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Résistance chrétienne au nazisme

Cardinal Henri de Lubac. Préface, introduction et notes par Renée Bédarida, Paris, Cerf, 2006, 773p.
Jean Lédion

Les éditions du Cerf ont publié en 2006 plusieurs volumes des Œuvres Complètes du cardinal de Lubac. Nous avons rendu compte du tome XXXIII, Mémoire sur l’occasion de mes écrits (voir Résurrection, n° 116). Ce dernier volume, qui porte le numéro XXXIV, est tout entier consacré à des contributions relativement courtes et souvent inédites. La période couverte va de 1933 à 1946. Elles concernent des écrits destinés à mettre en garde les chrétiens vis-à-vis de l’idéologie national-socialiste, avant la seconde guerre mondiale, durant la même guerre, mais aussi après 1945. Le titre de l’ouvrage est tout à fait révélateur du contenu : il s’agit bien pour l’auteur d’inciter les esprits à résister aux attraits trompeurs d’une idéologie perverse, dont les soubassements idolâtriques païens ont pour objectif la ruine du christianisme.

Le lecteur qui ouvre ce livre, cinquante ans après ces temps tragiques, se demande si cette évocation d’un passé qu’il n’a pas connu (sauf pour les plus âgés de nos lecteurs) ne risque pas d’être ennuyeuse, parce que datée et loin des réalités que nous vivons aujourd’hui. Aussi surprenant que cela paraisse, il n’en est rien. Page après page, on découvre que la grande profondeur de vue et d’analyse du Père de Lubac font que ces écrits de circonstance gardent une actualité saisissante et qu’en conséquence la lecture en est aisée : on a vite envie d’aller jusqu’au bout de l’ouvrage que l’on avait ouvert sans enthousiasme.

Ce qui se dégage, à la lecture de ce volume, c’est la perspicacité du penseur qui, aux heures les plus troubles, sur le plan intellectuel et spirituel, des années 1930-1945, a bien vu que le danger idéologique du nazisme était encore plus grave encore que celui colporté par le marxisme. Ce dernier était « simplement » athée, alors que le national-socialisme avait pour ambition de remplacer la religion chrétienne par une nouvelle religion, à la fois païenne et raciste. Aujourd’hui, ces idéologies sont passées de mode (au moins dans les milieux qui se disent « intellectuels »), mais les idées qu’elles véhiculaient sont restée vivantes, quelquefois sous des formes déguisées. C’est ce qu’avait bien perçu Henri de Lubac, quand il écrivait, avant la fin de la guerre (en 1944), dans un article intitulé « Nouveaux Machiavels » :

Pour ceux qui n’ont jamais compris le danger nazi que comme un danger d’oppression, ce raisonnement [qu’avec la fin de la guerre tout sera terminé] s’impose. Mais il n’en peut aller de même pour ceux qui l’ont vu tel qu’il est, c’est-à-dire aussi, et avant tout, comme un danger de perversion des esprits et de corruption des âmes. (…) Sans doute aussi, à mesure qu’il perdra sa force matérielle, le nazisme perdra ses alliés, comme le Reich a commencé de perdre les siens. Ceux qui avaient misé sur lui se sentiront en mal de conversion (pour plus d’un, ce futur est déjà dépassé…). Mais si cette force matérielle lui fut un moyen formidable pour répandre son poison, il ne s’ensuit pas que, lorsqu’elle l’abandonnera, ce poison répandu perde aussitôt son venin. Il serait puéril de s’imaginer que toute l’"idéologie" nazie, avec tous les traits de mœurs, publiques ou privées, qui l’accompagnent, soit tellement liée à la fortune politique d’Hitler qu’elle doive disparaître un jour comme par enchantement. Elle se transformera, c’est certain. Elle s’adaptera, elle se servira d’autres politiques et se ménagera d’autres alliances. Ce sera là un beau sujet d’observation pour les psychologues et les sociologues. Mais du seul point de vue qui compte en définitive, c’est-à-dire du point de vue spirituel, par rapport à la foi et à la morale chrétiennes, par rapport à l’idée chrétienne de l’homme, ces variations selon les temps et les lieux sont relativement négligeables. Les germes semés auront été trop nombreux, leur virus aura trouvé trop de complicité active en nos instincts (dans l’hypothèse où nous réagirions que mollement), pour que la ruine politique du nazisme, accompagnant la défaite militaire de l’Allemagne, puisse à elle seule en neutraliser les effets. (p. 449-450)

Le lecteur d’aujourd’hui n’aura pas de mal à retrouver dans les débats actuels ceux qui ont fait leurs les idées païennes du nazisme, que ce soient l’euthanasie, l’eugénisme, le racisme ou l’exaltation de ceux qui « réussissent » en s’imposant par la violence économique, sociale, médiatique, voire militaire.

Une autre leçon se dégage de ce livre : la résistance spirituelle et intellectuelle au nazisme n’a pas commencé en France pendant la guerre. Le premier écrit du P. de Lubac reproduit dans ce livre date de 1933, et la plupart sont de la période 1941-1943, donc souvent écrits dans la clandestinité. En France, on n’a souvent retenu de cette période que les voix de ceux qui ont fait preuve de lâcheté, de concessions parmi les élites du pays. La voix du cardinal de Lubac, avec celles d’autres théologiens, a montré que des hommes lucides savaient aller à l’essentiel, en démontrant quelles étaient les racines profondes et perverses des grandes idéologies de cette époque sombre de notre histoire, et cela malgré l’ignorance dans laquelle ils se trouvaient vis-à-vis de la réalité exacte des crimes commis en ces temps-là.

Ici encore, la défense de la foi et du message chrétien, chez notre théologien, est inséparable de sa volonté de préserver l’homme, car toute menace sur la foi chrétienne atteint aussi l’humanité entière, dont chaque membre a été créé à l’image de Dieu.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

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