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Quelques réflexions à l’occasion du lancement du projet d’une nouvelle édition de la Bible de Jérusalem

Matthieu Cassin

Après sa présentation, nous souhaiterions proposer ici au lecteur quelques réflexions sur le projet que mène actuellement l’École Biblique et Archéologique française de Jérusalem, d’une nouvelle édition de ce qui fut d’abord appelé La Sainte Bible, avant de recevoir le nom sous lequel elle est aujourd’hui unanimement connue, Bible de Jérusalem.

Un nouveau rapport au texte, ou la redécouverte de la tradition

Un texte commenté

La présentation même qui est ici envisagée, c’est-à-dire celle d’un texte biblique entouré par plusieurs registres d’annotation, dont les positions respectives indiquent la nature et l’origine, ne peut que rappeler la présentation habituelle de tous les textes commentés depuis l’Antiquité.

Les textes homériques, les textes philosophiques, ont bénéficié de cette disposition qui rapproche du texte les commentaires des autorités les plus importantes. De même, il faut se souvenir de la présentation du texte talmudique, où le texte s’enroule en couronne, celui de la Michna, celui de la Guémara, et celui des grands commentateurs médiévaux et modernes, qui tous entourent le texte commenté. De même, les bibles médiévales ont largement fait place à cette disposition, quoique les registres d’annotation aient été peu à peu fondus en une unique chaîne exégétique, réunissant les parties considérées comme les plus importantes des différents commentaires.

Cependant, si l’idée même de la disposition des annotations que propose ce projet est héritée de cette tradition, la mise en oeuvre s’en démarque assez nettement : il ne s’agit pas ici de fournir plusieurs commentaires continus du texte biblique ainsi mis au centre, mais bien des registres d’annotations différents, caractérisés non par leur auteur mais par leur genre (historique, archéologique, patristique, parallèles intra-bibliques, etc.). C’est là l’intérêt de ce projet, qui a le grand avantage, par rapport à la tradition du commentaire antique, de hiérarchiser systématiquement les niveaux d’annotation et de ne pas mêler les différents types d’information, ce qui ne peut qu’en faciliter l’accès et les lectures en des buts différents.

La Bible en ses traditions

L’autre apport essentiel consiste en la prise en considération des différentes traditions qui constituent le texte biblique. En prenant en compte non seulement le texte massorétique pour l’Ancien Testament et le texte grec pour le Nouveau Testament, mais aussi les traductions et traditions grecques, latines, syriaques, coptes, etc., pour chacun des deux Testaments, ce nouveau projet se veut attentif aux apports complémentaires des différentes communautés croyantes. Cela ne peut que favoriser le chemin vers l’unité que le Christ a appelée de sa prière (cf. Jn 17, 21-26). Or ces différentes traditions de lecture et d’interprétation de la Bible ont longtemps été laissées de côté, sous prétexte d’un retour à l’absolu du texte hébraïque [1]. Pourtant, ces versions anciennes, et c’est particulièrement vrai pour la Septante, reflètent parfois des états du texte plus anciens que celui du texte massorétique, qui porte la marque des révisions du début de notre ère, dans le contexte de l’opposition aux chrétiens et à leur lecture de certains passages de l’Ancien Testament. D’autre part, ce sont dans ces traditions que les Pères et un certain nombre de théologiens ont reçu les textes bibliques.

Dans ce choix d’ouverture aux différentes traditions chrétiennes, on peut souhaiter que certains présupposés soient clairement explicités. En particulier, le choix du canon retenu, dans la perspective qui est celle de cette édition, mérite d’être bien expliqué : s’il est celui de l’Église catholique, il n’est pas celui de la Bible juive ni celui des Bibles protestantes ou orthodoxes. Il n’est pas apparu d’un coup, accepté unanimement, mais il s’est peu à peu dégagé des autres textes. Il serait dommage de négliger cet aspect, sans l’expliciter.

D’autre part, la question de la nature du texte et de sa transmission matérielle mérite d’être précisée. Si ceux qui sont habitués à la critique textuelle et à l’étude de l’histoire des textes ne seront pas outre mesure surpris par les présupposés de l’entreprise, ce n’est certainement pas le cas du grand public ; non qu’il faille introduire au sein de ce projet une histoire générale de la transmission des textes antiques, mais sans doute sera-t-il nécessaire de rappeler quelques principes généraux (multiplicités des copies, corruptions progressives pour certains passages, corrections plus ou moins autorisées, etc.) et tout particulièrement les points qui sont propres au texte biblique.

