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Théologie de l’homélie

P. Philippe Vallin, c.o.

Ceux qui parmi vous auront vu passer devant leurs yeux le titre de cette causerie, auront jugé l’idée bien saugrenue ; car enfin c’est la théologie qui a grand besoin de l’homélie et non pas le contraire. Voilà comme l’on pourrait penser de prime abord. C’est la théologie, avec ce génie spécial qu’elle a eu en tout temps de compliquer notre Jésus, lequel était si simple, c’est elle qui a besoin de la parole simplifiante de l’homélie, de la parole juste et forte par où l’homélie vient excuser en somme les élucubrations indiscrètes des anciens conciles, élucubrations redoublées dans les traités des théologiens. Bref, me suggère-t-on déjà : « Inversez donc la manœuvre ! » C’est la théologie, dans cette détresse spéculative qu’elle éprouve loin du peuple de Dieu, ce sont les concepts et les syllogismes, encore une fois, qui sont jour après jour dans l’urgent besoin des homélies, et l’homélie, elle, n’a pas besoin qu’on en fasse la théologie : « Nous qui écoutons et souvent subissons les homélies, nous vous la faisons en un instant la théologie de l’homélie. Suffit qu’elle soit vraie, belle, et bonne à nous rendre saints ».

Bourdaloue que nous célébrons aujourd’hui ne doit pas ses mérites signalés à telle ou telle notion, à tel concept dont il aurait réussi à rendre encore moins simples la théologie de la Trinité ou celle de l’eucharistie : tout au contraire, il doit sa réputation à son art de distribuer les vérités de l’Évangile en forme recevable, sinon toujours en forme aimable, dans une lumière convaincante et qui sut vaincre en effet les résistances du péché parmi ses auditoires. Quand la théologie s’abîme en circonlocutions, le prédicateur, lui, parle, et sa parole directe emporte le morceau.

Si votre attention ne m’a pas encore abandonné, elle aura été alertée par une contradiction que je ne cache plus, et où je vais prendre au contraire tout le nerf de mon propos. Je vous faisais parler, mes amis : « Nous qui écoutons et souvent subissons les homélies, nous vous la faisons en un instant la théologie de l’homélie ». Tout le problème est là, voyez-vous : que l’homélie, dont on attend, dont on espère comme un contact simple avec la force convaincante de Jésus-Christ, puisse être ennuyeuse, décevante, et jusqu’à l’écœurement ; qu’elle puisse passer à côté de sa cible dans un écart aussi parfait, et nous laisser vacants, l’âme abandonnée à sa fatigue, quelquefois l’âme morte. « Ce dimanche, je n’aurais donc pas eu la rencontre vivifiante avec le Sauveur qui veut me parler, qui veut faire entrer ses raisons dans mon cœur ». Il faut dire sur l’homélie, et par comparaison avec la théologie, que c’est pour elle un grand privilège de pouvoir être simple comme Jésus a été simple, mais il faut alors ajouter qu’elle n’a pas le droit d’en déchoir : à la place et à l’heure où l’Église l’a installée, après l’Évangile de la messe [1], dans la bouche que l’Église a autorisée, celle du prêtre, il est de toute nécessité que l’homélie soit simple, mais de cette simplicité rare, de cette simplicité surnaturelle qui est Sagesse et Puissance de Dieu (Cf. 1 Co 2, 1-5). Car, figurez-vous, le péché aussi est bien simple à sa manière, simple comme bonjour, simple et direct aussi comme est le pécheur cynique lorsqu’il se laisse glisser sans combat dans la tentation.

Ainsi je me propose de faire valoir devant vous les ressources complexes de la théologie : elles justifieront que la théologie soit un peu compliquée, puisqu’elle veut se mettre au service d’un mystère presque inaccessible, le mystère très uni et très dense de la parole de Jésus, laquelle est non seulement parole de vérité et de lumière, mais encore parole de force et de vie pénétrante : voilà où est la simplicité constitutive et rare de nos homélies, simplicité qui n’est pas à la portée des hommes pécheurs, et qui dépend en tout de l’équilibre inouï de l’âme du Verbe incarné.

Mon propos va se diviser en trois parties : I. La parole de Jésus, ou la divine simplicité ; II. Le Christ enseigne avec autorité ; III. Le don de l’Esprit pour l’effraction [2] du cœur.

La Parole de Jésus, ou la divine simplicité

J’ai pu soutenir tout à l’heure que le péché lui aussi se voulait simple comme bonjour, parce qu’il est souvent direct, immédiat, entier. Par conséquent, sa séduction, encore qu’elle soit assurément une séduction de pure apparence, repose sur cette sympathie que la tentation s’attache à simuler avec les caractères de l’unique vrai bien, du bien total, disons-le, du Bien divin : le sujet humain s’y donnerait la satisfaction, la jouissance d’une opération vraiment simple, une action d’un seul pli, qui touche aussitôt à son terme ; un fruit, sans doute défendu, mais disponible maintenant au bout de la main… Autorisons-nous avant de revenir à la dogmatique un détour de phénoménologie morale.


Le Mal trop simple devant le Bien trop complexe

Vous savez par expérience que les biens réalisables sur cette terre, de leur côté, ne répondent pas aux critères tentants de cette simplicité quasi divine. A commencer par le bien de la vie humaine, le bien de la créature intelligente et libre engagée dans la condition charnelle, dont la gestation (9 mois !), l’éducation, l’épanouissement sont des constructions complexes et patientes et dont le bonheur, s’il existe jamais au plan naturel, est une espèce d’édifice ramifié, toujours à reprendre, toujours à raffermir ici ou là, et menacé de régressions, d’aventures, de ruines. Je parle ici du bien des personnes, mais ces remarques vaudraient davantage encore pour la très lente élaboration des cultures humaines au long de l’histoire, dont les résultats, nous ne le savons que trop, ne sont jamais à l’abri de reculs massifs. Le bonheur simple chez nous les hommes, c’est peut-être l’horizon du désir au paysage de notre âme, mais en tout cas ce n’est guère une expérience effective de nos psychismes.

Je reviens à ma formule, pardonnez-moi : le péché peut jouer sur cette illusion, pour nous si tentante, que l’action où il se détermine est une action simple comme bonjour. On entend dire à des Chrétiens : « Cette fois-ci, Titus avait franchi les bornes : je me suis fait une bonne colère, une bonne colère !! ». Un peu plus et vous aurez bientôt une théorie sur la sainte colère de Jésus au Temple, et la chose ne manque pas d’intérêt pour mon propos, comme nous allons le voir. A vrai dire, passez en revue la liste des péchés capitaux, et vous observerez qu’ils sont tous susceptibles d’un mode excusé, justifié, parfois célébré de commission (on commet un péché), c’est ainsi quand on tranche net avec le labeur de vivre, de persévérer, de poursuivre. Ah, comment ne pas se payer avec les arrhes de simplicité d’une bonne colère, d’un bon mensonge, d’une paresse directe, immédiate, entière ?! La Somme théologique a bien expliqué la chance statistique du vice dans sa concurrence avec son contraire, la grâce élective de la vertu : « Il y a dans l’homme une double nature, raisonnable et sensible. Et puisque c’est par l’activité des sens que l’on parvient à celle de la raison, il y a plus de gens à suivre les inclinations de la nature sensible qu’il y en a à suivre l’ordre de la raison ; car il se trouve toujours plus de monde pour commencer une chose que pour la finir. Or les vices et les péchés proviennent justement chez les hommes de ce qu’on suit le penchant de la nature sensible contre l’ordre de la raison » [3]. Selon le dessein du Créateur, la chance du mal en ses courts-circuits n’est pas autre que statistique. En revanche, la sagesse du créé doit faire reconnaître et doit faire aimer la simplicité, si prompte et si fondée en qualité, du bien véritable.

