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Si tu savais le don de Dieu

Florent Thibout

Emitte spiritum tuum et creabuntur.

Le Christ nous l’a promis : « Je prierai le Père, et il vous donnera un autre paraclet pour être avec vous à jamais. » (Jean 14,16) Ce Paraclet, l’Esprit Saint, Dieu en (troisième) Personne, nous est donné éminemment par le baptême (puis la confirmation), qui nous marque d’une sceau divin, nous transforme en nous justifiant : nous lave du péché originel en nous faisant passer sur le plan, autrement inaccessible, de la justice de Dieu. La grâce de ce sacrement, grâce sanctifiante, fait de nous un homme nouveau, capable de Dieu.

Cette grâce qui nous transforme réellement, ontologiquement, qui nous fait être ce que nous aurions toujours dû être si le péché originel ne nous avait défiguré dans notre nature d’image et ressemblance de Dieu, cette grâce qui fait mieux encore que nous remettre dans l’état de pureté adamique,s’il est vrai qu’un cœur purifié est encore plus beau qu’un cœur pur, et la brebis égarée plus chère que les quatre-vingt dix-neuf autres, cette grâce, saint Thomas et avec lui l’Église (ou plutôt l’Église par la voix de saint Thomas, puisque les vrais théologiens ne parlent jamais en leur propre nom), la définissent comme une grâce créée, c’est à dire un don permanent, habituel, qui vient s’ajouter à notre nature et lui permettre (non pas l’obliger) de correspondre à la vie divine.

C’est une grâce première, donnée une fois pour toutes, et qui seule peut ouvrir notre être à la réception de toutes celles qui, au long de notre pèlerinage terrestre, nous aideront à nous conformer à la volonté divine : devenir des saints en gardant les commandements du Christ, si bien qu’Il vienne en nous, avec son Père, faire sa demeure., C’est elle, enfin, cette grâce créée, qui nous ouvre le chemin de notre divinisation, elle qui ne rend pas impossible et absurde l’injonction d’être parfait comme notre Père céleste est parfait.

Cette notion de grâce créée n’a pas manqué, évidemment, de susciter quelques objections. On peut, en effet, se demander si cette semence de divinité déposée en nous n’établit pas, entre nature divine et nature humaine, une proximité, pour ne pas dire une promiscuité, bien dangereuse pour la transcendance de Dieu. Ne cesse-t-Il pas, alors, par ce don qu’Il fait de Lui-même d’être le Seul Saint, l’absolument autre, Celui dont la perfection le met irrémédiablement à part de toute créature ?

Et pourtant. Tous les Pères de l’Église, et déjà saint Pierre (2 P 1,4), n’ont cessé d’affirmer et de réaffirmer, contre toutes les hérésies, la possibilité pour l’homme justifié de participer à la nature divine en laissant la Trinité elle-même venir habiter en son âme.

Il semble, d’un point de vue strictement rationnel (mais, dans une telle matière, s’en tenir à ce seul point vue, c’est tomber dans le panneau rationaliste), bien difficile d’admettre une grâce créée qui, si elle est du créé, ne peut pas être du divin, en soi incréé.

Une autre objection des adversaires de la grâce créée revient à se poser de surcroît la question de son efficacité. Comment une telle grâce, en admettant son existence, pourrait-elle réaliser ce à quoi elle est destinée ? Comment l’homme, nature créée, pourrait-il entrer en relation avec la vie divine, incréée, par la seule vertu d’une grâce, d’un don simplement créé. Comment du créé pourrait-il aller à l’Incréé par du créé ?

Oui, on pourra toujours ajouter tout le créé qu’on veut à du créé, ça ne le fera jamais avancer d’un pouce vers l’incréé divin... Sauf si le créé qui reçoit la grâce créée est une créature humaine. Avant même l’intervention de cette grâce créée, Dieu est, en effet, déjà en l’homme, d’une certaine façon (mais d’une façon qui ne suffit pas à le sauver et qui ne rend nullement superflu le baptême...), sur un mode virtuel. L’homme n’est pas une créature comme une autre, lui qui, seul, a été créé à l’image et ressemblance de Dieu. Lui seul est susceptible de recevoir la grâce, qui ne vient pas s’ajouter à lui comme une couleur sur un tableau, comme une feuille de plus sur un arbre, mais qui opère comme une clé qui vient l’ouvrir à la divinisation pour laquelle il est fait. L’homme a été créé capable de cette possibilité d’ouverture que lui propose son Créateur par l’envoi de sa grâce (qui est Lui-même). Aussi bien le hiatus, le gouffre, qui sépare l’homme créé de Dieu incréé, très réel depuis le péché originel, peut être comblé dans la mesure où l’homme a été créé divinisable et où la grâce créée ne vient « que » rendre opérante cette virtualité.