En effet, si nous nous tournons vers l’exégèse rabbinique comme exemple de lecture du texte biblique, la conception du texte qui en ressort n’est pas celle d’un textesource figé et absolu, mais d’un texte qui appelle l’interprétation. Il n’est pas question, dans le judaïsme rabbinique, d’Écriture, mais de lecture : le texte biblique est un texte lu, et Rachi dit au début de son commentaire sur le Pentateuque : « Le texte nous dit ‘Interprète-moi’. » Nous savons par ailleurs que le texte biblique, avant même la venue du Christ, a longtemps été corrigé par des scribes autorisés, pour l’améliorer, et ce sous la tutelle des autorités du Temple, en particulier au retour de l’Exil. À quelle époque faudrait-il donc se reporter, pour atteindre le texte original ? Avant ces corrections ? Mais si elles sont encore parfois indiquées, elles ne le sont pas toutes, et nous ne possédons pas forcément les leçons ante correctionem. Pour que le lecteur moderne comprenne la nature du texte qu’il lit, et la manière dont ces traditions le recevaient, il faudrait sûrement préciser ces points.

C’est là sans doute une des difficultés principales de ce projet : il n’est pas aisé de tenir, ici plus qu’ailleurs, les deux bouts de la chaîne. Des difficultés insolubles persisteront toujours en des points du texte, et les auteurs du projet sont bien conscients qu’il est vain de prétendre restituer en tout point un hypothétique texte original, dont la date et l’auteur sont inconnus, puisque la communauté croyante juive, pour l’Ancien Testament, l’a élaboré et retravaillé peu à peu - il ne faut pas pour autant renoncer au principe de l’auteur, ou des auteurs, inspirés du livre biblique considéré - sauf à accepter comme référence le texte massorétique, qui se place déjà dans un contexte de polémique avec les communautés chrétiennes et qui est de toute façon assez tardif. Cependant, et c’est là l’autre extrémité de la chaîne, l’essentiel du texte ne relève pas de ce type de problématiques ; ces difficultés sont sans doute, dans le cas du texte biblique, plus saillantes qu’ailleurs, puisque, d’un texte inspiré, chaque mot compte plus encore que ceux d’un texte littéraire. Mais ce texte, qui est Parole de Dieu, parole humaine inspirée par Dieu et remplie du souffle de l’Esprit, ne doit pas se voir refuser la confiance à cause des faiblesses inhérentes à sa transmission humaine.

Si Dieu a bien voulu confier sa Parole à la faiblesse de la bouche humaine, elle ne doit pas perdre l’essentiel d’elle-même à être transmise par la faiblesse des mains humaines et la chaîne des générations. Peut-être court-on ici le risque de masquer cet aspect ; à trop mettre en évidence les problèmes posés par la critique textuelle, comme on l’a fait pour ceux posés par l’exégèse historico-critique, ne risque-ton pas de faire disparaître le caractère même du texte biblique, Parole de Dieu confiée à l’homme ?

La Tradition, les traditions et la Bible

L’immense mérite de cette entreprise est donc d’introduire - ou de réintroduire - les catholiques à une lecture de la Bible qui ne leur est pas familière, leur ouvrant l’esprit à une pluralité d’interprétations, comme la première édition de la Bible de Jérusalem avait porté à la connaissance d’un large public le contexte historique et archéologique des différents livres bibliques. Cependant, il faut espérer que cette nouvelle ouverture ne se fera pas au profit d’un pluralisme creux, mais au profit d’un approfondissement du regard porté sur le texte biblique, au profit d’un approfondissement de la foi en Jésus-Christ. La mise en regard et la prise en considération des différentes traditions du texte biblique et de sa réception ne doivent pas avoir pour but de dire : ‘Regardez, ce texte peut être lu de bien des manières, construisez vous-même votre lecture, prenez ce qui vous plaît, laissez le reste’, mais bien de montrer l’enrichissement possible de la lecture personnelle par l’apport des ces différentes lectures, l’approfondissement d’une même foi par la confrontation des regards en une même foi.