Dans les évangiles, le Christ notre Sauveur nous découvre le Bien de Dieu infiniment simple dont nos âmes ont vraiment le désir et la nostalgie, ce salut direct, immédiat, entier que les péchés s’ingénient à contrefaire, au moins pour tendre le panneau où nous allons tomber. Le bien de Jésus n’est pas exactement simple comme bonjour. C’est beaucoup mieux, en vérité : le bien de Jésus est simple comme « aujourd’hui », comme cet « Hodie » de nos liturgies où nos cantiques représentent le Christ en acteur décisif de l’histoire [4]. Il est celui qui aujourd’hui change tout le passé et tout l’avenir, celui qui accomplit pour tous ceux qui attendaient l’accomplissement, bref, celui qui passe de la mort à la vie au matin de Pâques. Je m’arrête d’abord sur cette irruption de la présence divinement simple du Sauveur. Ensuite, j’appliquerai à la parole de Jésus ce critère de simplicité absolue duquel l’homélie reçoit sa profondeur théologique.


Le Christ en sa simplicité décisive

Je ne vais pas énumérer maintenant toutes les occasions où l’on peut percevoir la puissance d’opérer du Seigneur, dans les trois aspects que j’ai déjà cités, lorsque Jésus apparaît direct, immédiat, entier. Je voudrais tout de même vous rafraîchir la mémoire, en dégageant des récits évangéliques quelques-unes de ces constantes de la simplicité divine du Verbe incarné. Ce n’est pas dire que cette simplicité n’ait rien d’humain ; c’est affirmer au contraire qu’elle érige un homme nouveau, rempli de sagesse et de puissance, dont les apôtres, Paul en particulier, vont recopier à la suite de Jésus le modèle de puissance active et salvifique dans les Actes des Apôtres. Cette simplicité peut se résumer en une seule proposition : le salut de Dieu, c’est aujourd’hui, ici et maintenant.

Une des beautés joyeuses des évangiles, en effet, qui ne dérange rien d’ailleurs de leur récit familier, de leur rythme quotidien, de la frugalité de leur ambiance humaine, tient pourtant dans cette puissance d’opérer par quoi le Christ surprend son monde. Luc, en particulier, s’est fait le spécialiste de l’annonce en majesté de la plénitude des temps. Voici au tout début l’ange qui proclame devant les bergers en Lc 2, 10-11 : « Je viens vous annoncer une bonne nouvelle, qui sera une grande joie pour tout le peuple : il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur qui est le Christ Seigneur ». Un peu plus loin, le vieillard Syméon lance son « Nunc dimittis », un fameux « maintenant » qui célèbre la rencontre de l’ancienne attente d’Israël et de l’événement décisif, la rencontre qu’en prophète ultime, il fait du Sauveur par lui deviné sous les apparences de ce nourrisson : « Car mes yeux ont vu le salut que tu as préparé face à tous les peuples » (Lc 2, 29).

Le passage éloquent, du point de vue qui nous occupe, se trouve au commencement même de la prédication de Jésus, dans la synagogue de Nazareth en Lc 4, 16-22. Il est ici revenu parmi les siens, dans la ville où il a grandi. On comprend aussitôt qu’il n’est pas un autre endroit dans lequel la prétention du fils putatif de Joseph-le-charpentier, prétention d’accomplir les majestueuses promesses messianiques que Jésus vient de relire dans le rouleau d’Isaïe, paraisse plus déplacée, hors de mesure : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a conféré l’onction ». Vous connaissez la suite du texte du prophète qui annonce les exploits du Christ de Dieu, libérer les captifs, rendre la vue aux aveugles, etc. Jésus a choisi sa petite patrie, inconnue de l’Ancien Testament, et où sa famille tenait un rang fort modeste pour afficher tranquillement sa prétention. Je vous cite les v. 20-21 : « [Jésus] roula le livre, le rendit au servant et s’assit ; tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors il commença à leur dire : « Aujourd’hui cette Écriture est accomplie pour vous qui l’entendez ».

Songez, mes amis, que notre liturgie de la parole reproduit cette sorte d’office des lectures propre à la synagogue : nous savons quant à nous le compléter, mieux le porter à sa perfection, avec l’unique sacrifice de la croix re-présenté, c’est-à-dire rendu présent au sens fort dans le mémorial eucharistique. Il fallait en revanche que les Juifs, eux, se rendissent dans l’unique Temple de Jérusalem pour y disposer l’offrande des sacrifices : cette dislocation, au sens propre, de leur pratique sacrée n’est pas dépourvue d’une puissante signification [5]. Ce qui relève de la parole de Dieu peut s’entendre désormais à la synagogue, dans toutes les villes et villages ; ce qui relève de l’événement de l’alliance a son lieu privilégié à Jérusalem. Jésus va donc réunir en sa personne la Parole et l’événement, comme ce sera plus évident encore dans l’épisode d’Emmaüs, au soir du grand « aujourd’hui » de la Résurrection, en Lc 24, 13sq. Or – nous revenons maintenant dans la synagogue de Nazareth au début de la prédication publique du Seigneur – cet « aujourd’hui » solennel prononcé par Jésus occupe d’une façon évidente l’emplacement de nos homélies, comme si la parole de promesse, et avec elle les impatiences du passé, les détours de l’histoire, les complications du péché, trouvaient ici et maintenant à se résoudre dans l’aujourd’hui d’une imprévisible réalisation. Le Christ exécute les plans infinis du Dieu de l’alliance, et rien de moins, par la réunion de la parole et du fait.


L’homélie comme charnière du sens et de l’événement

Cette réunion de la parole et du fait exprime et illustre à la perfection ce que j’avais choisi d’appeler la « simplicité décisive » de Jésus, laquelle selon moi se signale à notre attention de disciples dans le moment exprès de l’homélie. Celle-ci, à la suite et à cause de l’exemple du Seigneur, est devenue une parole d’autorité au cœur du temps ; elle ne se contente plus d’être un commentaire, l’aimable et très humble proposition d’un essai interprétatif de tel ou tel texte de la Révélation, à la façon dont les rabbins partageaient et partagent encore leur savoir, « à bible ouverte » et en toute modestie. Dans cette perspective, la Parole de Dieu demeure largement une parole du passé que la mémoire s’attache à conserver intacte de génération en génération. Avec le commentaire, le passé de la prophétie n’est jamais révolu, mais la Parole n’est pas pour autant accomplie. Autrement dit, la situation restera disloquée jusqu’à la réunion messianique de la Parole et du fait. Je dis « disloquée » : je pourrais dire complexe, au sens où l’histoire du salut dans la sédimentation des mystères de l’Ancien Testament se constitue à mesure de plis et de replis, de prophéties et de miracles en répons. Songeons à la promesse d’un fils faite au vieil Abraham, à la conception miraculeuse d’Isaac et encore à son sacrifice en Gn 21-22. La Parole de Dieu et l’histoire du salut se distribuent ainsi en style antiphonaire selon le passé, le présent et l’avenir, sans que jamais le temps ne puisse se sommer dans la plénitude d’une heure décisive, d’une simplicité agissante. Empruntons au langage familier la formule dont nous avons besoin : avec Jésus, voici que l’histoire des hommes « ne fait plus un pli » ! Elle entre dans son dénouement de gré ou de force, s’il est vrai que le crucifié est venu forcer l’histoire, en forçant le péché du monde jusqu’aux retranchements de la croix par sa parole de miséricorde. On voit par ailleurs aux nombreux exorcismes de Jésus à quel point sa simplicité divine vient très vite à bout des replis d’une histoire travaillée en sous-main : « Alors, raconte Luc en 4, 41, menaçant [les démons], il ne leur permettait pas de parler ».

