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Science et théologie : ruptures et convergences

Isabelle Rak

« Peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science y ramène. » (Louis Pasteur)

Depuis au moins deux siècles, science et théologie semblent avoir emprunté des chemins séparés, voire antagonistes. Selon le discours dominant, la science, depuis Galilée, se serait construite et affirmée contre la religion et en particulier contre un christianisme porteur de tous les obscurantismes. On oppose fréquemment – et les chrétiens se prêtent volontiers, hélas, à cet exercice – la rationalité de la démarche scientifique à la subjectivité de la foi, à la sentimentalité mystique. On met l’accent sur la liberté du chercheur en contraste avec la soumission au dogme. Comment peut-on être scientifique si l’on adhère à une religion qui exige l’adhésion à des vérités prétendument révélées, et en tous cas parfaitement indémontrables ? Une objection un peu plus subtile consiste à opposer le champ quasiment infini de l’investigation du cosmos au corpus limité, clos, de la Révélation chrétienne. Comment sortir de cette impasse ?

Nous ne chercherons aucunement ici à trouver des points communs entre les théories les plus avancées sur le commencement de l’Univers et le discours biblique sur la Création. La convergence de la théologie et de la science ne saurait s’appuyer sur l’imposture concordiste. Nous ne réfuterons pas davantage ici l’opposition supposée entre ces deux disciplines par une étude historique – qui prouverait pourtant abondamment que cette opposition science/religion est récente (pas plus de 200 ans) et qu’elle n’a jamais été totale. La théorie de l’expansion de l’Univers a été énoncée par l’abbé Lemaître, un jésuite belge. Les principes de la génétique ont été découverts par un moine autrichien, Gregor Mendel. Un mathématicien contemporain comme Laurent Lafforgue, lauréat de la médaille Fields (équivalent du Prix Nobel en mathématiques), affirme sans honte son attachement à l’héritage judéo-chrétien et s’attache à démontrer que, sans celui-ci, la science ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Cet article s’inspirera d’ailleurs en grande partie de ses réflexions.

Nous tenterons ainsi de montrer, à la suite de L. Lafforgue, les nombreuses convergences entre les deux démarches, scientifique et théologique. Bien sûr, on ne peut passer sous silence les ruptures entre les deux domaines, qui tiennent moins à un prétendu dogmatisme de l’Église qu’au dévoiement d’une démarche scientifique affirmant l’autonomie du créé dans l’oubli de son Créateur. On verra enfin comment science et théologie peuvent mutuellement se soutenir, et comment l’exploration de la nature et la recherche de Dieu peuvent se rejoindre à un niveau qui transcende – et justifie – les deux démarches.

À la recherche de la vérité

Une première convergence concerne une recherche commune de la vérité. Il est frappant de constater qu’à notre époque qui place toute connaissance – et toute morale également, mais c’est un autre problème – sous le signe du relativisme, de la subjectivité, du primat de l’individu sur toute commune valeur, seules la science et la théologie osent prétendre publiquement qu’elles cherchent la vérité. Bien sûr, pour le scientifique, celle-ci n’est pas à comprendre comme un système clos et immuable : il s’agit d’une notion ouverte, qui a vocation à s’enrichir continuellement de nouvelles connaissances et de nouveaux modèles théoriques ; elle ne s’enferme pas dans des définitions, elle ne peut se laisser entièrement saisir. Mais les développements théologiques de la Tradition chrétienne ne suivent pas un chemin différent. Et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, science et théologie reposent toutes deux sur un savoir qui doit être objectivement garanti. On ne peut avancer dans la connaissance en marchant sur des sables mouvants.

Qu’est ce que la vérité pour un scientifique ? Elle est tout d’abord adéquation au réel, aux faits dont elle doit pouvoir rendre compte le plus fidèlement possible, en recherchant leur sens, leur logique. Elle ne saurait s’arrêter aux apparences, qu’elles relèvent de la perception immédiate (c’est pourquoi les physiciens sont si gourmands en appareils capables de voir l’infiniment grand comme l’infiniment petit) ou d’une interprétation simplificatrice de la réalité (d’où le besoin d’affiner et de renouveler sans cesse les modèles théoriques qui cherchent à expliquer le monde).