Il n’en reste pas moins que l’on garde apparemment le droit de s’inquiéter pour l’intégrité de la transcendance divine qui semble toujours aussi entamée par le fait que Dieu, par l’octroi de cette grâce créée, se donne à l’homme...

Comment donc peut-Il se donner à sa créature préférée sans se perdre Lui-même dans une confusion panthéistique ? Et comment l’homme ainsi divinisé n’en reste-t-il pas moins homme, la créature distincte de son créateur, sur terre, mais aussi bien au Paradis, où Dieu sera certes « tout en tous », mais sans rapport fusionnel, la fusion étant la négation de tout rapport, mais bien dans un face à face où, divinisés, les saints restent des hommes et Dieu, tel qu’en lui même, Dieu. Cette « limite », même au ciel, de notre pourtant « pleine » divinisation, nous ne devons pas la regretter mais au contraire la chérir. Non seulement parce que nous n’avons pas le choix, parce que c’est la vérité, parce que c’est la volonté de Dieu, parce qu’il en va de son essence, et que nous devons aimer cette essence qui le fait demeurer l’Autre absolu quand même Il nous habite de part en part, mais encore parce que, pour dire les choses simplement, c’est beaucoup mieux. C’est beaucoup mieux de voir Dieu, et pour cela, pour le voir et jouir de Lui, il faut que nous subsistions comme personne, c’est beaucoup mieux que de se perdre, de s’abolir en Lui comme dans un grand tout sur le mode bouddhiste. Distincts de Dieu, nous serons néanmoins, comme dit saint Jean, « semblable à Lui parce que nous Le verrons comme Il est ». Le semblable seul connaît le semblable, c’est une loi de la connaissance sur la terre comme au ciel. Nous serons « comme » Lui mais nous ne serons pas Lui. Nous le verrons comme il est, mais il demeurera la distance d’un « comme », l’intervalle d’un comma, peut-être, mais suffisant pour garder la distance nécessaire à la vision. On ne possède vraiment une chose que lorsqu’on la connaît. Mais on ne connaît jamais Dieu entièrement, du fait même de son infinité. Dans la vision béatifique du face à face, cette connaissance complète donnée par Dieu comme la palme des bienheureux, cette connaissance n’en finit pas. Elle a l’éternité pour se compléter, comme il convient à la connaissance de l’Infini.

Un don sans mesure

Pour sauver cette transcendance divine en danger, la théologie orientale inspirée de Grégoire Palamas a fait intervenir une « grâce incréée ». Mais surtout, puisque créée ou incréée, cela ne changerait rien quant à la promiscuité établie en l’homme et Dieu si Celui-ci se donne vraiment, Palamas établit une distinction entre l’essence de Dieu, strictement incommunicable et des « énergies » divines par lesquelles Dieu se communique selon son bon vouloir.

Il est tentant de trouver à cette thèse quelques confirmations dans la lecture de l’Ancien Testament, où Dieu vient à la rencontre de son peuple par la médiation de ses anges, de sa gloire, de la Schekinah, de la nuée qui entoure le Sinaï gravi par Moïse et qui précède les juifs dans leur longue marche vers la Terre Promise, ou encore par son nom imprononçable... Toutes choses qu’on pourrait, à première vue, assimiler aux énergies palamiennes. Assimilation qui reste cependant approximative. Les anges, par exemple, pour être très intimes à Dieu n’en sont pas moins des créatures et de ce fait, stricto sensu, pas des émanations de l’essence divine.

Mais, surtout, Dieu est tout un. On ne peut donc distinguer en Lui, sinon nominalement, son essence des manifestations de celle-ci. Pas plus qu’on ne peut distinguer son essence de ses attributs. Il est l’être en qui essence et attributs ne font qu’un. Il n’est pas bon, Il est la bonté, Il n’est pas aimant, Il est l’amour, etc.

S’Il met en nous un mouvement d’amour, Il ne fait pas que nous prêter une parcelle de sa vertu (justement, Il n’en a pas : Il n’est que vertu, toute puissance), Il ne peut que se donner Lui-même (« Dieu ne se donne pas avec mesure »). Et si cela nous semble une parcelle de Lui-même, c’est parce que nous, nous Le recevons partiellement. Et, dans tous les cas, jamais intégralement (ce qui devrait rassurer Palamas quant à la préservation de la transcendance divine). Une connaissance de Dieu exhaustive est impossible à l’âme humaine qui, du simple fait qu’elle est créée, ne sera jamais, même au ciel, aussi grande que Dieu. Cela est vrai , rappelle Louis Bouyer, même de l’âme du Christ, égal au Père en sa divinité, mais pas en son humanité.

