourra tirer une liberté. Liberté comme conscience de la nécessité, selon la célèbre formule. Cette intime unité de la connaissance de soi et du pouvoir sur soi fait accéder à un statut qui n’est pas celui du commun des hommes. Il n’est pas donné gratuitement, mais il s’acquiert lentement, comme par une rééducation de toute la vie. Les exercices ne seront jamais assez lourds, et quelques centaines de séances payantes ne sont pas un prix trop élevé pour y parvenir. La psychanalyse entre ainsi dans la catégorie des disciplines du salut par soi-même, du do it yourself, où elle n’est pas toute seule. Il y a bien des sagesses religieuses ou profanes, qui visent le même but, et qui réclament des exercices et des ascèses fatigants. La psychanalyse n’attend rien de la grâce.

Ce n’est pas une idéologie

Un gnosticisme, mais qui se prétend scientifique. Par science, il ne faut pas entendre autre chose que la science positive, de type moderne, idéal proclamé par Freud qui avait tâté de la pharmacologie et qui était professeur titulaire à la Faculté de Médecine. Il n’a cessé d’espérer que la science « exacte » confirmerait sa théorie. J’ai proposé, à propos du marxisme-léninisme, de réserver à ces gnoses à prétention scientifique le nom d’idéologie. Le fait est que la psychanalyse a été rangée par Karl Popper et Raymond Ruyer au même rang que le léninisme, parmi les nuisances idéologiques du XXe siècle.

Il faut nuancer. Me référant au léninisme, j’avais proposé de l’idéologie cette définition :

C’est une doctrine systématique qui promet, moyennant conversion, un salut ; qui se donne pour conforme à un ordre cosmique déchiffré dans son évolution ; qui déclare s’appuyer sur une certitude scientifique ; qui impose une pratique politique visant à transformer totalement la société sur le modèle immanent que celle-ci recèle et que la doctrine a découvert.

Le freudisme ne rentre que très partiellement dans cette définition.

La cosmologie et la sociologie psychanalytiques sont restées à l’état d’ébauches dispersées et n’ont jamais formé un corps de doctrine unique et accepté, même parmi les adeptes. Dans ses différentes versions, la doctrine freudienne et post-freudienne n’a jamais songé qu’elle avait la vocation d’accoucher ce monde d’un autre monde qu’il contiendrait déjà virtuellement. Elle n’a jamais animé un parti qui se proposerait, en son nom, de prendre le pouvoir, à l’échelle de la cité politique.

Elle est restée très en deçà de ces ambitions. Melanie Klein a organisé des Kindergarten psychanalytiques, mais cela peut passer pour une expérience pédagogique parmi d’autres. Dans la psychanalyse de gauche, il y a eu des rêveries de libération collective des pulsions - sans lendemain. Freud, bien reçu des Américains, aurait dit : « Ils ne se doutent pas que je leur apporte la peste », mais cette parole peut avoir bien des sens. Aux Etats-Unis, la psychanalyse a joui un moment d’un certain pouvoir spirituel. Mais, plus vite qu’ailleurs, elle a évolué en une pluralité de thérapeutiques à visée pragmatique et moins entichées de théorie qu’en France, ce qui suggère un meilleur esprit scientifique.

Le pouvoir de type idéologique, l’oppression au nom d’un système cru parce que garanti par la science, n’advient que dans l’intimité du rapport avec le patient. Nous avons tous cru observer des cas de ce genre. Dans ces psychanalyses jamais terminées, où de pauvres gens dépensent à longueur d’années leur temps et leur bon argent, sans que ni leur entourage ni eux-mêmes n’enregistrent le moindre mieux-être, nous avons soupçonné un esclavage ou une « addiction ». Mais il peut y avoir de mauvais psychanalystes comme il y a de mauvais médecins, et cela ne prouve pas grand-chose.

Une mystique juive ?

A la fin de sa vie, Freud avait remanié sa doctrine de telle façon qu’elle acquérait un trait du gnosticisme classique qui lui manquait, le dualisme : le combat éternel entre Eros et Thanatos. Il avait aussi produit une sorte de roman sur Moïse, dont le sens assez clair était qu’il se considérait comme le nouveau Moïse, prédestiné à conduire son peuple (et l’humanité entière) dans une nouvelle Terre promise. Il avait donné à ses disciples des anneaux au nombre de douze, comme les douze tribus d’Israël ou les douze apôtres. Un historien américain, David Bakkan, a écrit tout un livre dans lequel il met en parallèle l’esprit du freudisme et une certaine mystique juive, celle qui se développait sous des formes semi-orthodoxes ou tout à fait hérétiques, dans les communautés d’Europe centrale, depuis deux siècles. Cela appelle les observations suivantes.