L’homélie, dans le petit Nazareth de nos messes, dans la bouche si peu autorisée de nos fils de charpentier (je parle de nous, les prêtres, mal recommandés par leur position sociale, par la dignité scientifique de leur savoir, et par leur vertu) n’en prétend pas moins réunir et sommer les plis d’un temps jusque là indéfini, en lissant au nom de Jésus la liturgie de la parole et l’événement du salut. L’homélie est la charnière par où le diptyque d’autrefois, le diptyque du mystère d’Israël, assemble enfin et produit son universelle Sagesse, comme un rébus déchiffré. Elle est la charnière par où la machina Christi [6], l’articulation de toutes les alliances dans la croix, sauve le monde d’un salut intégral en délivrant son infinie puissance, comme si l’énergie d’Israël était enfin embrayée au point de mouvoir tous les hommes vers Dieu.

Le Christ enseigne avec autorité

En commençant cette première partie de mon propos sur la « divine simplicité de la Parole de Jésus », j’opposais la simplicité des procédures du péché à la complexité du bien dans sa construction ordinaire ou naturelle : le mal d’intention est le plus souvent un court-circuit ; le bien, celui qui est possible sur la terre au moins, sort tout au rebours d’une gestation [7]. Or, pour atteindre le mystère christologique de l’homélie, nous avons encore à réfléchir sur un aspect exceptionnel de la parole du Seigneur Jésus. Étrangement, sa parole aura fait l’objet dans les récits évangéliques d’un jugement de valeur contradictoire, mais fondé cependant sur un jugement de réalité, lui unanime. Je résume : ceux qui ont en vue d’accuser le Christ d’imposture, ne pourront nier que la parole de Jésus soit en contraste avec la parole des scribes. Elle est une parole qui réalise. Alors ils voudront qu’on y reconnaisse le caractère de court-circuit des procédures du péché (Jésus et Béelzéboul, Mt 12, 22 et parallèles). Les autres, frappés au contraire de la puissance inédite de cette parole, y décèleront comme une forme exceptionnelle, une forme mystérieuse du bien : un bien qui ne serait pas cette fois de gestation, de procréation donc, mais pour décrire ce bien tel qu’il fut pressenti à maintes reprises, nous dirons qu’il parut un bien d’essence divine, un bien non de procréation mais de création. Blasphémer contre son auteur reviendrait alors à « blasphémer contre l’Esprit » ; ce serait un acte de refus impardonnable, conclut le Christ, et « même dans le monde à venir », de ce qui s’est manifesté comme l’ultime, l’évidente détermination concrète de l’opération divine (Mt 12, 31 et Jn 15, 24 [8]). La parole de Jésus est donc la parole d’autorité de l’homme vrai, et la parole proprement créatrice du vrai Dieu : elle est théandrique. Aussi jouit-elle de ce rare privilège de prendre le mal de vitesse en portant d’un coup à leur achèvement les constructions patientes du bien, ou même en épargnant ces efforts aux pécheurs repentis : pensons à Zachée, à la Samaritaine, au bon larron. Je vais y revenir.

Je soutiens que les évêques d’abord, les prêtres et les diacres selon leur degré, sont revêtus par la grâce de l’ordination de cette puissance christique de percer les cœurs. Leur homélie est le lieu quasi sacramentel des courts-circuits du salut. L’enseignant que je suis sait marquer l’écart de nature qui sépare le bien de la théologie académique, bien différé, déployé, bien de lente maturation, et le bien de l’homélie, lequel s’opère par une jonction imprévisible et gratuite, parfois foudroyante, de l’intention du Christ Sauveur et du consentement d’une volonté soulevée. Sans doute nous souffrons, je le répète, d’éprouver plus souvent l’envers de cette capacité, lorsque la jonction toujours espérée de Jésus à notre cœur ne se produit pas. Mais à elle seule, cette frustration si peu comparable à d’autres est une preuve a contrario.


Une parole transgressive

Examinons quelques situations des évangiles, et d’abord celle qui a inspiré mes réflexions en Mt 7, 29 : « Quand Jésus eut achevé ces instructions, les foules restèrent frappées de son enseignement ; car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme leurs scribes ». Marc (1, 29) emploie la même formule, mais on observe bientôt qu’elle s’extrapole au verset 27 après un exorcisme : « Qu’est-ce que cela ? Voilà un enseignement nouveau plein d’autorité ! Il commande même aux esprits mauvais et ils lui obéissent ! » Le Christ est bien loin de s’en tenir à des commentaires de lettré qui s’en viennent rebroder les maximes anciennes. Mais son enseignement n’est pas tant « nouveau », comme il est dit en Marc, parce qu’il périmerait la science des scribes ; il est « nouveau » parce que lui réalise ce qu’il annonce, il a de l’autorité pour commander et pour être obéi. Bref, la parole ancienne commente faute de mieux, faute en somme d’être entendue et comprise sur le fond : telle est la tâche des scribes ; la parole du Seigneur, elle, ne commente pas pour autant qu’elle transforme, et elle transforme autant qu’elle a puissance de créer l’écoute. Elle ouvre l’oreille des sourds.

Ce caractère transgressif de l’autorité du Christ se dégage avec clarté de l’interjection fameuse des démons : « Quoi à nous et à toi ? ». Manière de dire : « Chacun chez soi ». On traduit en général : « de quoi te mêles-tu ? », ce qui sauvegarde l’idée que le Seigneur rétablit, en héritier de la vigne, la communication de toutes les parties de l’univers créé, du moment qu’il pénètre où il veut et qu’il chasse les intrus. Ce n’est pas à Dieu, ce n’est pas au Verbe incarné « per quem omnia facta sunt » qu’il faut dire : « Qu’est-ce que tu fais ici ? » Le Prince de ce monde apprendra bientôt que Jésus est partout chez lui, et d’abord dans les âmes. La Samaritaine en Jn 4, 39 démasquée comme la femme de plusieurs maris y avait pris la matière d’un témoignage à la fois touchant et fruste : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait ».


De la parole vraie à la parole belle

Progressons dans notre examen, en observant la rencontre de Jésus avec Zachée. Nous terminerons par la rencontre ultime avec le bon larron. Il semblerait qu’on soit loin pour le coup de la relation d’enseignement, et du genre de l’homélie qui la continue. Jésus traverse Jéricho. Zachée cherche à voir qui est Jésus. Trop petit, il monte sur un arbre et le Christ l’aperçoit en levant les yeux. C’est seulement à cet instant que le Christ commence à parler. Il ne paraît pas ce soit de l’enseignement. En revanche, l’autorité, elle, se publie aussitôt : « Zachée, descends vite ; il me faut aujourd’hui demeurer dans ta maison » [on retrouve cet « aujourd’hui » de l’accomplissement salvifique]. Le bonhomme obtempère et vous savez la conclusion : « Aujourd’hui, dit Jésus, le salut est venu pour cette maison » (Lc 19, 1…10). On se tromperait beaucoup en imaginant que l’homélie ne sait jouer que sur des notions, que son type extrême d’autorité requiert la démonstration par le menu, par la minutie analytique des arguments, de la synthèse de foi. Sûrement que l’erreur sur la foi – la falsification intentionnelle, c’est trop évident, mais même l’ignorance de bonne volonté – enlève beaucoup à l’autorité du prêcheur. Ce n’est pas dire par contre que la justesse spéculative y soit la cause transgressive et pénétrante des cœurs. Zachée a cherché le prédicateur de sa vérité à lui ; il n’a presque cherché qu’à le voir. Il l’a vu, il a été regardé en retour par le Seigneur. Et puis le Christ a parlé, et il a été écouté en retour.