Par ailleurs, quand même Dieu ne se donnerait que par des énergies participables, étant sauve son essence imparticipable, ne faut-il pas que l’homme soit capable de recevoir ce don ? Et comment le serait-il, dénaturé qu’il est dans son essence d’image et ressemblance de Dieu, sans une disposition permanente, fruit d’une grâce préalable, sacramentelle, créée ? Comment, si l’homme n’était recréé par une grâce créée sans laquelle, laissé à son péché, il demeure imperméable à Dieu, que celui-ci se donne directement ou seulement par des « énergies » ?

A cette objection, on peut certes objecter que Dieu n’est pas lié par les sacrements qu’il a lui-même institués et qu’Il peut bien se communiquer à des hommes qui n’ont pas reçu par le baptême la grâce sanctifiante, créée, et qu’Il le fait effectivement puisque tout ce qui se fait de bon sur terre se fait par lui, et qu’il arrive que des païens fassent de bonnes choses...

Paralogisme auquel il faut répondre que le péché originel, s’il a désordonné la nature humaine, ne l’a pas intégralement rendue incapable, même non justifiée par le baptême, de faire du bien, non d’elle-même mais bien par motion divine (« sans moi vous ne pouvez rien faire »). C’est l’effet de la loi naturelle, qui est loi divine non écrite, sinon dans le cœur des hommes. Seulement, ce bien est fait dans l’ignorance de sa source, et il n’ouvre donc pas à une participation à la vie divine dans ce qu’elle a d’essentiel, participation qui est le fruit spécifique de la grâce.

Pour rassurer Palamas

Sans du tout chercher un compromis qui n’arrangerait personne et certainement pas la vérité, il faut dire, pour l’instant, que la grâce, nécessairement incréée puisqu’elle est divine, don que Dieu fait de lui-même en la personne du Saint Esprit, est tout aussi nécessairement créée puisqu’elle nous est donnée à nous, créatures, qui sans elle, ne pourrions rien recevoir de Dieu.

Il s’agit donc de concevoir, de penser plutôt, la possibilité de l’Incréé qui se fait créé sans rien perdre de son incréation.

Cette possibilité, s’il est évidemment impossible humainement d’en livrer le secret, nous en avons néanmoins une preuve dans le fait de l’Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Elle représente, en effet, pour le Verbe incréé de Dieu un anéantissement extraordinaire, (la Croix, de ce point de vue, n’est « que » la conséquence de cette première kénose par laquelle « Il s’est anéanti, prenant forme d’esclave, devenant semblable aux hommes » Ph 2, 7) qui pourtant ne nuit en rien à la transcendance divine. La deuxième personne de la Trinité assume la nature humaine, non comme un vêtement mais très réellement, l’incréé se fait créature et néanmoins ne cesse de participer à la circumincession trinitaire. Qui voit Jésus voit Dieu et pourtant Dieu personne ne l’a jamais vu, sinon le Fils qui se tient dans le sein du Père...

Si donc la deuxième Personne de la Trinité ne perd rien de sa transcendance en se faisant créature, pourquoi la Troisième Personne, l’Esprit Saint, la perdrait-elle quand, envoyée par le Fils, elle se donne elle-même, en son essence, à chaque baptisé, par une grâce créée ?

L’autre attestation évidente de la possibilité d’une descente de Dieu parmi les hommes, descente personnelle et non par quelques énergies secondes, c’est l’existence de la Vierge Marie, épouse du Saint Esprit et mère de Dieu. Elle n’en devient pas pour autant une déesse. Simple créature, mais chef-d’œuvre de la création, elle tout empreinte de Dieu : la pleine de grâce jouissant de bien plus que d’une grâce créée pour elle inutile puisqu’elle a été créée immaculée, seul fruit parfait du pouvoir créateur de Dieu, dans lequel celui-ci se retrouve pleinement.

L’exemple unique de la Vierge Marie est peut-être ici plus éclairant encore, dans la mesure où il ne s’agit que d’une simple créature. Si elle est entièrement aimable à Dieu, c’est parce qu’elle est dès sa conception et donc dans tout son être parfaitement conforme à ce que le créateur voulait quand il créa l’homme. Elle est pur miroir de Dieu et libre réponse au créateur. Mais elle ne peut être un tel miroir et une telle liberté que parce que Dieu l’habite de part en part. Marie nous éclaire sur la nature de l’amour divin qui est tel qu’il ne peut aimer que lui-même (Dieu ne peut aimer que le bien, or Il est le Bien).Il ne peut aimer une créature, s’y reconnaître que s’Il s’y met Lui-même (à moins de considérer qu’il peut y avoir du bien en l’homme qui ne vienne pas de Dieu). S’Il aime le pécheur, alors même qu’Il déteste le péché, c’est le pécheur repentant, celui qui accepte la venue de Dieu en lui.

