Rechercher

Saint Bonaventure et la fin des temps

Jean Lédion

La seconde moitié du XIIIe siècle est une période de grande activité intellectuelle dont l’épicentre se situe à l’université de Paris. C’est l’époque où, à la faculté des Arts, la philosophie cherche à affirmer son autonomie vis-à-vis de la théologie, ce qui ne va manquer de créer des conflits, dont l’aboutissement sera la condamnation, en 1277, des thèses « averroïstes » par l’évêque de Paris, Étienne Tempier. Saint Bonaventure (1221-1274) est mort à cette époque, mais sa pensée a certainement contribué au débat, car elle a toujours été résolument opposée à une philosophie qui se développerait en dehors de ce que nous appellerions aujourd’hui la Révélation.

Entrer dans la pensée de Bonaventure

L’accès à la pensée de saint Bonaventure est difficile, car il s’agit d’une pensée très synthétique, que l’on qualifie souvent de « mystique », ce qui peut être diversement interprété. Pour certains, c’est une manière de disqualifier son caractère rationnel, par rapport à une pensée basée sur une philosophie plus rigoureuse (celle de saint Thomas d’Aquin en particulier). Il semble que cette manière de voir ait été totalement réfutée par la très solide étude d’Étienne Gilson sur « la philosophie de saint Bonaventure [1] ». Dans sa conclusion [2], il montre que toute la pensée du docteur séraphique se déploie de manière circulaire autour d’un centre mystérieux qui est le Christ, et que toutes les questions abordées sont analysées en référence à ce centre. Cette pensée déconcerte aussi le lecteur moderne par son recours constant au symbolisme des images et des nombres. Mais sa caractéristique essentielle est son refus absolu de raisonner en mettant à part les connaissances apportées par l’Écriture et la doctrine chrétienne. Pour lui, on peut faire appel à l’autorité de l’Église et des Écritures, mais en aucun cas à celle des philosophes païens, même à celle d’Aristote qui était devenu pour beaucoup le Philosophe par excellence. Pour parler le langage d’aujourd’hui, on ne peut pas philosopher en laissant de côté la « Révélation ». Selon Joseph Ratzinger [3], la condamnation d’une philosophie séparée par Bonaventure s’accentue au cours de sa carrière, notamment à cause de l’erreur fondamentale qu’il décèle chez Aristote, celui-ci ayant enseigné l’éternité du monde, qui est la source de toutes les erreurs philosophiques, comme celle de l’unité de l’intellect agent en tous les hommes, ou celle de la nécessité du destin. Même pour les sciences profanes, notre docteur refuse de s’en tenir à la simple raison, car celle-ci a abouti chez les païens à de graves erreurs. Ainsi, il est amené à affirmer que le Christ est le centre et la source de toutes les sciences, même profanes, y compris la géométrie et les autres mathématiques.

Le concept de Révélation chez Bonaventure

Lorsque saint Bonaventure utilise le terme de Révélation (revelatio en latin), il ne faut pas le comprendre au sens moderne du terme, qui englobe, surtout depuis Vatican II, l’ensemble de ce que Dieu a fait connaître à l’humanité par la Loi, par les Prophètes et enfin par le Christ, en plénitude, puisqu’il est lui-même « la » révélation. Joseph Ratzinger [4] a étudié de manière approfondie les différents sens de ce mot dans l’usage qu’en fait Bonaventure. Il a ainsi mis en évidence trois acceptions principales :

a/ « Révélation » équivaut souvent à « dévoilement des choses à venir », surtout dans les Conférences sur l’Hexameron.

b/ Par mystère dévoilé dans la « révélation », on entend à maintes reprises le sens « mystique » caché de l’Écriture. La révélation produit donc la compréhension spirituelle de l’Écriture.

c/ « Révélation », enfin, peut signifier ce dévoilement sans image de la réalité divine qui s’accomplit lors de l’ascension mystique. Ici s’exerce principalement l’influence de la théologie du pseudo-Denys l’Aréopagite. Cet aspect de la pensée du Docteur Séraphique est important pour comprendre sa vision de l’histoire et par là des fins ultimes de la création.

Comme le souligne Rémi Brague, dans sa préface à l’édition en français du livre de Joseph Ratzinger, « Bonaventure a donc une compréhension dynamique de la Révélation [5] ».