De cet échange d’allure succincte, on pourrait estimer qu’il n’a rien à faire avec l’homélie. Ce serait aussi bien la communion eucharistique où le Ressuscité entre « sub tectum meum », dans ma maison, pour y apporter le salut. J’admettrais volontiers que la conclusion relève de la plénitude de la rencontre eucharistique, rencontre scellée, définitive, parfaite. En revanche, le début de la scène avec son jeu de regards et son jeu de paroles organise, comme une véritable homélie, le face à face puis le cœur à cœur des deux personnes, et ici la justesse spéculative est loin d’être suffisante. Car il faut encore que le vrai du prédicateur soit le vrai de son être profond et, partant, que ce vrai venu de l’intérieur soit donné comme du bon qui fera du vrai bien. Thomas d’Aquin dit en outre que le beau c’est le bon qui réjouit notre appétit spirituel : la beauté nourrit la faim, mais la faim spécifique de l’esprit [9]. Zachée, donc, a voulu voir « le plus beau des enfants des hommes » : un pécheur de son espèce avait besoin de cette prédication instantanée qu’administrait le beau visage de Jésus, vrai Dieu de bonté, bon Dieu de vérité. Les mots viendraient après.


Le dévoilement du cœur, ou la parole sainte

La prédication de Jésus au bon larron est encore plus mystérieuse, plus directe, immédiate, entière. Y eut-il jamais une homélie plus pénétrante, un court-circuit plus salvateur que cette rencontre sur le bois de la croix ? Or, avec la prophétie d’Isaïe, on se souvient que le Serviteur « n’avait plus apparence humaine » (Is 52, 14), qu’il « n’avait plus ni beauté, ni prestance, telles que nous voulions le contempler » (53, 2). Et c’est pourtant de sa bouche que le bon larron s’entend dire la parole la plus simplement divine de l’Évangile : « En vérité je te le dis, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis » (Lc 23, 43). Cet « aujourd’hui » sans exemple est la prédication d’une autre beauté, la beauté du Saint de Dieu qu’aucune humiliation ne peut enlaidir. Car le même Docteur angélique qui explique comment le beau, dès le plan naturel, est le bon de cette étrange faim spirituelle des hommes, nous aide de surcroît à comprendre que la beauté de l’ordre surnaturel [10], la beauté qui affleure de la grâce, s’appelle proprement sainteté : il y a une beauté des saints, même sous l’opprobre et dans la douleur, parce que Jésus est en premier le Saint de Dieu et qu’il obtient ce mouvement impossible à la nature de montrer son cœur, c’est-à-dire, la beauté divine de son intention d’aimer. Révélation, dévoilement ultime de ce qui est caché par définition, de ce qui est retranché dans le secret, plus intime que l’intime. Nul n’est beau comme celui qui est saint. C’est là une des vérités originales de l’Évangile de Jean, couronnée par le récit de la transfixion (Jn 19, 34) : « Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient du Père » (Jn 1, 14 [11]).

Les sermons du P. Bourdaloue dont nous célébrons la mémoire, n’étaient pas beaux selon le génie rhétorique d’abord, mais selon la ressemblance en profondeur du serviteur de la parole avec le Serviteur souffrant. On sait que La Bruyère, dans ses Caractères, a un chapitre « De la chaire », et qu’il s’en prend aux prédicateurs, à leur système oratoire, divisions, exordes, ornements (§ 10, par ex.). Bourdaloue, selon toute apparence, était visé. Mais ce n’est pas de son exemple que La Bruyère a pu tirer son jugement si lucide sur cette sorte d’impuissance de l’homélie, lorsqu’en somme il renvoie dos à dos celui qui parle et celui qui écoute. Je vous cite ce texte subtil :

… La morale douce et relâchée tombe avec celui qui la prêche ; elle n’a rien qui réveille et qui pique la curiosité d’un homme du monde, qui craint moins qu’on ne pense une doctrine sévère, et qui l’aime même dans celui qui fait son devoir en l’annonçant. Il semble donc qu’il y ait dans l’Église comme deux états qui doivent la partager : celui de dire la vérité dans toute son étendue, sans égards, sans déguisement ; celui de l’écouter avidement, avec goût, avec admiration, avec éloges et de n’en faire cependant ni pis, ni mieux [12].

« Ces deux états » dont parle La Bruyère font, je le disais, un dos à dos, une distance infranchissable, une dichotomie entre la bouche de l’un et l’oreille de l’autre, pour une parole qui n’est pas celle transgressive du Seigneur, et qui à la fin n’aura pas été écoutée. Mais l’auteur des Caractères imaginait seulement le prédicateur comme « celui qui dit la vérité ». Alors, pensera-t-on, la simplicité divine, évoquée plus haut avec le « Maintenant » du salut, échoue contre ce qui risque de demeurer une duplicité. Car le prédicateur ne peut aucunement se réunir par la bouche aux cœurs qui l’écoutent, sans que la vérité soit le don de sa propre vie  : à cette unique condition, le vrai reçoit cette splendeur convaincante par où la sainteté du Seigneur Jésus, venue de si profond, fait ce miracle puissant de nous rendre possible, probable, et même prochain le vouloir de notre propre sainteté. C’est la fin, la résolution de toute duplicité par l’autorité des saints, lorsque Dieu atteste à leur insu la ressemblance de leur cœur avec celui de son Fils. A ce point, il est trop clair qu’on ne peut s’en tenir à une christologie de l’homélie. Il faut maintenant établir une pneumatologie de ces actes de parole. Le Christ intégral est celui qui veut habiter dans l’homme par son Esprit, de sorte que l’homélie soit désormais mesurée à deux affirmations de l’Apôtre Paul : celle fameuse de Ga 2, 20 : « Je vis mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi » ; et celle de la Ière épître aux Thessaloniciens 2, 13, qui la prolonge d’une causalité efficiente : « Quand vous avez reçu la parole de Dieu que nous vous faisions entendre, vous l’avez accueillie non comme une parole d’homme mais comme ce qu’elle est réellement, la parole de Dieu qui est aussi à l’œuvre en vous les croyants » [13].