Il n’y a aucune trace documentaire qui donnerait consistance à la supposition que Freud ait été en contact avec ces courants plus ou moins dissidents du judaïsme, ni même qu’il ait connu leur existence.

Tout système gnostique est capable de prendre la figure de n’importe quelle religion, dont il affirmera les dogmes à la lettre avec une parfaite bonne conscience, quitte à les prendre dans un sens qui n’est pas leur, mais le sien. Depuis Freud, nous avons vu éclore des judaïsmes et des christianismes psychanalytiques. Dans les années soixante-dix, bien des religieux catholiques sont entrés en psychanalyse, et en sont sortis psychanalystes (ou radicalement guéris), le plus souvent après avoir quitté l’état religieux, dans le meilleur cas en épousant la psychanalyste, mais pas toujours. Ce qu’il y a de plus équivoque dans ces tentatives, c’est que ceux mêmes qui faisaient profession de croire que « Dieu seul sonde les reins et les cœurs » espéraient néanmoins qu’ils pouvaient se sonder eux-mêmes, parce qu’ils croyaient que l’homme se définit par la somme de son conscient et de son inconscient.

Enfin Freud s’est déclaré fermement athée. Il y tenait par conviction, par une sorte de sobriété d’esprit rebelle à la Schwärmerei, par admiration scientiste pour la science. Sa brouille précoce avec Jung vient principalement de là. Jung, lui, suivait franchement la pente de la psychanalyse qui descend vers la gnose et il lui agrégeait les mythologies qui vont avec. Il la faisait déboucher sur les religiosités venant de tous les horizons. Il prenait rang, à l’avance, dans les spiritualités du New Age. Mais pas Freud, et si l’on peut lui reprocher d’avoir nié toute sa vie cette logique interne de sa doctrine, il faut peut-être aussi le féliciter de l’avoir niée avec cette ténacité. Ceux qui se disent à la fois chrétiens ou juifs orthodoxes et psychanalystes orthodoxes n’auraient pas eu l’approbation de Freud. En quoi je suis tenté de lui donner raison.

Les talents

Cependant, on ne va pas en psychanalyse pour faire une expérience intellectuelle. On y va la plupart du temps parce qu’on souffre et l’on se présente à tel homme ou à telle femme non pour acquérir le savoir absolu, mais pour lui demander un soulagement, un mieux-être, une guérison. Cette considération m’oblige à un changement de perspective, et aussi un changement de ton. « Hommes, ici n’a point de moquerie ». La condition humaine n’est pas réjouissante, et si l’on ouvrait le coeur de chacun on trouverait, comme fait le médecin de campagne de Kafka, une suppurante blessure. Il n’y a pas là matière à sarcasme : « De notre mal personne ne s’en rie ».

Depuis toujours, il existe pour ceux qui ne peuvent plus supporter cette intime blessure et qu’elle empêche de vivre le recours à des personnes auprès de qui ils se sentent mieux. C’est qu’elles ont pour cela un talent. De ce talent, elles peuvent être conscientes, le cultiver, au point d’en faire une vocation, une profession. Elles peuvent appartenir à des états de vie différents, et fort variables selon les lieux et les civilisations. Dans la nôtre, on les trouvait parfois chez les rebouteux et les voyantes, mais à risques et périls, car s’ils avaient le « talent », il leur manquait souvent le reste. On les trouvait chez les instituteurs, les professeurs, les prêtres, en fait n’importe qui, la vieille servante, le compagnon de travail, l’ami. Mais ce talent devait presque obligatoirement appartenir aux médecins. Longtemps la médecine a été ignorante ou fondée sur des mauvais principes : elle guérissait quand même. Puis elle a été savante, comme au XIXe siècle, tout en demeurant démunie. Jamais, comme en ce temps, les médecins n’ont joui d’un tel prestige. Aujourd’hui encore, quand le médecin est devenu un spécialiste, un technicien d’une partie du corps, s’il a ce talent il sera meilleur médecin.