Par là s’impose une exigence d’objectivité, qui n’est certes jamais totale (les épistémologues ont montré en quoi les représentations du cosmos peuvent être influencées par les mentalités) mais qui veut dépasser l’échelon du ressenti individuel, subjectif et par là difficilement communicable. La recherche scientifique n’est pas centrée sur le chercheur (nous y reviendrons) mais sur l’objet de son étude, sur lequel elle s’attache à énoncer un discours qui soit compris de tous, ou du moins par les autres scientifiques. Il y a donc, dans la science comme dans la démarche théologique, un principe d’universalité de la vérité. Cette apparente tautologie (une vérité qui ne serait pas universelle ne serait pas vraie !) dévoile par le fait même une aspiration vers l’infini. Si une théorie, si un phénomène physique est vrai sur la Terre, il doit l’être dans l’Univers entier, du moins dans des conditions analogues. Et parce que les limites du cosmos nous sont inconnues, la vérité touche à un universel qui n’a pas de frontières.

Cette universalité ne concerne pas seulement les objets du savoir, mais le discours dont ils sont l’objet. Ce discours se veut rationnel et logique. Il part d’un donné auquel on veut donner une cohérence sur la base des principes de causalité et de non-contradiction. La démarche théologique, dans sa méthode, n’est pas autre chose : elle part du donné de la Révélation, d’allure souvent disparate et parfois chaotique, pour l’organiser en un système logique et rationnel, qui s’enrichit de l’apport spécifique de chaque génération. Dans les deux cas on s’attache à construire un langage, un logos, pour parler de l’indicible (le divin) ou pour décrire une création qui reste inexorablement muette. La science veut donner au créé un langage univoque, universel. Mais si elle s’attache à cette mission envers et contre tout, c’est parce que, consciemment ou non, elle postule que le cosmos peut être décrit par un discours rationnel, et cela parce qu’il est le fruit d’une création par la Parole, par le Logos divin, qui a transmis à l’univers cette possibilité d’être l’objet d’une parole énoncée par l’homme, seule créature pouvant, à l’image de son Créateur, proférer à son tour un logos. Le paradoxe moderne de la science tient au fait que beaucoup de ses acteurs, et non des moindres, ignorent pourquoi ils « croient » en l’existence d’un discours rationnel sur le monde. On verra plus loin en quoi cette perte de sens peut présenter un danger à long terme pour la science elle-même.

Apprendre l’obéissance

Un autre aspect, qui rapproche théologie et science d’une manière plus profonde, tient au fait que, dans l’une et l’autre discipline, le chercheur est confronté à une altérité radicale. Inutile d’en dire davantage sur la fréquentation du Dieu Tout Autre, mais il faut prendre conscience qu’à cette altérité le scientifique est confronté en permanence, car l’objet de son étude, le monde physique (et aussi le vivant non humain), est, lui aussi, à un autre degré, radicalement différent de lui, et peut-être, en un certain sens, encore davantage que Dieu lui-même, car dépourvu de langage propre. Le scientifique peut toujours partir de ses propres élucubrations pour édifier un système d’explication du monde, il se heurtera toujours à la dureté du monde réel, qui résiste aux constructions subjectives et lui rappelle impitoyablement que c’est lui qui, en fin de compte, doit se soumettre à la Création telle qu’elle est donnée, et non l’inverse. Comme le rappelle L. Lafforgue [1], le scientifique doit apprendre l’obéissance et se laisser mener vers des chemins qu’il n’attendait pas. L’objectivité du réel, loin d’être un frein à la créativité scientifique, est la garantie de sa perpétuelle nouveauté. C’est par cette altérité radicale que les théories s’affinent et se complexifient en permanence, qu’elles se renouvellent et s’élargissent à de nouvelles échelles de temps et d’espace. L’objectivité du créé, loin de relever d’un savoir desséchant et inflexible, permet à l’homme de sortir de lui-même, et l’empêche de tourner en rond autour de ses propres obsessions.

