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Quand Dieu vient jusqu’à nous : l’ordre sacramentel

P. Michel Gitton

La conviction que la déification de l’homme s’opère dans et par les sacrements est inscrite au cœur de la vie et de la prière de l’Église, comme l’atteste après beaucoup d’autres Nicolas Cabasilas (XIVe siècle) dans son ouvrage célèbre, désormais plusieurs fois traduit en français, intitulé La Vie en Christ  :

Par quel moyen cette vie [la vie du Christ] pénètre-t-elle dans nos âmes ? Cela se réalise par notre initiation aux mystères, c.-à-d. [par le fait d’] être baptisés et chrismés et [de] communier à la Sainte Table. Grâce à cela, le Christ vient et demeure en nous. Il s’unit à nous et ne fait qu’un avec nous [1]. (I, 9)

La tradition liturgique a toujours tenu que les sacrements font entrer concrètement les hommes dans l’histoire du salut et que, grâce à eux, la Rédemption n’est plus un fait du passé, c’est un évènement présent. Par la réalité « mystérique » [2] qui s’opère là, le Christ glorieux vient réaliser pour les croyants ce qui s’est accompli dans sa chair lors du sacrifice pascal.

La liturgie latine, dans une de ses anciennes formules de prière, n’avait pas peur de déclarer :

Accorde-nous, Seigneur, nous t’en prions, de participer dignement à ces mystères, car, toutes les fois que le mémorial de ce sacrifice est célébré, c’est l’œuvre de notre rédemption qui s’accomplit [3].

L’Écriture est née elle-même dans cette perspective liturgique. L’Évangile de saint Jean tout spécialement ne cesse de nous rapporter des faits de la vie du Christ relus dans la perspective des sacrements qui en assurent la reviviscence dans la vie de l’Église.

L’autel qui relie la terre et le ciel

Les Pères de l’Église vivent encore de cette certitude native. Leur enseignement ne sépare jamais l’offrande eucharistique de ce qui se déroule dans le sanctuaire céleste où le Christ s’offre au Père. Ils sont convaincus de l’unicité du sacrifice offert « une fois pour toutes », en même temps qu’ils reconnaissent sans difficulté son effectuation dans l’espace-temps des hommes.

C’est ainsi qu’un prédicateur populaire, Maxime de Turin, dans une homélie sur la passion de saint Cyprien, parle de la place des martyrs sous l’autel (comme les voit saint Jean dans l’Apocalypse, 6, 9), et il explique que cette place est indissolublement au ciel (où ils sont présents avec le Christ qui offre éternellement son sacrifice) et sur terre (où leurs reliques sont incorporées à l’autel) ; l’autel céleste et l’autel terrestre ne font qu’un au point que les expressions valant de l’un s’appliquent sans hésitation à l’autre :

Que peut-on dire de plus respectable, de plus honorable que cela : reposer sous cet autel où est célébré le sacrifice pour Dieu, où sont offertes les victimes, où le Seigneur est prêtre selon ce qui est écrit : tu es prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech (Ps 109, 4). C’est à bon droit que les martyrs sont logés sous l’autel, car c’est sur l’autel que le Christ est posé. C’est à bon droit que les âmes des justes reposent sous l’autel, car sur cet autel le Corps du Seigneur est offert. Ce n’est pas à tort que le prix du sang est demandé pour les justes là où le Sang du Christ est versé même pour les pécheurs. C’est avec une grande convenance et par suite d’une sorte de partage de la même destinée que la sépulture des martyrs a été fixée là où la mort du Seigneur est célébrée chaque jour, selon ce qu’il a dit lui-même : toutes les fois que vous faites cela, vous annoncez ma mort jusqu’à ce que je vienne (1 Co 11, 26). C’est afin que ceux qui ont connu la mort à cause de sa mort se reposent sous son mystère sacramentel [4].

Comment cette certitude si forte a-t-elle pu laisser place, à partir de la fin du Moyen Âge, à une attitude critique qui, sans contester les sacrements en eux-mêmes comme expression de la foi et occasion d’une communion spirituelle avec le Christ, s’en est prise à la croyance selon laquelle le Christ continuerait d’agir à travers les rites de l’Église et y prolongerait en quelque sorte son œuvre salutaire ?