Si ce que j’ai dit de la théorie psychanalytique est exact, faut-il en conclure que la cure psychanalytique est un leurre ? Pas forcément, parce qu’il n’est pas probable que l’homme qui a le talent de faire du bien en soit privé pour avoir embrassé la psychanalyse.

On peut concevoir les cas où cela se produise. Le danger viendrait de ce qu’on se trompe sur sa vocation par une confiance excessive dans la psychanalyse comme « science » ou comme gnose, et comme capable par sa force intrinsèque de dispenser du mystérieux talent qu’aucune investigation psychanalytique n’est capable d’élucider. La cure ne peut avoir d’autre débouché que de « convertir » le patient à la psychanalyse. Cela est arrivé. Le pauvre est alors réduit à errer indéfiniment en lui-même, porteur de cette lanterne sans lumière, espérant année après année découvrir le nœud secret de sa souffrance et souffrant toujours.

De quoi est fait ce talent, on ne sait, mais il comporte généralement le don de sympathie, la curiosité bienveillante, la pénétration, la bonté. Samuel Butler affirmait qu’un homme digne de ce nom devait 1) avoir un idéal élevé, 2) le mettre immédiatement de côté au premier clin d’œil du sens commun. Cela s’applique éminemment au psychanalyste. Moyennant quoi, il pourra faire un bon usage et tirer profit des règles de la cure freudienne. Considérées au point de vue du patient, elles ont des mérites. Pouvoir parler devant quelqu’un qui ne vous juge pas, qui reste à bonne distance, qui ne vous interrompt pas, ce qui, après un certain temps, vous permet de vous écouter vous-même et de réaliser ce que vous avez dit, cela peut faire du bien. Il n’y a pas tellement de situations dans le monde moderne où l’on puisse en faire autant. Considérées au point de vue du thérapeute, elles n’en ont pas moins. Elles le protègent contre ses « affects », ses passions, elles lui donnent un cadre régulier, un protocole fixe qui est une aide, un instrument utile. Elles déconnectent jusqu’à un certain point la théorie et la pratique, la théorie lui servant à se distraire pendant les trois quarts d’heure, mais, s’il est sage, il ne la laissera que peu intervenir dans le déroulement capricieux, aléatoire de la séance. Je ne peux pas développer, mais c’est me semble-t-il assez pour affirmer raisonnablement qu’il y a de bons psychanalystes, de qui on prend congé « radicalement guéri ». Je ne suivrai donc pas Karl Kraus quand il définit la psychanalyse comme une maladie qui se prend pour son propre remède.

L’hôpital psychiatrique

Une psychanalyse peut donc « réussir ». Elle est particulièrement indiquée sur les patients riches et sains d’esprit : ils ont toute chance d’en sortir dans le même état, et, en plus, contents et résignés à leur sort. Mais Freud a nourri des ambitions plus hautes. Il a cru comprendre la folie, ou, comme on disait, les psychoses, et non pas seulement les névroses. Voir L’Homme aux Loups, voir Le Président Schreiber, et autres textes illustres. Beaucoup de psychiatres, dans le monde entier, ont mis beaucoup d’espoir dans la psychanalyse et s’y sont mis.

Déception, amère déception. Certes, il existe des comptes rendus de cas d’autismes et de schizophrénies guéris (mais pas radicalement) grâce à ces méthodes appliquées avec un rare dévouement par des médecins qui ont parfois passé leur vie sur un seul patient, par passion de guérir, ou peut-être par passion pour la psychanalyse. Je n’ai pas qualité pour en juger, mais, sous le contrôle d’un parent, psychiatre, je risquerai les remarques suivantes.

Les progrès de la médecine psychiatrique sont moins continus que ceux de la médecine somatique, mais parallèles. Les affections mentales ont été reconnues comme des maladies à la fin du XVIIIe siècle. Elles ont été classées de manière à peu près satisfaisante au début du XXe siècle. Certaines d’entre elles ont pu être traitées par la voie pharmacologique dans la seconde partie de ce siècle. Dans les dernières décennies, on explore les mécanismes cérébraux qui sont affectés par ces médicaments ou qui pourraient l’être par de nouvelles molécules actives. Ainsi est-on arrivé aujourd’hui à diminuer considérablement le temps passé en moyenne dans l’hôpital psychiatrique, à rendre à une vie active, ou seulement privée, une foule de malades qui, il y a peu, étaient hospitalisés parce qu’ils étaient dangereux pour eux-mêmes ou pour les autres. Progrès relatif, donc, mais réel. En stricte positivité scientifique, la psychanalyse n’y est pour rien.