La vision de l’histoire chez Bonaventure

Selon Ratzinger, et c’est l’objet même de sa thèse d’habilitation [6], la théologie de l’histoire du saint docteur aurait été très évolutive. Il part d’une vision classique de l’histoire empruntée aux Pères, calquée sur le schéma classique des sept âges du monde, ces âges résultant des spéculations sur les sept jours de la création, ainsi que sur l’interprétation du psaume : car mille ans devant tes yeux, c’est comme le jour d’hier qui est passé, une heure de veille pendant la nuit (Ps 89, 4). Cette interprétation est d’ailleurs reprise dans la seconde épître de Pierre : Mais voici un point, très chers, que vous ne devez pas ignorer : c’est que devant le Seigneur un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. (2 P 3, 8) Ainsi la durée prévisible du monde était de 6000 ans et au septième âge du monde on entrerait dans l’ère de la Résurrection. C’est à cette conception que saint Bonaventure se rattache au cours de sa carrière universitaire, restant fidèle en cela à saint Augustin qui reste l’autorité en la matière. Mais lorsque, dans sa maturité, il publie le Breviloquium (bref résumé de la foi chrétienne), une nuance apparaît : il y a concomitance entre le sixième et le septième âge du monde. Le monde de la Résurrection est celui du huitième âge, de l’éternel sabbat qui succède au septième jour : « L’Écriture Sainte possède aussi une Longueur consistant dans la description des temps et des âges, depuis l’origine du monde jusqu’au jour du jugement. Elle décrit en effet le cours du monde en trois temps : celui de la loi de nature, celui de la loi écrite et celui de la loi de grâce. Dans ces trois temps, l’Écriture Sainte distingue sept âges. Le premier va d’Adam à Noé, le deuxième de Noé à Abraham, le troisième d’Abraham à David, le quatrième de David jusqu’à l’exil de Babylone, le cinquième de l’exil au Christ, le sixième du Christ à la fin du monde, le septième court en même temps que le sixième et va du repos du Christ dans le sépulcre à la Résurrection universelle. Alors commencera le huitième âge, celui de la Résurrection [7]. »

Mais le docteur franciscain sait bien que le sixième âge, même confondu avec le septième, ne s’est pas terminé lors de l’an mille. C’est ici que J. Ratzinger fait intervenir l’influence de Joachim de Flore sur la pensée de Bonaventure, influence qui, selon lui, aurait été de plus en plus importante lors des dernières années de sa vie. L’abbé cistercien calabrais avait bien été condamné lors du IVe concile du Latran (1215) pour sa doctrine trinitaire [8], mais pas spécialement pour sa théorie aventureuse de l’histoire selon trois périodes, celles du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Les dernières évolutions de la pensée bonaventurienne se traduisent dans les Conférences sur l’Hexameron que saint Bonaventure prononça à Paris peu de temps avant sa mort. Il s’agit d’une œuvre inachevée (à cause de son élévation au cardinalat), que l’on ne connaît que par des recensions de ses auditeurs. En ce qui concerne la théologie de l’histoire et celle des fins dernières, ce serait, selon le futur Benoît XVI, l’aboutissement ultime de la pensée du docteur séraphique sur le sujet.