Le don de l’Esprit pour l’effraction du cœur

Chacun sait bien ici que l’Évangile de saint Jean articule l’envoi de l’Esprit avec le départ du Fils. Mais l’Esprit ne fera pas que le Seigneur soit retiré des regards à la façon d’un absent, d’un exilé qu’on a relégué dans le lointain pour qu’il soit dorénavant introuvable. Tout au contraire, retiré des regards de chair, lesquels supposent la distance et l’extériorité, le Ressuscité par le don de l’Esprit dispose en effet son départ, bien réel en ce sens, mais vers le profond des âmes. Il n’y a que le monde qui s’y trompera : « C’est lui l’Esprit de vérité, celui que le monde est incapable d’accueillir parce qu’il ne le voit pas et qu’il ne le connaît pas » (Jn 14, 17). Et Jésus d’ajouter à l’adresse de ces disciples : « Vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous et il est en vous ». Au moment où la Passion va indiquer aux yeux de chair un transit du Christ vers le dehors, autrement dit un décès, par l’événement de sa mort, la Résurrection viendra en revanche attester pour les yeux de la foi un transit du Seigneur vers le dedans : « Je ne vous laisserai pas orphelins, je viens à vous. Encore un peu et le monde ne me verra plus ; vous vous me verrez vivant, et vous vivrez vous aussi » (14, 18).

La séparation d’avec les disciples ne sera donc pas du tout compensée par une espèce de restitution à l’identique de la relation antérieure : celle-là est bien finie ; elle est consommée. La IIème épître aux Corinthiens 5, 16 exprime la mutation irréversible de l’échange en ces termes : « Si nous avons connu le Christ selon la chair, maintenant ce n’est plus ainsi que nous le connaissons ». Et pour revenir à l’évangile de Jean, ce renouvellement radical justifie qu’au matin de Pâques, le Christ se soit dérobé au geste de Marie de Magdala, comme au geste typique de l’ancienne extériorité qui atteignait au seul corps humain, à la seule présence humaine du Fils, sans pouvoir entrer alors dans sa relation mystérieuse au Père : « Ne me retiens pas/ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père » (Jn 20, 17). La venue dont parle Jésus devrait s’augmenter en revanche d’une participation inouïe des disciples à la communion trinitaire : « Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure » (14, 23).


Question : le pouvoir de l’homélie se comprend-il selon l’amitié la plus intime avec le Seigneur, ou selon la hiérarchie sanctifiante et fonctionnelle ?

Qui donc à la fin est fondé à parler, au milieu de l’Église , du Seigneur Jésus ? La transformation qui a été décrite à l’instant en manière introductive, paraît bien ordonnée à la vie intime, à la vie théologale de ceux qui sont maintenant devenus mieux que des « serviteurs », puisqu’ils sont les « amis » de Jésus. Un langage de fonction semble avoir cédé la place à un langage de mystique personnaliste, d’après un progrès qui s’accorde aux intuitions spontanées de notre piété. Or, le passage ici évoqué du chapitre 15 de Jean, réunit trois aspects du renouvellement pascal des disciples, que je voudrais articuler dans un instant ; car, selon moi, ce passage d’une mystique moins immédiatement délectable qu’on ne pense, regarde de très près un mystère ecclésiologique que j’entends désigner désormais comme le paradoxe de l’homélie. Voici mon hypothèse : celui qui est habilité à parler est assurément l’Ami du Seigneur. Mais personne ne devrait soutenir cette folle prétention de se promouvoir soi-même en tant que l’ami authentique du Christ. Simon-Pierre, pour les siècles des siècles, en a osé devant toute la postérité de l’Église la forfanterie et l’imprudente effusion. Je vous cite successivement Jn 13, 38 : « Je me dessaisirai de ma vie pour toi » ; puis vient Jn 18, 27 : « Pierre nia à nouveau et le coq chanta », et à la fin, Jn 21, 17 : « Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois : ‘Pierre m’aimes-tu ?’ et il reprit [écoutez bien de quel côté viendra l’attestation de l’amitié de Pierre] Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t’aime [autrement dit : Moi, Pierre, j’ai des raisons de ne pas en être si sûr]. Et Jésus lui dit : ‘Sois le pasteur de mes brebis’ ». Il n’est pas, si l’on veut, de plus solennelle habilitation, de hiérarchie mieux fondée. Le paradoxe est ici que la fonction soit sortie en effet de l’amour du disciple, de l’attestation d’amour, mais que l’amour, lui, dans l’intensité requise pour la fonction, ne soit pas sorti du cœur du disciple, mais qu’il y soit entré par le don de l’Esprit, par l’effraction d’un amour trop grand dont Pierre sait plus que d’autres qu’il ne peut en être ni l’auteur ni même le propre témoin. Aussi bien il s’en remet à la science divine du Seigneur pour évaluer l’amour qui est en lui.

Je reprends l’explication du chapitre 15 de saint Jean :

* au verset 14, on apprend un mystère d’identité : « Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande ». L’amitié suprême dont il est ici question ne relève pas d’abord des effusions sentimentales, ni même des affinités réciproques librement échangées, mais d’une obéissance effective à la volonté exprimée par le seul Seigneur. L’obéissance, on le comprend bien, est orientée en un sens unilatéral. C’est décrire en somme une sorte d’amitié instituée par la grâce d’obéissance, laquelle répond à la grâce d’élection du serviteur. Devenu ami par une obéissance de type filial, le disciple renouvelé au travers de l’épreuve pascale est établi en quelque façon dans un état d’amitié avec le Christ glorieux ; son amitié obtient la forme inédite d’une amitié d’état, d’une amitié d’habitus. Avouons que l’idée est étrange, car l’amitié nous paraît d’ordinaire comme une relation toute libre et gratuite, par conséquent soumise à maints aléas des libertés et des circonstances, à ce qu’on appelle des hauts et des bas, le haut de la fanfaronnade de Pierre, par exemple, et le bas de sa trahison. Or, il faut reconnaître que ce verset suggère comme une ordination sacramentelle de l’amitié consacrée.

* au verset 15, apparaît la sagesse de l’ami, la science surnaturelle au travail dans l’homélie : « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l’ignorance de ce que fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai appris auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître ». La science trinitaire du Fils est communiquée aux disciples, et curieusement il n’est pas d’autre motif que cette communication dans les secrets divins qui sache fonder et illustrer l’état d’amitié. La chose est bien intéressante, en ce qu’elle nous aide à qualifier en termes de psychologie – et pourquoi non ? – le genre de pouvoir, l’exousia, conféré au disciple institué et envoyé. Le Fils qui est le Verbe de Dieu incarné a pu entrer en mode humain dans toutes les raisons du Père : rien de son obéissance pascale n’est le moins du monde aliénant. Or, il déclare maintenant qu’il n’est pas dans la nature de son rapport dynamique aux disciples de les laisser sous le régime d’ignorance des serviteurs. Rien non plus d’aliénant, donc, dans la remise de soi du ministre au Seigneur. L’obéissance n’est pas destinée à resserrer le serviteur dans une mécanique de pouvoir où la pratique du secret, la condition d’ignorance à lui imposées rétréciraient sa liberté d’agir. Bien au contraire. L’obéissance prétend, comme pour l’humanité du Christ, dilater l’espace intérieur de l’ami par qui la pleine connaissance des mystères divins pourra se communiquer à de nouveaux amis en toute magnanimité.

L’homélie structure une relation de pouvoir comparable, ou bien alors elle ressemblerait à cette imposture dénoncée par Jésus en Lc 11, 46 : « Vous aussi les légistes, malheureux êtes-vous, vous qui chargez les hommes de fardeaux accablants et qui ne touchez pas vous-mêmes d’un seul de vos doigts à ces fardeaux ». Homélie de duplicité à quoi s’opposera selon l’effraction de l’Esprit-Saint l’homélie de simplicité. L’obéissance d’amour, par exemple, aura rendu l’apôtre Pierre plus fort ; elle l’aura libéré pour des œuvres magnanimes, et les discours, les homélies si l’on veut, qu’il tient dans les Actes des Apôtres représentent l’exercice d’un pouvoir essentiellement libérateur. Avec cette amitié johannique, nous sommes donc très loin de l’effusion des sentiments ou de l’enthousiasme de circonstance : l’ami du Seigneur devra son amitié à l’Esprit qui scrute les profondeurs de Dieu, qui se donne dans les profondeurs de l’homme et les élargit, et qui communique ses mystères à l’intime du disciple.