Certains jugent qu’elle a plutôt retardé ces derniers progrès. Il y a eu des médecins hospitaliers férus de psychanalyse au point qu’ils reprochaient aux thérapies strictement médicales de ne pas apporter de « sens », et du coup ne les appliquaient pas. On peut voir encore une influence indirecte du freudisme, mélangé à des gauchismes de toute couleur, chez les antipsychiatres du genre Laing, qui ont mis à la rue d’innombrables malades. J’en ai vu à New York, traîner dans les gares et les aéroports. Ils n’ont pas survécu, en moyenne, plus de deux ans.

J’hésiterai cependant à qualifier d’obscurantisme la présence d’une certaine dose de psychanalyse à l’hôpital psychiatrique, pour deux raisons. La première est qu’elle peut faire du bien au malade, non pas directement, mais indirectement parce qu’elle incite le soignant à entrer en conversation avec lui, à essayer de l’écouter, de le « comprendre », ce qui au moins l’arrache à sa solitude et lui tient compagnie. La seconde raison, plus forte, est qu’elle peut faire du bien au psychiatre.

En effet, la folie est un mystère bouleversant. Elle a beau être traitée, souvent avec un certain succès, elle demeure une énigme métaphysique. Une énigme physique aussi, et médicale, parce qu’on n’en connaît pas bien long sur son étiologie et sa physiologie. La folie affole. Le psychiatre est l’homme devant qui on amène le fou, parce qu’on sait qu’il ne sera pas affolé. Il fera ce qu’il faut faire, mais il voudrait aussi comprendre et il ne comprend pas. La psychanalyse lui fournit cette « compréhension ». C’est une illusion, c’est un ersatz de pensée, mais cela lui permet de tenir, de perdurer dans un métier éprouvant, routinier, en y prenant un intérêt intellectuel supérieur.

Dans les notations subjectives, impressionnistes qui précèdent, on ne cherchera pas un jugement global sur un courant spirituel qui a dominé dans ce siècle. J’ai voulu peindre la psychanalyse que j’ai connue. On m’assure qu’elle est aujourd’hui toute différente. Elle a perdu une partie de son emprise. Dans la pratique thérapeutique, le mouvement s’est émietté en cent écoles, en cent techniques. Il s’est retiré de la littérature et de la peinture. Il est tôt pour dire si celles-ci en ont été enrichies ou dévastées. Il ne compte plus guère dans la « vie intellectuelle », même parisienne, encore que le rayon « psy » occupe toujours une vaste place dans nos librairies, alors qu’en Amérique il se contente d’un espace plus restreint qu’il doit partager avec la diététique, la sexologie et la gymnastique. Qu’en reste-t-il dans les mœurs ? Vaste sujet, qui dépasse ma compétence. Sur ce terrain, je ne reprocherai à la psychanalyse que d’avoir apporté dans nos mœurs sexuelles une contrainte qui n’existait pas quand elle naissait pour les libérer. Un exemple : la jeune et jolie Lou Andreas Salomé, âgée de seize ou dix-sept ans, s’asseyait sur les genoux d’un jeune pasteur hollandais, et ils s’entretenaient ainsi de choses très élevées pendant des heures, sans penser à mal. Plus tard elle n’aurait pas pu. A l’époque victorienne, qu’on nous présente d’un numéro du TLS à l’autre comme sournoisement débauchée, de nombreux gentlemen se mariaient, mais ne pensaient pas à consommer leur mariage, tant ils respectaient leurs épouses, et elles leur en savaient gré. Le pourraient-ils aujourd’hui ? Il est devenu presque impossible d’être vierge, chaste, continent, célibataire même, sans être soupçonné des pires horreurs. Quelle horreur !

Alain Besançon, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en sciences sociales. Membre de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques). Derniers livres : L’Image interdite (Fayard, 1994) ; Trois tentations dans l’Église (Calmann-Lévy, 1996).

[1] Flammarion, 1971.

[2] Mouton, 1974.

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