En guerre contre les « innovations papistes »

La critique la plus complète et la plus radicale est sans doute celle de Calvin, qui, dépassant les formules encore prudentes de Luther, rejeta avec la dernière vigueur le caractère sacrificiel de l’eucharistie et l’idée même d’une présence « réelle ». Prenons le temps de l’écouter sur ces deux points, dans cette belle langue du XVIe dense et charnue.

Le Seigneur nous a donné sa Cène, afin qu’elle fût distribuée entre nous pour nous testifier [= attester] qu’en communiquant [= communiant] à son corps nous avons part au sacrifice qu’il a offert en la croix à Dieu son Père, pour l’expiation et satisfaction de nos péchés, les hommes, de leur tête, ont inventé au contraire que c’est un sacrifice par lequel nous acquérons la rémission de nos péchés devant Dieu. Cela est un sacrilège qui ne se peut nullement porter. Car si nous ne reconnaissons la mort du Seigneur Jésus, et [ne la] tenons comme un sacrifice unique, par lequel il nous a réconciliés au Père, effaçant toutes les fautes dont nous étions redevables à son jugement, nous détruisons la vertu d’icelle [c.-à-d. de sa mort salutaire]. Si nous ne confessons Jésus-Christ être le seul sacrificateur, que nous appelons communément « prêtre », par l’intercession duquel nous sommes réduits [= ramenés] en la grâce du Père, nous le dépouillons de son honneur et lui faisons grande injure. Puis donc que cette opinion qu’on a tenue de la Cène, que c’était un sacrifice pour acquérir rémission des péchés, déroge à cela, il la faut condamner comme diabolique. Or, qu’elle y déroge, c’est chose trop notoire. Car comment accorderait-on ces choses ensemble, que Jésus-Christ en mourant ait offert un sacrifice à son Père, par lequel il nous a une fois pour toute acquis rémission et grâce de toutes nos fautes, et que journellement il faille sacrifier pour obtenir ce qu’on doit chercher en icelle mort seulement ? Cette erreur n’a pas été du premier coup tant extrême ; mais petit à petit a pris son accroissement, jusqu’à ce qu’il est là venu.
Il appert que les anciens Pères ont appelé la Cène sacrifice. Mais ils rendent la raison [= ils expliquent que c’est], pour ce [motif] que la mort de Jésus-Christ y est représentée. Ainsi leur dire revient là, que ce nom lui est attribué seulement pour ce qu’elle est mémoire de ce sacrifice unique auquel nous devons pleinement nous arrêter. Combien [= si bien] que je ne puis bonnement excuser la coutume de l’Église ancienne. C’est qu’on figurait, par gestes et manière de faire, une espèce de sacrifice, quasi d’une même cérémonie qu’il y avait eu en l’Ancien Testament, excepté que, au lieu d’une bête brute, on usait du pain pour hostie. Pour ce [= parce] que cela approche trop du judaïsme, et ne répond pas à l’institution du Seigneur, je ne l’approuve pas. Car en l’Ancien Testament, du temps des figures, le Seigneur avait ordonné telles cérémonies, en attendant que ce sacrifice fût fait en la chair de son Fils bien-aimé, lequel en était l’accomplissement. Depuis qu’il a été parfait, il ne reste plus sinon que nous en recevions la communication. Par quoi [= c’est pourquoi], c’est chose superflue de le plus figurer. Et ainsi porte l’ordre que Jésus-Christ nous a laissé : non pas que nous offrions ou immolions, mais que nous prenions et mangions ce qui a été offert et immolé. Toutefois, combien [= bien] qu’il y ait quelque infirmité en une telle observation [= pratique], si [pourtant] n’y avait-il pas une impiété telle qu’elle est depuis survenue. Car on a du tout [= totalement] transféré à la Messe ce qui était propre à la mort de Christ, c’est [= c’est-à-dire] de satisfaire à Dieu pour nos dettes, et par ce moyen nous réconcilier à lui. Davantage, l’office de Jésus-Christ a été attribué à ceux qu’on nommait prêtres, c’est [= c’est-à-dire] de sacrifier à Dieu et, en sacrifiant, [d’] intercéder pour nous acquérir grâces et pardon de nos fautes [5].