* Au verset 16, nous allons mesurer le rapport de l’amour électif à la fonction hiérarchique : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et institués pour que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure ». L’élection dans l’histoire du salut est une asymétrie inaugurale, qui manifeste la relation non réversible de Dieu, parce qu’il est Dieu, à l’homme parce qu’il est sa créature. Autant il est suspect qu’une amitié humaine ne procure jamais l’occasion d’un changement des positions, car celui qui donne doit trouver bon de passer dans la position de celui qui reçoit ; autant la hiérarchie bien comprise exprime dans l’Église le sens unilatéral et non réversible du don de Dieu. La réciprocité, elle, n’est pas absente, mais elle joue selon la motion du consentement de la foi, ou selon l’élan de l’action de grâce.

Si vous avez eu la patience de me suivre dans l’exposé de ce paradoxe, savoir, que l’homélie véritable ne peut sortir que d’un cœur ami du Seigneur Jésus, et que seul pourtant le Christ a la capacité d’instituer par un geste puissamment hiérarchique ces amis d’un genre tout à fait original, prédicateurs de ses mystères, une question, et même une objection ont pu surgir de votre intuition de foi : ma logique n’aboutirait-elle pas à définir l’homélie comme un sacrement ? Alors, la sainteté du Christ ressuscité serait rendue disponible à travers la sainteté de l’Église, moyennant ici et maintenant le pouvoir sanctificateur du ministre ordonné. La parole de l’homélie disposerait par une causalité infrangible l’ouverture du cœur qui écoute à la foi prêchée, dans l’exacte mesure où la consécration du pain et du vin est opérée par le pouvoir du prêtre, en lequel s’expriment la sainteté de l’Église, et ultimement l’intention infrangible du Ressuscité. Or, nous le savons tous, il n’en est rien : l’homélie n’est pas de soi sacramentelle ; elle ne réalise pas de soi ce qu’elle signifie. Bref, le Christ qui parle dans le prédicateur n’est pas encore le Kyrios souverain du matin de Pâques ; il est résistible, nous ne le savons que trop. Mais pourquoi ?


Le don inaugural de l’Esprit et les effractions de l’Esprit

J’ai répondu, avec l’exemple de Simon-Pierre et avec le chapitre 15 de saint Jean, à la question suivante : pourquoi faut-il des ministres prédicateurs si tous les saints sont prédicateurs, à raison de leur sainteté elle-même, à raison de leur amour de Jésus ? Le premier saint, et non par antériorité seulement, c’est le Christ. D’où ce prolongement pneumatologique d’une théologie de l’homélie. Celui qui prêche doit avoir reçu en forme authentique l’Esprit de Jésus. L’événement de la Pentecôte manifeste dans un symbole très éloquent la satisfaction d’une double exigence : primo, que la liaison de l’homme spirituel au Seigneur Jésus soit une réalité assez perceptible pour que le transit du Ressuscité vers le dedans des cœurs ne soit ni un rêve, ni une hallucination, ni une idée, mais un progrès visible de l’histoire du salut. Or les langues de feu du récit des Actes 2, 1-4, déterminent l’apparition d’une capacité nouvelle : « Ils furent tous remplis d’Esprit-Saint, et se mirent à parler d’autres langues comme l’Esprit leur donnait de s’exprimer » (v. 4). Secundo, que cet événement soit tenu pour subi plutôt que construit, qu’il exprime un don et une réception originaires, une sobre ivresse, un saint-commencement (« hiér-archie ») où l’on reçoive l’assurance de la teneur authentique de toute réalité qui viendrait après et qui s’en réclamerait. Bref, avec la Pentecôte, on peut estimer que l’intériorité des « Douze », source en particulier des témoignages que nous croirons, a été remodelée sur l’intériorité du Seigneur : un seul Esprit les habite.

Deux détails du récit suggèrent la surprise d’un événement transcendant et l’illustre par ce que j’appelle « l’effraction » : le bruit violent du souffle qui vient du ciel et qui ébranle le cénacle (v. 2) ; la comparaison qu’au spectacle de la loquacité des apôtres, les braves gens font avec des ivrognes : « ils sont pleins de vin doux ! » (v. 13). L’ordination des évêques et des prêtres qui les députe à l’opération perfective des sacrements exprime la continuité de cet événement inaugural ; elle exprime aussi la succession dans le pouvoir créé, littéralement créé à la troisième heure par l’irruption de l’Esprit. On nomme cette succession apostolique, et les évêques y entrent les uns par les autres. Or la hiérarchie, au sens de cette continuité dans un pouvoir authentique reçu du Christ, et animé par lui dans la personne de ses amis institués, ne comportera plus pour l’ordinaire d’événements d’effraction. Les évêques et les prêtres sont habilités à produire des œuvres divines comme de pardonner les péchés, sans avoir été traversés, en public et en grande surprise, par des langues de feu !

Mais alors, les œuvres de Dieu, en recevant le bénéfice immense d’un lieu de causalité certaine : l’Église apostolique où se communique le vrai salut du Christ, ces œuvres divines n’allaient-elles pas perdre du même coup un caractère essentiel de l’Esprit qui est justement ce principe d’effraction ? De l’Esprit, n’est-ce pas, qui « souffle où il veut », n’allait-on pas faire un Esprit qui souffle où il peut ?


L’homélie à la charnière de la messe : Jésus prophète de Jésus [14]

Avant la Pâque où le Christ se laissa enfermer dans les nécessités du salut, qui deviendraient en lui des nécessités souveraines à cause de la résurrection, avant sa Pâque donc, Jésus n’a cessé de se faire en pleine liberté le prophète de lui-même. Il ne serait pas difficile de recenser tous les actes d’effraction apparus dans sa vie publique par quoi l’Esprit-Saint lui inspirait de traduire en comportements ou en paroles la vérité inouïe de son mystère. Ainsi se réalisait parmi le peuple d’Israël informé des Écritures la découverte progressive et appropriée de sa mission et de sa personne. Citons quelques exemples pris dans la narration de saint Luc. A douze ans au Temple, l’annonce par effraction de sa qualité filiale : « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » (Lc 2, 49) ; la guérison du paralytique, je cite « afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre autorité pour pardonner les péchés » (Lc 5, 24) ; même les béatitudes dévoilent en prophétie la logique de mort et de vie glorieuse du mystère pascal ; toujours dans Luc, le miracle de résurrection sur le jeune homme de Naïn se conclut par cette louange : « Un grand prophète s’est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple » (Lc 7, 16).