Un monde désenchanté

Enfin, et nous approchons là un aspect tout à fait essentiel mais qui sera le point de départ de la rupture, la science ne saurait exister sans une démythologisation, une dé-divinisation du cosmos. Ce qui nous semble aujourd’hui évident et même incontournable a eu besoin de millénaires pour se mettre en place, et n’aurait peut-être pas vu le jour sans la critique radicale de l’idolâtrie qui est au cœur du message biblique et de la révélation judéo-chrétienne. On ne mesure pas assez à quel point le fait d’appeler le soleil et la lune des « luminaires » (de vulgaires lampes, en somme) représente une révolution majeure dans la compréhension du monde physique. Les Grecs, malgré leurs intuitions étonnantes, n’ont jamais pu se libérer entièrement du principe divin concernant les astres, d’où leur attachement à décrire le mouvement du Soleil, de la Lune ou des planètes en termes de mouvement circulaire uniforme, le seul qui convînt à des créatures porteuses d’une parcelle de divinité. Il fallut près de vingt siècles pour évacuer ce préjugé et sortir de l’impasse où il enfermait les modèles cosmologiques antiques et médiévaux. Et contrairement à ce que veut faire croire une historiographie de pacotille, c’est dans un milieu encore authentiquement chrétien, et dans l’esprit d’un scientifique épris de mysticisme, Johannes Kepler, que cette idée prit corps. Un autre aspect de cette démythologisation du créé a été longuement évoqué par saint Augustin à propos de l’astrologie : parce que les astres n’ont rien de divin, ils ne sauraient exercer d’influence sur notre destinée. L’homme est ainsi libéré d’une fatalité qui lui serait imposée, de manière quasiment magique, par le cosmos.

Tout ces développements impliquent un postulat méthodologique sur lequel repose la science moderne, et ce postulat est hérité directement de l’enseignement des Écritures : le monde n’est pas Dieu, et, bien qu’étant créé par lui, il se développe ensuite de manière autonome, certes conformément au logos (nous dirions ici les lois de la science) imprimé en lui par le Créateur, mais sans que celui-ci ait à intervenir à chaque instant dans son fonctionnement. Les Juifs parlent à ce propos d’une sorte de « retrait » de Dieu (tsim-tsoum) de sa Création, non pour l’abandonner à l’absurde, mais pour lui donner sa pleine liberté. On pourrait ici oser un rapprochement un peu hardi avec la parole du Christ : « la vérité vous rendra libres ». Si en effet la vérité du monde est garantie par son objectivité et par sa différence radicale avec le divin, alors les créatures peuvent agir dans la pleine autonomie de leur mode d’existence propre, autonomie voulue par le Créateur qui veut en face de lui une authentique altérité. Bien sûr cette proposition vaut au plus haut point pour l’homme, qui peut ainsi déployer ces capacités d’être libre et doué de raison pour donner au cosmos un langage qui tire son origine du Logos créateur.

Quelle autonomie ?

C’est pourtant à partir de cette autonomie, condition sine qua non d’un discours rationnel et objectif sur le monde, que s’est creusé le fossé apparemment abyssal entre les sciences de la nature et la théologie. Leur apparente harmonie, basée sur une saine complémentarité, correspond à un schéma idéal, celui qu’aurait sans doute suivi l’humanité en l’absence de péché originel. Or, celui-ci, nous le savons, consiste, de la part de l’homme, à chercher une autonomie non relationnelle, qui se coupe de son origine et qui refuse l’amour du Créateur. La relation à Dieu est comprise comme aliénation, soumission, ignorance, et non comme le moyen par excellence de la libération de la pensée. Le lien qui relie le discours sur les créatures à leur Créateur est délibérément rompu. Ce faisant, il n’est pas évident que la démarche scientifique y gagne en autonomie. Il est à craindre que le scientifique perde de vue la radicale altérité du monde, qui n’est garantie que par son statut de créature posée objectivement en face de Dieu et non en lui. La créature est « donnée », elle n’est pas le produit de notre imagination ou de nos représentations subjectives. On verra plus loin en quoi cette rupture peut conduire à une emprise sur le monde qui risque précisément de le priver de cette autonomie dont une certaine science se réclame.