Surtout pas de présence locale

La critique n’est pas moins terrible pour la transubstantiation et l’adoration du Saint Sacrement qui en est l’expression :

De cette fantaisie sont sorties après plusieurs autres folies. Et plût à Dieu qu’il n’y eût que folies, et non pas grosses abominations ! car on a imaginé je ne sais quelle présence locale, et a-t-on pensé que Jésus-Christ, en sa divinité et humanité, était attaché à cette blancheur, sans avoir égard à toutes les absurdités qui s’en ensuivent. Combien que [= bien que] les anciens docteurs sorbonniques disputent plus subtilement, [sur la question de savoir] comme [= comment] le corps et le sang sont conjoints avec les signes, toutefois on ne peut nier que cette [autre] opinion n’ait été reçue des grands et petits en l’Église papale, et qu’elle ne soit aujourd’hui cruellement maintenue par feu et par glaive, [à savoir] que Jésus-Christ est contenu sous ces signes, et que là il le faut chercher. Or, pour soutenir cela, il faut confesser ou que le corps de Christ est sans mesure, ou qu’il peut être en divers lieux. Et en disant cela, on vient en la fin à ce point qu’il ne diffère en rien d’un fantasme [= fantôme]. De vouloir donc établir une telle présence, par laquelle le corps de Christ fût enclos dedans le signe, ou y soit conjoint localement, c’est non seulement une rêverie, mais une erreur damnable, contrevenant à la gloire de Christ, et détruisant ce que nous devons tenir de sa nature humaine. Car l’Écriture nous enseigne partout, que comme le Seigneur Jésus a pris notre humanité en terre, aussi il l’a exaltée au ciel, la retirant de condition mortelle ; mais non pas en changeant sa nature.
Ainsi nous avons deux choses à considérer, quand nous parlons de cette humanité. C’est que nous ne lui ôtions pas la vérité de sa nature, et que nous ne dérogions rien à sa condition glorieuse. Pour bien observer cela, nous avons à élever toujours nos pensées en haut, pour chercher notre Rédempteur. Car si nous le voulons abaisser sous les éléments corruptibles de ce monde, outre ce que nous détruisons ce que l’Écriture nous montre de sa nature humaine, nous anéantissons la gloire de son ascension. Pour ce que plusieurs autres ont traité cette matière amplement, je me déporte de passer outre. Seulement, j’ai voulu noter en passant, que d’enclore Jésus-Christ par fantaisie sous le pain et le vin, ou le conjoindre tellement avec, que notre entendement s’amuse là, sans regarder au Ciel, c’est une rêverie diabolique.
Or, cette perverse opinion, après avoir été une fois reçue, a engendré beaucoup d’autres superstitions. Et premièrement cette adoration charnelle, laquelle n’est que pure idolâtrie ; car, de se prosterner devant le pain de la Cène, et là, adorer Jésus-Christ comme s’il y était contenu, c’est en faire une idole, au lieu d’un sacrement. Nous n’avons pas commandement d’adorer, mais de prendre et de manger. Il ne fallait pas donc attenter [= entreprendre] cela si témérairement. Davantage [= de plus], cela a été toujours observé en l’Église ancienne, que devant que [= avant de] célébrer la Cène, on exhortait solennellement le peuple de lever leurs cœurs en haut, pour dénoter qu’on ne se devait arrêter au signe visible, pour bien adorer Jésus-Christ. […] D’une même source sont procédées les autres façons superstitieuses, comme de porter en pompe le Sacrement par les rues une fois l’an, et lui faire l’autre jour un tabernacle, et, tout au long de l’année, le garder en une armoire pour amuser là le peuple, comme si c’était Dieu. Pour ce que tout cela non seulement a été controuvé [= inventé] sans la Parole de Dieu, mais aussi est contraire directement à l’institution de la Cène, il doit être rejeté de tous chrétiens.
Nous avons montré dont [= d’où] est venue cette calamité en l’Église papale que le peuple s’abstient de communiquer [= communier] à la Cène tout au long de l’an, à savoir pour ce [= parce] qu’on la tient comme un Sacrifice, lequel est offert d’un [c.-à-d. par un seul], au nom de tous. Mais encore, quand il est question d’en user une fois l’année, elle est pauvrement dissipée, et comme déchirée en pièces, car, au lieu de distribuer au peuple le sacrement du sang, comme porte le commandement du Seigneur, on lui fait à croire qu’il se doit contenter de l’autre moitié [6].