Dieu ne peut aimer une créature que s’Il s’y met lui même : autrement dit, le don d’une grâce créée ne semble pas nécessaire seulement à l’homme, qui en a besoin pour vivre avec Dieu, mais aussi à Dieu lui-même, si l’on ose dire, qui en a besoin pour aimer sa créature.

Une création vraiment divine

Ainsi, le mystère de la grâce créée nous renvoie à ce mystère originel qui réside dans le fait même qu’il y ait une création. Celle-ci est un effet de son amour bien plus étonnant que l’engendrement éternel du Fils par le Père et la procession de Saint Esprit par les Deux. Dieu est trine du fait même qu’Il est amour. L’amour n’est pas narcissique. Chaque Personne retrouve dans les deux autres un autre lui-même. Et si la distinction des Personnes divines est indispensable pour l’exercice de cet amour, leur identité, leur consubstantialité ne l’est pas moins. L’amour de Dieu ne peut s’épanouir totalement que dans le divin. L’amour aime le semblable comme le semblable seul connaît le semblable.

Ce qui est donc profondément étonnant, c’est que l’amour divin ait été porté à se donner un nouvel objet, l’univers, confié à la garde de l’homme. Une création qui ne lui est pas consubstantielle (puisque créée) et qui, même dans sa perfection d’avant le péché n’est pas propre à Le combler, Lui qui l’est de toute éternité. Une création qui, du fait de cette non-consubstantialité, est imperméable à Dieu. La grâce et les grâces ne feraient que glisser, si elles n’étaient envoyées qu’à la manière d’une pluie. Car pour être fécondante, il faut évidemment un terrain fécond. Et la création, et en premier lieu la créature humaine, ne devient telle que parce que le fécond en lui, c’est la présence de Dieu lui-même. L’homme ne peut aimer Dieu mais aussi être aimé de Lui, que parce que Dieu vient en lui dès sa création en lui donnant son propre souffle qui devient ainsi du créé. L’existence d’une grâce créée, habitation personnelle et permanente de l’Esprit Saint en chaque baptisé, fruit de l’Incarnation rédemptrice, et rendue nécessaire par le saccage du péché originel, ne fait que répéter ce geste primordial.

« Je suis » partout

Mais alors, si Dieu, l’Incréé, se fait créé, que reste-il de son immutabilité ? Question qui, là encore, avant même le don d’une grâce créée, se pose du fait même de l’existence d’une création.

Avant comme après la création, avant comme après le don d’une grâce créé, Dieu est le même.

Si la création du monde, qui est aussi la création du temps, a un commencement, elle n’est évidemment pas pour Dieu un projet qui Lui est venu à un moment donné avant lequel Il n’y pensait pas. Dans l’éternité, il n’y a pas d’avant ni d’après.

Le monde est donc un projet divin conçu de toute éternité : une pensée de Dieu. Mais les pensées de Dieu ne se distinguent pas de Dieu Lui-même. Il est, comme nous disions, tout un. Trinitaire, mais tout un. Ses pensées lui sont consubstantielles. On est donc amené à en conclure logiquement, d’une logique qui contredit la logique humaine, on ne s’en étonnera pas, que le projet d’une réalité non consubstantielle à Dieu, à savoir la Création, lui est consubstantiel.

La création (puis la donation d’une grâce créée) apparaît ainsi comme un exploit de Dieu. Une manifestation de l’infini de l’amour qu’Il est en personne, de sa toute puissance qui trouve, si l’on peut dire, avec la création, un terrain d’exercice particulièrement probant. Toute puissance telle que l’infinité de Dieu peut trouver place personnellement là où il n’y a apparemment pas de place pour elle : dans la finitude. La création du monde, qui paraît être quelque chose « en plus » de Dieu, puisqu’il n’en a pas besoin et qu’il est tout, (tout panthéisme mis à part), mais qui aussi, et pour les mêmes raisons, ne peut pas être conçue comme une telle chose « en plus », puisqu’on ne peut rien ajouter à ce qui est tout...

...A ce qui est tout l’Être, par rapport à quoi l’univers, qui tient de Lui son être, semble être un néant. Comme si Dieu-L’Être créait le néant pour le remplir de Lui-même.

La création du monde (et l’auto-création de Dieu en elle, qui laisse intact la nature incréée de Dieu — mystère primordial, à quoi il peut être éclairant de référer celui de la maternité de Marie qui laisse intact sa virginité) semble ainsi résulter de l’infinité de Dieu-l’Amour. D’une infinité réelle, vraiment infinie, pour laquelle, donc, la finitude elle-même ne saurait constituer une limite, évidemment, mais bien l’occasion d’une victoire par laquelle s’exprime son être infini.

Florent Thibout, né en 1959. Maîtrise de Philosophie. Auteur de Après le déluge (Gallimard).

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