Le Christ au centre de l’histoire

Dans l’exégèse classique des Pères, le Christ apparaît au sixième âge du monde, « en ces temps qui sont les derniers » (He 1, 2). Le monde est vieux et touche à sa fin. En revanche, dans les conférences sur l’Hexameron, Bonaventure expose un schéma nouveau où le Christ se situe au centre de l’histoire, ceci pour cadrer avec sa vision dynamique de la Révélation, c’est-à-dire du dévoilement progressif du sens spirituel des Écritures, dévoilement qui continue à son époque et dont il est conscient d’être partie prenante en tant que théologien. Il y a donc un temps de l’Église, qui reste encore à déployer, pour que toutes les virtualités de l’Écriture puissent être dévoilées, et ceci, dans diverses périodes qui ont évidemment leur parallélisme dans les périodes de l’Ancien Testament, ainsi que, bien sûr, dans les sept jours de la création. Dans un tableau très détaillé [9], le futur Benoît XVI résume ce découpage de l’histoire de saint Bonaventure, qui commence par mettre en vis-à-vis du premier jour de la création (la création de la lumière) la période qui va d’Adam à Noé et la période correspondante du Nouveau Testament (celle de la vie terrestre du Christ, suivie des temps apostoliques jusqu’au pape Clément I). Le second jour (les eaux divisées) est mis en parallèle avec la période qui va de Noé à Abraham et avec celle de l’Église des martyrs (de Clément au pape Sylvestre, mort en 335). Le troisième jour (la terre fécondée) est relié à l’histoire du peuple élu d’Abraham à Moïse, dont l’équivalent ecclésial est l’époque des grands docteurs (de Sylvestre à Léon le Grand). Le quatrième jour (création des luminaires) correspond à l’époque de la Loi, de Moïse à Samuel, et à l’époque de la Loi de justice qui va de Léon à Grégoire le Grand, mort en 604. Pour le cinquième jour (création de la vie), sont mis en parallèle la période royale (de David à Ézéchias) et le temps du siège de Pierre (de Grégoire à Hadrien I, mort en 795). Pour le sixième jour (création de l’homme), sont placées en vis-à-vis la période des Prophètes, d’Ézéchias à Zorobabel et la période de la « claire doctrine » qui va d’Hadrien à un terme encore à venir (période indéterminée). Enfin, au dernier jour, celui du sabbat (la paix intermédiaire), Bonaventure fait correspondre la période qui va de Zorobabel au Christ et, pour la période correspondante de l’Église, une période, également indéterminée, qui sera caractérisée par la paix définitive. C’est cette période qui est espérée par Bonaventure et qu’il a sans doute trouvé annoncée chez Joachim de Flore, qui lui-même semble tributaire de divers prédécesseurs comme Rupert de Deutz, Honorius d’Autun et Anselme de Havelberg. Mais c’est aussi chez Bonaventure un écho de la mystique de saint François, ce dernier étant apparu comme un signe avant-coureur de ce septième âge qui fait partie de l’histoire à venir de l’humanité. En effet, l’évolution de l’ordre franciscain a mobilisé une grande partie de l’énergie de saint Bonaventure. C’est lui qui, en succédant en 1257 à Jean de Parme (accusé de sympathie pour la pensée de Joachim de Flore) comme ministre général à la tête de l’ordre, va permettre de trouver une voie médiane entre une vision utopique, celle des « spirituels » qui voulaient imiter saint François à la lettre, et une vision attiédie de la vie franciscaine. Mais saint Bonaventure aura cependant de plus en plus conscience que l’idéal de la vie simple et de pauvreté absolue de François, encore inactuel de son temps, pourra être réalisé plus tard, lorsque les derniers temps seront arrivés.

Une période de paix avant le jugement dernier ?

C’est cette nouvelle conception de l’histoire qui conduit J. Ratzinger à affirmer : « […] il nous semble clair que la théologie bonaventurienne de l’histoire culmine dans l’espérance d’un âge, intérieur à l’histoire, de repos sabbatique donné par Dieu. Le contenu véritable de ce temps de salut se résume par le mot "paix". Cette idée ne soulève aucune difficulté ; toute espérance de salut en ce monde doit considérer la "paix" comme la condition première et fondamentale d’un temps meilleur. De plus, si l’on considère l’époque déchirée et troublée où fut écrite l’œuvre de Bonaventure, les promesses de paix auxquelles il se réfère chez Isaïe et Ézéchiel, le renouvellement joachimite de ces promesses et la place dominante donnée au salut et au message de paix par François lui-même dans son ordre, on n’aura pas à chercher d’autres explications [10]. »

Ainsi, si l’on adopte la thèse de J. Ratzinger, saint Bonaventure, penseur d’une grande rigueur intellectuelle, franciscain profondément imprégné de l’esprit du Pauvre d’Assise, dirigeant on ne peut plus réaliste d’un ordre franciscain tiraillé par de nombreux facteurs de division, aurait introduit une innovation particulièrement importante dans l’histoire de la théologie. L’attente eschatologique, sans être abandonnée, devenait en quelque sorte moins « urgente », en ce sens qu’il restait une période à venir (ce fameux septième âge) dans laquelle il y aurait encore à travailler au dévoilement spirituel des Écritures, période qui devait être caractérisée par son caractère contemplatif et qui était peut-être déjà inaugurée depuis l’apparition des ordres mendiants. Par ailleurs, ce « délai » pouvait être mis à profit pour continuer à œuvrer intellectuellement dans tous les domaines, ce qui ne pouvait que satisfaire un esprit très « universitaire » comme celui du docteur séraphique.

Jean Lédion, marié, trois enfants. Diplôme d’ingénieur, docteur d’État ès Sciences Physiques. Enseignant dans une école d’ingénieurs à Paris.

[1] É. Gilson, La Philosophie de saint Bonaventure, Vrin, 1943.

[2] É. Gilson, op. cit., p. 379.

[3] Joseph Ratzinger-Benoît XVI, La Théologie de l’histoire de saint Bonaventure, Puf, 2007.

[4] Joseph Ratzinger-Benoît XVI, op. cit., p. 93.

[5] Ibid., p. 8.

[6] Cf. note 3.

[7] Bonaventure, Breviloquium, Prologue, 2.

[8] Cf. Denzinger-Shönmetzer, 806.

[9] Joseph Ratzinger-Benoît XVI, op. cit., p. 44.

[10] Joseph Ratzinger-Benoît XVI, op. cit., p. 89.

Réalisation : spyrit.net