Influences du nominalisme

Pour tâcher de comprendre l’horreur qu’éprouve Calvin devant ce qu’il croit des innovations de l’Église romaine, il faut sans doute faire intervenir les racines intellectuelles du protestantisme, qui sont bien plus du côté du sévère nominalisme [7] de la fin du Moyen Âge que du néoplatonisme paganisant [8] de la Renaissance. Pour lui, comme pour beaucoup d’hommes de son temps, la réalité, c’est la chose individuelle qui tombe sous l’analyse des sens et de l’intelligence. Jésus en tant que homme est un individu, il est certes élevé à la droite de Dieu, mais on ne peut le confondre avec l’ensemble formé de toutes les hosties réparties dans le monde sans en faire ainsi un « fantasme » (un fantôme), comme il dit. De même, le temps, en cette époque où on commence à le mesurer plus précisément grâce aux horloges, est ce référent orienté dans un seul sens, où chaque instant est un point égal, non répétable, sur l’axe qui va du présent au futur. Le mémorial ne peut donc être qu’un souvenir. Le pape Benoît XVI, dans son encyclique Spe Salvi, a montré combien la nouvelle vision du temps dominée par le thème du progrès avait rejeté dans l’ombre l’eschatologie de la tradition ancienne [9].

Mais on ne peut s’en tenir là. Ce qui heurte plus profondément Calvin, c’est le sentiment que la vision catholique du sacrement porte atteinte à la souveraineté de la médiation du Christ, dont la découverte avait été le détonateur de sa propre « conversion ». En mettant sur le même plan des rites humains et l’acte sauveur accompli une fois pour toutes, les prêtres de l’ « Église papiste » sacraliseraient ce qui n’est au mieux qu’un moyen pédagogique, pour mieux conforter leur pouvoir sur le bon peuple chrétien, coupé ainsi de la Source vivante qu’est le Christ et sa Parole.

Homme et Dieu, pas Homme-Dieu

C’est précisément autour de la médiation du Christ, vrai Dieu et vrai homme, que se noue l’ambiguïté qui risque d’emporter toute l’économie sacramentelle. Jean Calvin est fidèle dans les termes à la lettre de la définition de Chalcédoine (451), mais on a remarqué que le « sans confusion » pèse chez lui beaucoup plus lourd que le « sans séparation » [10]. Pour le Réformateur, la médiation du Christ signifie que celui-ci est le seul point de communication autorisé entre Dieu et l’homme : là et là seulement l’homme peut recevoir ce que Dieu a à lui transmettre (essentiellement sa Parole) sans risque de prendre ses propres productions pour du divin. Mais cette communication n’entraîne aucune transformation de l’humain assumé, ni chez Jésus, ni encore moins sur ceux qui lui appartiennent. Certes il y a chez Calvin une théologie assez riche de l’Esprit Saint, mais ce dernier est censé agir dans des actes ponctuels (justification, réconciliation) et non par une habitation divinisante (ce qui écarte autant la doctrine orientale des énergies divines que la thèse scolastique de la grâce créée).

Calvin participe de ce qu’on a appelé l’« éclipse du mystère théandrique », qui frappe la théologie occidentale au tournant du Moyen Âge et des Temps modernes [11]. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle théandrisme. Le terme [12] vient, on le sait, de Denys le Mystique, qui qualifie de divino-humaine l’œuvre que l’homme Jésus accomplit [13]. La suite de la réflexion théologique (et notamment les précisions de Maxime le Confesseur) a aidé à préciser ce qu’il fallait entendre par là, à distance de toute confusion du divin et de l’humain en une tierce réalité qui ne serait plus vraiment l’un ou l’autre. Le théandrisme est cette innovation de la nature humaine assumée dans le Christ ; tout en étant pleinement celle d’un homme, elle est désormais associée au mode filial avec lequel le Fils éternel use de toutes choses : l’instrument reste le même que pour nous, mais le « jeu » est divin. Cela est particulièrement vrai de la volonté humaine, qu’il fait réellement sienne jusqu’à l’ouvrir sur l’obéissance à Dieu dans le cas extrême de la déréliction totale. Or, pour les Pères, cette divinisation de la nature humaine s’étend, dans l’Esprit Saint, à tous ceux qui participent à la vie du Christ par les sacrements.