D’autre part, cette compartimentation, ce cloisonnement entre démarche scientifique et reconnaissance du réel comme créature de Dieu, conduit à une ignorance, voire à une hostilité mutuelle, qui relèvent d’un dualisme dangereux. Certes, la démarche scientifique doit garantir la séparation ontologique entre le sujet et l’objet, car cette séparation est la condition première d’une connaissance objective, d’une recherche authentique de la vérité. Mais la séparation totale peut priver la démarche scientifique de sa motivation première, à savoir donner un sens rationnel au créé. Si l’on oublie ce qui donne sens à la créature, à quoi bon rechercher encore la vérité sur elle ? Existe-elle encore ? Inversement, le rejet par la théologie de la rationalité scientifique risque de la réduire à un exercice purement émotionnel, et d’en évacuer, pour une grande part, l’exigence de cohérence et de rationalité. On relira à cet égard l’encyclique de Jean-Paul II Fides et Ratio, qui rappelle la nécessité de cet équilibre. Un autre risque auquel ce dualisme expose la connaissance scientifique consiste à réduire le réel à ses aspects purement fonctionnels, à ne s’intéresser à lui que pour son utilité immédiate. Rejeter dans l’océan du subjectivisme tout ce qui ne relève pas des sciences dites « dures » conduit en fin de compte à isoler la science au milieu des autres formes de savoir. La science, avec son exigence de rigueur, risque de venir une citadelle assiégée, le dernier rocher résistant encore à la marée montante du relativisme. Outre qu’il est abusif et malhonnête de dénier aux autres formes de savoir les qualités d’objectivité et de rationalité dont certains scientistes veulent garder le monopole, la science, réciproquement, risque de perdre sa raison d’être si elle ne sait plus pourquoi elle scrute le cosmos. Enfin, on sait que le dualisme conduit au manichéisme : la science rejette la théologie (voire d’autres disciplines) dans les ténèbres de la superstition et de l’obscurantisme ; et à l’inverse certains croyants redoutent, voire condamnent la science et ses avancées car ils la voient comme réductrice, dominatrice, dangereuse pour la nature et pour l’homme.

La tentation démiurgique de la science, très souvent fantasmée par ceux qui l’ignorent, mais qui n’est tout de même pas purement fictive, est en effet le fruit de cette auto-détermination du savoir par laquelle l’homme, depuis la faute d’Adam, refuse toute relation avec le Créateur. Dans le domaine scientifique, nous en voyons aisément les conséquences : l’homme croit connaître au mieux le fonctionnement de la nature et prétend alors la gouverner totalement, en lui imposant ce qu’il a pu saisir, de manière très partielle, des règles de son fonctionnement. Il se pose ainsi comme un « législateur » du cosmos, il se croit l’auteur des lois qu’il se contente de dévoiler, et de manière très partielle. Outre que cette connaissance, somme toute fragmentaire, de la nature, lui inflige de sérieux dégâts, cette ambition de maîtrise du monde créé détruit peu à peu cette altérité qui garantissait l’objectivité de la connaissance scientifique. L’homme se construit par là un monde à son image, prévisible, contrôlé, asservi à une prétention à sa régulation, alors que nous ne connaissons que très partiellement, et de manière très simplificatrices, les lois qui le régissent [2]. Ce monde-là n’offre plus guère de défis à l’appétit de savoir humain, c’est d’ailleurs peut-être pour cette raison que les carrières scientifiques n’attirent plus guère les étudiants.

Les lois de la nature : de quelles lois parle-t-on ?