C’est là sans doute, et dès l’origine, une des ambiguïtés de la Bible de Jérusalem, qui fait d’ailleurs tout son intérêt, mais qui la rend parfois difficile d’utilisation. Elle est à la fois bible savante et bible croyante. Empressons-nous de dire que les deux aspects ne sont pas contradictoires ! mais il est parfois délicat de les laisser côte à côte, sans les distinguer. La prise en compte de l’apport de la communauté juive pour la compréhension du texte biblique est fondamental - un document de la Commission biblique pontificale a récemment explicité cet aspect [2] - mais cette lecture ne peut pas être mise sur le même plan, dans la perspective d’une lecture chrétienne, que les apports des différentes communautés de l’unique Église du Christ. Dans cette même perspective, il faut rappeler ici les remarques que nous faisions plus haut sur le texte même et les difficultés textuelles. Toutefois, le Magistère a récemment insisté sur le fait que c’est la Néo-Vulgate qui est le texte de référence pour l’Église, tout particulièrement pour la liturgie [3].

Cette nouvelle édition se propose d’introduire un registre d’annotations composé de commentaires patristiques, ou de leur reprise synthétique. On ne peut que s’en féliciter, tout aussi bien pour éclairer les contextes de lecture et de réception du texte que pour éclairer et guider la prière du lecteur. Il faut rappeler ici la parution en 2001, en partenariat entre les éditions du Cerf et les éditions Fleurus, d’une Bible avec clés de lecture, qui empruntait largement à la tradition patristique. Toutefois, ce projet, mené sans doute trop vite et avec trop peu de moyens, n’a pas atteint tous les résultats escomptés et s’il a rencontré un certain accueil de la part du public, il n’a pas été unanimement apprécié de la communauté savante. L’intégration des commentaires patristiques au coeur de ce nouveau projet par la participation de spécialistes aux équipes chargées de chacun des livres bibliques devrait cette fois garantir un meilleur résultat, plus satisfaisant pour tout le monde.

Nous voulons en conclusion dire tout notre intérêt pour ce projet, qui pourra ouvrir à bien des lecteurs des pans entiers et importants de la lecture biblique jusque-là réservés à un petit nombre de spécialistes ; on retrouve bien là l’esprit de la Bible de Jérusalem, tel qu’il apparaissait dès la première édition, ouvrir au plus grand nombre l’accès à la recherche récente pour une meilleure compréhension du texte biblique ; nous ne dirons pas assez notre soutien à ce projet et notre joie de le voir entrepris. Le seul souhait que nous formulerons est que cette ouverture se fasse d’une manière telle que cette plus grande connaissance serve à faire grandir la foi et l’unité ; donc, qu’elle se fasse avec les explications et l’accompagnement nécessaires, pour que ce qui est fait en vue du bien de tous ne tourne pas à un plus grand mal, faute de bien comprendre les présupposés de l’entreprise. Nous ne ferons que rappeler brièvement les principaux points évoqués : nature inspirée du texte biblique, malgré les vicissitudes de sa transmission humaine, unité et vérité qui ne sont pas remises en cause par la pluralité des lectures ; mise en évidence nécessaire des lectures des différentes traditions chrétiennes. Puisse la prise en compte si heureuse des traditions ne pas tourner à un pluralisme qui ne respecterait pas la transcendance divine, mais donner plutôt les lumières qui ouvriront le coeur et l’intelligence des lecteurs à la foi en Jésus-Christ et à la prière !

Matthieu Cassin, Né en 1980, élève de l’Ecole Normale Supérieure.
http://matthieu.cassin.org

[1] Cet absolu du texte hébraïque a parfois été atténué ; ainsi, la « Préface » de l’Ancien Testament, TOB, Cerf, 1975, p.7-8, rappelle que d’autres versions existent et ont leur intérêt propre, mais que le texte massorétique a été préféré, entre autres raisons pour faciliter l’ouverture au judaïsme. Raison dont on ne peut que se féliciter, mais qui ne doit pas valoir au détriment de la prise en compte des autres traditions chrétiennes. D’où l’intérêt du projet de l’École biblique, qui tout en gardant pour point de départ le texte massorétique, propose en parallèle les variantes intéressantes des autres traditions, de manière plus systématique que cela n’avait été fait jusqu’à présent, depuis les Hexaples d’Origène.

[2] Le Peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne, document de la Commission biblique pontificale daté de l’Ascension 2001, avec une préface de J. Ratzinger.

[3] Qu’on nous permette de renvoyer ici le lecteur à l’article très clair de Jacques-Hubert Sautel dans ce même numéro : « Les traductions de la Bible dans la liturgie de l’Église : un document romain de l’après jubilé (De l’usage des langues vernaculaires..., mars 2001) »

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