Équivoque sur le sacrement

La définition du sacrement présente la même difficulté. Formellement, Calvin adhère à la formule de saint Augustin : « la parole se joint à l’élément matériel et c’est ainsi qu’advient le sacrement ». Mais c’est pour souligner que, au moment où l’eau coule, la parole ne lave le cœur que parce qu’elle est crue, non parce qu’elle est prononcée [14]. Le sacrement n’est jamais qu’une mise en scène au service de la Parole, pour lui permettre de faire mouche dans le cœur de celui qui la reçoit, son efficacité se confond avec cet effet. Contrairement à la phrase de Jean (1 Jn 5, 6), Jésus ne « vient » pas «  par l’eau et par le sang », il vient par la foi éveillée à l’occasion du baptême et de l’eucharistie. Le sacrement n’est pas une venue de Jésus prolongeant celle de son Incarnation. Calvin, toujours prompt à voir le côté humain qui accompagne nécessairement le sacrement dans sa mise en forme réglementaire et rituelle, ne peut accepter qu’il soit assumé par le Christ et que, à un degré ou un autre, celui-ci y soit engagé au-delà de la Parole qui l’accompagne. Tout se passe comme si, du discours dit « du Pain de Vie » (Jn 6), seul était retenu le point de départ (la manducation du Fils de Dieu par la foi), sans voir le mouvement du texte qui, à partir du v. 51, débouche sur un engagement inouï du Christ dans la réalité d’une nourriture charnelle où il se donne à tous [15].

La vision sacramentelle de saint Augustin était juste mais restait incomplète, comme les débats nés tout au long du Moyen Âge autour de l’eucharistie le montrèrent. Entre le signe sensible et la réalité du signe (l’effet de grâce obtenu dans l’âme), il fallait admettre qu’il n’y avait pas seulement coïncidence, ou concomitance, mais une première transformation qui portait la trace de l’action divine, laquelle s’étendra ensuite au plus intime de l’homme. Cette transformation, qui touche la substance même des choses, reste cachée et n’est accessible qu’à la foi, mais elle atteste l’engagement du Christ dans l’histoire personnelle de chacun de nous. Le terme technique vient apparemment de Hugues de Saint-Victor (à Paris, au XIIe siècle) : il pose, à côté du sacramentum (signe extérieur) et de la res sacramenti (l’effet de grâce), ce qu’il appelle le sacramentum et res  : cela veut dire, dans le cas particulier de l’eucharistie, qu’il n’y a pas seulement un signe matériel (le pain et le vin sur lesquels sont prononcées les paroles de la consécration) et un effet spirituel dans l’âme (le don de la charité dans celui qui communie), il y a une réalité nouvelle, la présence réelle, qui porte la trace de l’invisible au cœur du monde présent, en attente de l’effet ultime du sacrement, la transformation du cœur de l’homme et le rassemblement de tous les enfants de Dieu dispersés. Réalité déjà présente par rapport au signe sensible, elle est encore un signe par rapport à la complète réalisation de la grâce. Par la suite, le même schéma ternaire a été étendu à tous les sacrements, où il y a toujours, entre le signe matériel et la réalité spirituelle, une première transformation « ontologique » (l’habilitation au culte pour le baptême, la fondation d’une nouvelle cellule de vie chrétienne reproduisant l’alliance du Christ et de l’Église pour le mariage, etc.).