Enfin, comprendre le fonctionnement de la nature en termes de « lois », même si cette démarche est légitimement conforme à la rationalité scientifique, peut conduire à de fâcheux malentendus, notamment lorsque la liberté humaine est en jeu. Si la physique est une discipline suffisamment éloignée du vivant et de ses conditionnements pour ne représenter qu’un risque mineur (mettons de côté le problème du feu nucléaire, qui ne relève pas de cette problématique, l’homme ayant finalement le choix de ne pas en faire usage), il n’en est pas de même de certaines recherches en biologie, que ce soit en génétique ou en neurosciences. Prétendre (à tort ou à raison…) prédire la survenue d’une maladie grave à 50 ans à partir du matériau génétique du fœtus revient à faire peser sur l’homme un fatum qui ne le cède en rien à son modèle antique. Fort curieusement, en de tels cas, des scientifiques, ou prétendus tels, si talentueux pour prédire le sort d’un être humain à l’échelle d’un demi-siècle, baissent les bras pour ce qui est de chercher à guérir ce mal incurable, entrant par là, sans doute inconsciemment, dans cette fatalité dont ils accablent leur patient. On en connaît les conséquences quand le diagnostic est posé sur un humain avant sa naissance…

Tout cela est en fin de compte assez peu scientifique, alors que la science elle-même, notamment en physique et en chimie, a su prendre en compte et domestiquer une forme d’imprévisibilité sur des objets beaucoup plus simples que des chaînes d’ADN. La mécanique quantique accepte une incertitude sur la position d’un objet si sa vitesse est bien connue. Elle sait tenir un discours sur la notion de chaos, déterministe ou non. La science contemporaine, fort heureusement, parvient donc encore à sortir par le haut des incohérences du scientisme, qui semble sévir davantage dans le domaine du vivant.

Il n’en reste pas moins vrai que la notion de « loi » doit être précisée dans ce contexte. Il règne sans doute à ce sujet un malentendu analogue à celui qui concerne la Loi juive ou les règles monastiques : vue de l’extérieur, la loi s’identifie à une contrainte absolue, à un déni de la liberté. Alors que, pour la recherche scientifique comme pour la vie de Juifs pieux ou de moines bénédictins, elle est d’abord un cadre, une délimitation (les Juifs parlent de « haie de la Torah ») pour permettre la reconnaissance de l’Autre, pour échapper à la tentation de l’emprise et de la domination. Comme on l’a indiqué plus haut, c’est à ces lois de la nature que se heurte, de manière salutaire et féconde, le scientifique dans sa recherche du logos du monde créé. Ces lois ne sauraient devenir une prétexte d’asservissement, de la nature ou de l’homme, qui en nieraient totalement l’altérité et étoufferaient par là même la nouveauté et l’imprévisibilité de la découverte.

Comment dépasser la rupture ?

Comment donc dépasser cette rupture ? Comme nous l’avons annoncé plus haut, il ne s’agit pas de rechercher un impossible concordisme, ou de penser le Créateur comme un Deus ex machina qui ne laisserait aucune autonomie à sa créature. Il convient tout d’abord de revenir à l’idée première, celle de vérité. Nous l’avons vu, science et théologie partagent – et elles paraissent à ce jour singulièrement isolées à ce propos – cette même aspiration au vrai, même si l’objet de leur étude est radicalement différent. Toutes deux, elles postulent, implicitement ou explicitement, son existence, et s’appuient en même temps sur un donné acquis au préalable. Même dans la démarche scientifique, il y a un acte de foi – ou du moins de confiance – dans la validité des découvertes antérieures. Mais postuler qu’il existe un discours de vérité sur le monde relève exclusivement de la révélation biblique : la rationalité du monde n’est possible que parce qu’il a été créé par un Logos lui-même rationnel. Oublier ce point fondamental conduit tôt ou tard à un affadissement de la démarche de connaissance, ou du moins à la perte du sens à donner à la recherche scientifique. Certes, Lafforgue a raison de rappeler que les plus brillants scientifiques n’admettent pas tous – il s’en faut de beaucoup – la pertinence de l’Écriture sur ce point ; mais ils restent convaincus que la nature est fondée en raison. On peut cependant s’interroger sur la permanence de l’attractivité intellectuelle de la science si elle vient à oublier entièrement cette réalité. En la rappelant de manière explicite, la théologie ne peut-elle pas voler au secours de la science ?