L’effraction prophétique se signale au négatif par l’incompréhension des « Douze », laquelle ne sera levée qu’au contact du Ressuscité et, par exemple, dans l’homélie en prototype qu’il administre aux deux compagnons d’Emmaüs. Jusque là voici ce qu’on peut entendre : « [Jésus] leur ordonna de ne dire à personne ce qui était arrivé » (c’est le fameux secret messianique qui revient à plusieurs reprises, en Lc 8, 56 ; 9, 21). La dynamique de Jésus prophète de Jésus paraît spécialement dans l’épisode de la Transfiguration qui s’achève par ce constat sur les trois apôtres : « Les disciples gardèrent le silence, et ils ne racontèrent à personne, en ce temps-là, rien de ce qu’ils avaient vu » (Lc 9, 36). Après l’annonce de la passion en Lc 9, 45 : « Mais ils ne comprenaient pas cette parole ; elle leur restait voilée pour qu’ils n’en saisissent pas le sens ; et ils craignaient de l’interroger sur ce point ». Autre effraction, cette fois, d’un mystère plus grand dans ce qui était déjà miracle : « Pourtant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis [les disciples étaient tout fiers d’avoir vaincu les démons], mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux » (Lc 10, 20).

On n’en finirait pas d’observer les libertés prophétiques du Seigneur au long de son chemin vers la porte étroite de la passion. S’interroger sur cet art de subvertir le cours probable d’une histoire promise, celle du Messie, c’est parvenir à la signification la plus formelle du moment théologique de l’homélie. On pourra soutenir bien sûr que toute l’eucharistie se récapitule dans la consécration et dans la communion ; le mystère du Christ ne se résume-t-il pas tout entier dans les heures de la passion-résurrection ? Il faut se cabrer contre cette mutilation : elle reviendrait à oblitérer toute la vie publique du Seigneur, cette longue et puissante homélie de son existence dans la chair. Or, ainsi qu’on doit le déduire des commentaires du Ressuscité aux compagnons d’Emmaüs en avant de la fraction du pain, et du dévoilement ultime de Jésus, le sens de la Pâque est absolument impénétrable sans la sagesse introduite par effraction dans l’esprit des deux disciples : « Esprits sans intelligence, cœurs lents à croire tout ce qu’ont déclaré les prophètes ! […] Et, commençant par Moïse et par tous les prophètes [c’est notre liturgie de la parole], il leur expliqua dans les Écritures tout ce qui le concernait » (Lc 24, 25-27).

A moins de l’homélie, le don inaugural de l’Esprit qui continue de s’accomplir selon le pouvoir hiérarchique du sacerdoce, ce don ne s’accordera plus à son origine dans la grande liberté des personnes divines : le Fils qui se livre par amour ; l’Esprit qui se communique à l’Église en vertu des surprises de la grâce. Sans la vie publique de Jésus et ses effractions prophétiques, on tombera dans le péril de mécaniser les nécessités d’amour de la passion. Or, nul n’ignore comment Jésus a pris soin de les annoncer (« il faut que le Fils de l’homme… »), et combien ces annonces parurent d’un prophète, au plein sens du terme, en tant qu’elles seules pouvaient traduire proprement « les pensées de Dieu ». Preuve a contrario, cette invective lancée à Pierre : « Tes vues ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes » (Mt 16, 23). Sans l’homélie de celui qui va bientôt consacrer avec autorité l’offrande du pain et du vin, on tombera dans le péril de mécaniser le don de l’Esprit et de le retirer au jeu historique des rencontres du Sauveur et des amis qu’il se prédestine. Le ministre qui réalise des opérations nécessitantes du salut (songeons encore au baptême, à l’absolution), est choisi non moins pour les annoncer dans une libre prophétie qui s’adapte au temps et au lieu, qui approprie le sens de la Pâque aux cœurs qui l’écoutent. Et cette libre prophétie approprie encore davantage, selon la gracieuse effraction de l’Esprit, le cœur du ministre qui parle, le cœur qu’il est lui-même à l’heure où il parle. La saisie qu’il fera des signes des temps, sa pénétration des Écritures, tout cela relève de sa capacité personnelle à recevoir les motions singulières, les motions actuelles de l’Esprit de Jésus.

*

* *

Il est temps de conclure. Sans doute, les œuvres de salut sacramentelles ne sauraient manquer aux fidèles du Christ faute de la sainteté du ministre. Mais la prophétie, elle, n’est pas si assurée. On dira qu’alors il faut diviser les prêtres et les prophètes : aux saints, confions la tâche de prêcher ; aux prêtres, confions l’exécution passive des saints mystères in persona Christi capitis… Non, mes amis, et c’est ici le point décisif : le même homme à qui est confiée la sainteté nécessaire du Christ glorieux au mystère eucharistique, le même homme doit se faire à l’imitation de Jésus le prophète de son propre service sacerdotal dans l’homélie. A lui de s’ouvrir aux effractions de l’Esprit par le renouvellement de sa sainteté, pour être le prophète convaincant, et même pour être le prophète résistible de l’amour pascal du Seigneur. Bien sûr que le ministre a été élu, institué, ordonné au nom de l’amour souverain du Ressuscité. Alors, que cet amour reflue dans toute son humanité ! Et si son âme pendant l’homélie fait un bruit de mécanique, qu’il s’examine lui-même, et qu’il se hâte de revenir aux libertés de la miséricorde divine.

C’est à cet endroit exact, bien au-delà d’une capacité fonctionnelle reconnue aux ministres de l’Église, que nous rejoignons une théologie intégrale de l’homélie. Car il n’existe pas d’autre service, d’autre fonction au service du salut en Jésus-Christ que d’être en vérité ses amis, et de témoigner de cet amour substantiel qui est au juste l’Esprit vivifiant au cœur de l’apôtre. L’envoyé vit du Christ, et en vivant de son Esprit, il fait vivre. « Lorsque viendra le Paraclet que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra lui-même témoignage de moi ; et à votre tour vous rendrez témoignage » (Jn 15, 26-27).

« A votre tour », dit Jésus et nous, nous pensons maintenant à cette preuve par l’homélie qui interdit au ministre de l’amour divin cette désinvolture impie de passer son « tour ». L’homélie est bien la charnière de la parole et du fait : en elle, se traduit la simplicité du salut en Jésus-Christ qui réunit tout, lorsque « Dieu est tout en tous ». En elle, se trahit a contrario la duplicité de celui qui parle ou de celui qui écoute, hautement défendus contre l’Esprit de Dieu et ses aventures.

Notre La Bruyère, si méchant qu’il soit contre les déclamateurs, n’aurait pas refusé au P. Bourdaloue cette attestation de mystérieuse simplicité : « Il y a des hommes saints, et dont le seul caractère est efficace pour la persuasion : ils paraissent, et tout un peuple qui doit les écouter est déjà ému et persuadé par leur présence ; le discours qu’ils vont prononcer fera le reste » [15]. Honneur donc au P. Bourdaloue, honneur à ses travaux obscurs, à ses peines ; honneur à la charité du Christ qui a passé dans son cœur et dans sa voix !

P. Philippe Vallin, c.o. , Né en 1956, oratorien de saint Philippe Néri à Nancy. Ancien élève de l’École normale supérieure, il est maître de conférences de théologie dogmatique à la faculté de théologie catholique de l’Université Marc-Bloch à Strasbourg, et Secrétaire de la Commission doctrinale de la Conférence des évêques de France.