Un contact intemporel

L’autre point sur lequel la critique de Calvin risque de manquer son but est la méconnaissance de l’historicité de la condition humaine que le Christ est venu prendre. La relation de foi que le Réformateur veut à juste titre mettre au centre de la vie chrétienne ne s’épuise pas dans un instantané, où le pécheur est mis devant la Parole qui à la fois le condamne et le sauve. Cette relation s’inscrit dans une histoire, comparable à celle que Dieu a voulu nouer avec l’humanité et dont la Bible nous relate les épisodes. Dieu ne dit pas tout d’un coup, il engage la liberté humaine dans un chemin qui se découvre peu à peu, le oui qu’il attend s’approfondit dans des choix successifs touchant des événements singuliers. La grandeur de la vie sacramentelle est de nous introduire dans un chemin de cet ordre, où une adhésion initiale, encore limitée, est scellée par une première démarche concrète, à la faveur de laquelle le Christ nous initie à sa vie et nous révèle un côté de son mystère, puis, de contact en contact, de confession en communion et de communion en confession, il élargit la brèche et change notre cœur, pour le transformer en un cœur de chair, cependant qu’il structure notre vie en nous mettant à une place donnée dans son Église, là où nous pouvons donner du fruit, en attendant de nous associer au « saint état de faiblesse » qui fut le sien sur la Croix.

En tout cela, il faut reconnaître la spécificité de « l’ordre sacramentel », qui a sa logique propre (ritualité, symbolisme, répétition) et qui ne fait pas nombre avec l’ordre fondateur, celui des événements de la vie du Christ. Jésus lui-même, formé par les fêtes juives, vivait de cette réalité, où le rite fait pénétrer tout l’impact des événements originels dans le fil du temps : l’Exode avec la Pâque, le Don de la Loi avec la Fête des Semaines, etc. C’est pourquoi il a profité de la célébration de la Pâque pour instituer le mémorial décisif de sa Passion. Les réalités mystériques ne répètent pas plus l’évènement premier qu’elles n’y ajoutent quoi que ce soit. Pour reprendre la formule d’un liturgiste moderne : elles ne méritent rien, mais elles appliquent tout [16].

Dans ce domaine précis, celui du sacrement, se vérifie un des éléments constitutifs de la foi chrétienne que saint Paul a précisément ramassés dans le terme de « mystère ». Quand il emploie ce mot, venu du livre de Daniel et de l’apocalyptique juive, pour dire le plan de Dieu sur l’humanité, il est clair qu’il ne sépare à aucun moment le contenu de la foi (la Trinité, l’Incarnation rédemptrice, le Salut en Jésus-Christ) et le moyen par lequel ce donné nous parvient (l’Église, la parole apostolique), le « quoi » et le « comment », le message et son medium  :

Moi, qui suis le dernier des derniers de tous les saints, j’ai reçu cette grâce d’annoncer aux païens l’impénétrable richesse du Christ et de mettre en lumière comment Dieu réalise le mystère tenu caché depuis toujours en lui, le créateur de l’univers ; ainsi désormais les Autorités et Pouvoirs, dans les cieux, connaissent, grâce à l’Église, la sagesse multiple de Dieu, selon le projet éternel qu’il a exécuté en Jésus Christ notre Seigneur. (Ép 3, 8-11)

C’est ainsi que le mot mystère finit par désigner ce que la tradition latine appelle aussi sacrement, car le moyen fait corps avec la fin, et le sacrement n’est pas un procédé humain, il découle du mystère lui-même, il en est la manifestation dans notre espace-temps.

Foi et sacrement

Sans doute, pour faire voir dans le « mystère » sacramentel autre chose qu’une cérémonie, un ajout qui risque toujours de voiler la médiation du Christ, il faut plus que jamais une parole « mystagogique », telle qu’on la découvre dans l’enseignement des Pères. Le défaut de la prédication relevé par les Réformateurs fournit sans doute la revendication la plus juste qu’ils ont émise. C’est celle en tout cas que l’Église a essayé d’entendre, même si les résultats ne sont toujours pas aussi convaincants qu’on pourrait le souhaiter.

On a vu combien il serait dommage de réduire le rapport que le croyant entretient avec le Christ vivant à une relation de type psychologique, si sincère soit-elle. À ceux qui demandent aux Apôtres « que nous faut-il faire ? », il est bien dit : « Convertissez-vous : que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint Esprit. » (Ac 2, 38) Certes la foi est première, mais elle doit mener à une rencontre effective, qui prend place dans un moment du temps, mobilise notre corps et nous inscrit dans la communauté chrétienne. Ce côté charnel de notre alliance avec le Christ est sans doute aujourd’hui plus que jamais difficile à défendre, tant la foi, l’amour de Dieu, semblent à beaucoup des réalités exclusivement « spirituelles ». Mais ce n’est pas une raison pour verser dans l’excès inverse et faire des sacrements et de la liturgie un jeu tout extérieur, qu’il suffit de « pratiquer » pour être sauvé. C’est là que la protestation de Calvin gardera toujours sa pertinence. Nous ne sommes pas sauvés par des rites, mais par une rencontre vivante. Celle-ci pour être vraie demande à être sans cesse renouvelée par l’attention du cœur, la préparation fervente, la conscience de nos péchés, l’humble soumission à la volonté de Dieu. La fin du Discours du Pain de vie ne fait pas oublier le début : le Christ, avant de se donner à nous comme nourriture et boisson, s’offre à notre esprit et à notre cœur dans la prière pour être déjà, en un sens très réel, assimilé.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