Un autre aspect du problème concerne la dimension éthique. Nous l’avons vu, la dimension démiurgique à laquelle peut conduire l’orgueil d’une connaissance qui ne veut plus savoir d’où elle vient est associée à une volonté de puissance qui dégrade la nature et met en danger l’homme lui-même. On a souvent souligné la dimension tragique de la découverte du professeur Lejeune sur la trisomie : en identifiant le chromosome défectueux, une partie du corps médical se croit autorisée à liquider le malade plutôt que de le soigner. Il suppose par là-même que la médecine ne saura jamais le guérir. Le pouvoir absolu que l’homme croit gagner sur autrui, au nom d’une science déviée de sa finalité, devient suicidaire pour la connaissance elle-même, et aussi pour l’homme – au moment même où celui-ci se croit devenir tout puissant. Si Rabelais avait raison de dire que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », on pourrait dire aujourd’hui qu’elle ruine aussi la science authentique. À l’inverse, la prise en compte du problème éthique posé par la recherche sur les cellules souches humaines embryonnaires ont poussé les biologistes à chercher plus loin, jusqu’à la mise au point des cellules souches adultes induites (qui a valu à ses auteurs le Prix Nobel de médecine 2012), qui ouvrent des perspectives thérapeutiques plus accessibles et moins coûteuses. Certes, il existe des réalités plus complexes, mais ces deux exemples montrent comment un enseignement théologique sur la dignité de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, peut proposer à la science des voies plus exigeantes et plus fécondes.

Mais le lieu où science et théologie sont appelées à se réconcilier en profondeur dépasse largement la question de la vérité ou l’exigence éthique. La variété, et parfois l’apparente futilité, des sujets de recherche témoigne de l’intérêt de l’homme pour toute chose. Toutes les créatures, même les plus insignifiantes et les moins utiles, méritent d’être connues et déchiffrées par la raison. On l’a dit, c’est en vertu de leur statut de créature de Dieu qu’elles méritent et suscitent une telle attention de notre part. Mais cet intérêt, qui devient, pour la plupart des scientifiques, une passion, relève aussi et peut-être surtout d’une attitude d’émerveillement devant la richesse de la création et sa beauté, qui n’est pas seulement esthétique, mais rationnelle. Beaucoup de chercheurs agnostiques, qui n’admettent pas la réalité des miracles dans un contexte religieux, affirment avec enthousiasme que c’est la Création qui est le plus grand miracle, une merveille permanente. Science et théologie se réconcilient donc, même si ce n’est pas explicite, dans la célébration de la louange de la Création. Louange suscitée par l’émerveillement et nourrie d’une étude exigeante et souvent ingrate. Louange qui témoigne de ce que science et théologie, loin de s’affronter, sont les gardiennes, les garde-fous l’une de l’autre : la science, en rappelant à la théologie qu’elle doit, plus que jamais, être fondée sur la raison ; la théologie, en rappelant à la science d’où elle tient sa source et quelle est sa raison d’être.

Isabelle Rak, née en 1957, mariée. Professeur des Universités (Sciences Physiques) et chercheur à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan. Membre des comités de rédaction des revues Communio et Résurrection.

[1] Laurent Lafforgue, « La recherche fondamentale a-t-elle un sens ? », in Communio, décembre 2012.

[2] Entendons-nous : il n’est pas question de remettre en cause ici la pertinence et la valeur du progrès technologique. La technique ne mérite, ni cet excès d’honneur, ni cette indignité dont elle a été l’objet auprès de certains philosophes ou penseurs du XXe siècle. Le scientifique et l’ingénieur doivent cependant garder à l’esprit le fait que, parce que notre connaissance du fonctionnement de la nature demeure incomplète, ce progrès a un certain coût – écologique et humain – qu’il faut savoir assumer pour que les bienfaits dont il est porteur soient réellement substantiels pour l’homme.

Réalisation : spyrit.net