[1] Cette communication a pour ambition principale, précisément, de déployer les significations dogmatiques, et même trinitaires, de cet aspect essentiel de la réforme liturgique de Vatican II. Cf. Sacrosanctum Concilium, n° 52 : « L’homélie est fortement recommandée (…) comme faisant partie de la liturgie elle-même ». Cf. encore n° 35, 2. Le Code de Droit Canonique, s’agissant de cette prédication placée à l’intérieur de la messe, la réserve au prêtre ou au diacre (can. 767). Sur la portée générale de l’évolution, voir A. JOIN-LAMBERT, « Du sermon à l’homélie. Nouvelles questions théologiques et pastorales », Nouvelle Revue Théologique, tome 126, n° 1, Janvier-Mars 2004, p. 68-85. L’auteur esquisse une assertion forte que nous partageons : « Se risquera-t-on à poursuivre en affirmant que l’homélie serait en quelque sorte un acte liturgique in persona Christi capitis ? Une telle affirmation inédite serait lourde de conséquences. D’un point de vue théologique, cela paraît compatible et même cohérent avec la théologie conciliaire » (p. 79, et note 13). Il avait auparavant raisonné sur l’articulation de la présidence de l’eucharistie avec l’office propre de la prédication de la messe, tenant pour des suppléances l’homélie du diacre, du prêtre qui ne concélèbrerait pas, évidemment du laïc autorisé par exception. Nous nous proposons d’établir à la fois la christologie et la pneumatologie de cette articulation, laquelle nous semble tout à fait fondamentale. Au moment où nous réfléchissions à ces sujets, la Congrégation pour le Culte divin, en collaboration avec la Congrégation pour la Doctrine de la foi, précisait dans l’Instruction Redemptionis Sacramentum (25 mars 2004), sur certaines choses à observer et à éviter concernant la très sainte eucharistie, au n° 64 : « L’homélie (…) est faite habituellement par le prêtre célébrant lui-même (…). Dans des cas particuliers et pour une juste cause, l’homélie peut être faite par un évêque ou un prêtre participant à la concélébration même s’il ne peut concélébrer ». Le canon 767 n’avait pas été si explicite pour lier le célébrant lui-même en acte de présidence à l’office de l’homélie. Nous estimons cette précision très bien fondée dogmatiquement.

[2] N’oublions pas que Jésus annonce sa venue comme celle d’un voleur : « Vous le savez : si le maître de maison connaissait l’heure à laquelle le voleur va venir, il ne laisserait pas percer le mur de sa maison. Vous aussi tenez-vous prêts, car c’est à l’heure que vous ignorez que le Fils de l’homme va venir » (Lc 12, 39-40). Cf. 1 Th 5, 4 : « Mais vous, frères, vous n’êtes pas dans les ténèbres pour que ce jour vous surprenne comme un voleur » ; 2 P 3, 10. Thomas d’Aquin, dans la S. Th., Ia-IIae, q. 113, a. 7, sur la justification instantanée de l’impie explique : « C’est tout d’un coup que l’Esprit-Saint fait irruption dans l’âme des hommes. Nous en avons pour preuve le récit des Actes (2, 2) ».

[3] Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia-IIae, q 71 , a 2, ad 3.

[4] Cf. l’oraison des offices du jour de Pâques : Deus, qui hodierna die, per Unigenitum tuum, æternitatis nobis aditum, devicta morte reserasti… . « Dieu, qui nous as ouvert aujourd’hui par ton Fils Unique l’accès à l’éternité au prix de la victoire sur la mort… »

[5] Cf. une interprétation politique de cette dislocation par l’établissement des écoles synagogales et la diffusion populaire de la connaissance de la Torah : M. Pelletier, Les Pharisiens, histoire d’un parti méconnu, Paris, Le Cerf (« Lire la Bible, n° 86 »), 1990, p. 252 : « Dans sa lutte contre les sadducéens, [l’institution des écoles] permettait [au parti pharisien] de ruiner le prestige des scribes officiels attachés au Temple, leurs alliés, dont l’ascendant avait tenu longtemps au privilège d’être les seuls connaisseurs et possesseurs de l’Écriture ».

[6] L’image vient d’Ignace d’Antioche, Épître aux Éphésiens, IX, 1. Le bien du salut est en effet ici un bien de construction : « Vous êtes les pierres du temple du Père, préparés pour la construction de Dieu le Père, élevés jusqu’en haut par la machine de Jésus-Christ qui est la croix, vous servant comme câble de l’Esprit-Saint ».

[7] D’où l’étonnement de Nicodème devant la seconde naissance (Jn 3, 3) : « Comment un homme pourrait-il naître s’il est vieux ? » Mais la naissance « d’eau et d’Esprit » (3, 5), la naissance d’en-haut est irruption ; elle n’est pas d’abord gestation (3, 6-9).

[8] « Si je n’avais pas fait au milieu d’eux ces œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché, mais à présent leur péché est sans excuse ».

[9] Thomas d’Aquin, S. Th. Ia-IIae, q. 27, a. 1, ad 3 : « Le beau ajoute au bien un certain rapport à la puissance connaissante : le bien est ce qui plaît à l’appétit purement et simplement ; le beau est ce qui plaît à l’appréhension intellectuelle ».

[10] Ibid., IIa-IIae, q. 145, a. 2, in corp. : « La beauté spirituelle consiste pour l’homme à avoir une conduite (conversatio) et des actions bien proportionnées, selon l’éclat spirituel de la raison ; mais cela c’est l’honnête… ». Il faut à l’évidence transposer christologiquement ce langage abstrait et générique, et le rapporter à la voluntas ut ratio dans la forme extrême et singulière qui fut manifestée par le Seigneur au Jardin des Oliviers : rien de mieux ordonné, rien de plus « honnête », ni de plus « vertueux », rien de plus beau ni de plus saint que cette confession : « Non pas comme je veux, mais comme tu veux » (Mt 26, 39). Voir aussi, Ibid., q. 180, a. 2, ad 3 : « Aussi est-il écrit de la contemplation de la Sagesse (Sg 8, 2) : ‘Je suis devenu amoureux de sa beauté’ ».

[11] Cf. Jn 2, 11 à Cana : « Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui ». Jn 5, 44 : « Comment pourriez-vous croire, vous qui tenez votre gloire les uns des autres et qui ne cherchez pas la gloire qui vient de Dieu seul ? »

[12] La Bruyère, Œuvres complètes, Les Caractères, « De la Chaire », n° 12, Paris, Gallimard (« La Pléiade », éd. J. Benda-P. Josserand), 1951, pp. 440-441.

[13] Dans un très bel article, « Le prédicateur des villes et le prédicateur des champs : Lacordaire à Ars (4 mai 1845) », in Revue des Sciences Religieuses, 78ème année, n° 3, Juillet 2004, p. 335-357, Philippe Boutry a illustré sans doute en historien parfaitement documenté, mais presque en théologien, ce qu’il appelle « le moment romantique » de la prédication où se réunissent à ses yeux les deux figures de prêtres comparées. Il termine son analyse par une suggestion proprement dogmatique que nous essayons de systématiser maintenant : « À l’âge par excellence de l’inspiration et de l’effusion, l’Esprit souffle depuis la chaire, et Dieu se fait Verbe dans la Parole de celui qui le prêche ». Suit une référence à la parole de prédication chez Lacordaire, laquelle est « prophétie » (p. 355-357).

[14] Cf. H. U. von Balthasar, La Gloire et la Croix, 3. Théologie, ** Nouvelle Alliance, Paris, Desclée de Brouwer (« Théologie, n° 83 »), 1975-1990, p. 103 : « Le Baptiste renvoie à celui qui vient après lui… Jésus ne renvoie à aucun successeur ; après lui ne vient plus personne, il s’identifie au contenu de son appel. Il n’est pas vrai qu’il appelle l’homme à prendre sa propre décision d’homme : lui-même décide, en chaque cas, sur l’homme ». Sur Jésus prophète de Jésus, voir ibid. p. 101-113 : « 1. Autorité ».

[15] Ibid., n° 24, p. 444.

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