[1] Daniel Coffigny, Nicolas Cabasilas, La Vie en Christ, Coll. Épiphanie – Spiritualité orientale/Documents, Cerf, 1993, p. 77.

[2] « Mystérique » est un néologisme, tiré du mot « mystère », entendu au sens liturgique et sacramentel.

[3] Concede nobis, quæsumus, Domine, hæc digne frequantare sacramenta, quia, quoties hujus hostiæ commemoratio celebratur, opus nostræ redemptionis exercetur. C’était la Secrète du IXe dimanche après la Pentecôte dans le Missale Romanum encore en usage en 1962. La constitution sur la liturgie de Vatican II, Sacrosanctum Concilium, cite ce texte dans son introduction (§ 2). Elle figure maintenant avec d’infimes variantes au IIe dimanche du temps per annum dans le missel de 1969 revu en 2002.

[4] Sermon 77, PL 57, 689B-690A. Ce sermon est aussi inséré par la Patrologie dans les œuvres de saint Augustin (Sermon 221, PL39, 2154).

[5] Petit Traité de la sainte Cène, dans Jean Calvin, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, p. 849-850.

[6] Ibid. p. 853-855.

[7] Nominalisme : doctrine philosophique, développée d’abord par le franciscain Guillaume d’Ockham (1285-1347), qui refuse toute existence aux universaux, et toute analogie entre l’homme et Dieu. La pensée divine échappe par principe à l’homme, sa volonté arbitraire ne peut se communiquer que par une parole d’autorité.

[8] Néoplatonisme : l’influence de Platon connut un nouveau développement dans l’Italie du XVe siècle grâce notamment à Marcel Ficin (1433-1499), elle se marque par une vision cosmique, où toutes les réalités, depuis la matière jusqu’au divin, sont reliées ensemble par de subtiles analogies.

[9] Spe Salvi (2007), § 16, pointe l’influence de Francis Bacon (1561-1626) sur cette évolution.

[10] Sur la christologie de Calvin, cf. P. Gisel, Le Christ de Calvin, Coll. Jésus et Jésus-Christ, no 44, Mame-Desclée, 2e éd. 2009, chap. III : « L’Incarnation, lieu du Médiateur ». À l’inverse de Luther qui pousse à l’extrême la communication des idiomes, Calvin insiste sur la claire distinction des natures.

[11] C’est le titre du chapitre VII, consacré à l’évolution de la théologie du XIVe au XVIe siècles dans M.-J. Le Guillou, Le Mystère du Père, Fayard, 1973.

[12] Théandrique : divino-humain (« thé[o]-andrique »).

[13] Lettre 4 : « ce n’est pas en tant que Dieu qu’il a accompli l’œuvre divine, ni en tant qu’homme l’œuvre humaine, mais c’est comme Dieu fait homme qu’il a habité parmi nous en accomplissant une œuvre nouvelle, divino-humaine » (traduction Madeleine Cassingena, dans Pseudo-Denys, La Théologie mystique, Lettres, coll. Pères dans la foi, p. 62).

[14] Institution de la Religion chrétienne IV, 14, 4.

[15] L’accord des Dombes sur l’eucharistie entre catholiques et protestants en 1971 fut au contraire sensible à cet aspect.

[16] La formule, attribuée à Dom Lambert Baudouin, concernait le sacrifice de la messe qui « applique tout et ne mérite rien », là où le sacrifice de la croix « mérite tout et n’applique rien ». Appliquer a ici le sens de : faire correspondre les mérites du Christ avec telle intention particulière.

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