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Un regard sur les origines juives de Jésus

P. Edouard-Marie Gallez

Aborder la question de l’image de Jésus dans le monde juif contemporain est un défi probablement impossible. Ces pages ont simplement pour objectif d’indiquer quelques points de repères dans l’itinéraire d’un chercheur authentique, Madame Jacqueline Genot, professeur à la Sorbonne (chaire de judaïsme ancien et médiéval), qui était juive d’origine tunisienne et qui a écrit plusieurs livres marquants en rapport avec les débuts du christianisme.

Il n’est pas fortuit que ce soit autour du P. Antoine Moussali, à Amiens, que nous ayons fait connaissance : la recherche unit ceux qui s’y donnent. À l’époque (avant 2001), on ne pouvait émettre la moindre critique de l’islam : en 1997-1998, le livre La croix et le croissant avait été le premier qui osait le faire, de manière rationnelle et théologique. C’était le premier ouvrage du P. Moussali en français, et l’auteur de ces lignes y avait fortement contribué. Ainsi, et sans doute à cause de ses origines – elle n’oubliait ce que signifie être dhimmi en pays islamique –, Jacqueline Genot (J.G. dans la suite du texte) prit contact avec lui : à partir de fin 1999, des rencontres eurent lieu régulièrement à trois. Des liens d’amitié se sont ainsi noués dans des partages pleins de surprises entre ce père Lazariste qui a passé sa vie au milieu des musulmans et qui a contribué à former les moines de Thibirine, un théologien chercheur beaucoup plus jeune, et elle qui était toujours à l’affût d’hypothèses ou de documents nouveaux. Douée d’une mémoire et d’une culture prodigieuses, il lui fallait tout « comprendre », au sens de « mettre ensemble », ce qui n’est pas une mince affaire relativement aux données souvent déroutantes de l’Antiquité juive, chrétienne ou païenne. Hélas, le cerveau a des limites biologiques, quand bien même on serait en pleine forme. La passion du chercheur, nourrie d’une soif immense de vérité, la conduisit souvent à des excès, et finalement à se rendre malade, par deux fois ; c’est ainsi que j’eus l’occasion de lui rendre visite chez elle plusieurs fois à Breuillet. Fin 2004, elle quitta trop tôt cette terre, un an et demi après le P. Moussali : lors de sa seconde hospitalisation pour cause d’épuisement, une dose excessive de médicaments lui provoqua un arrêt cardiaque fatal.

On pourrait considérer aujourd’hui comme « dépassé » l’apport de J.G. si toutes ses découvertes étaient exploitées et passées dans les acquis des sciences historiques – ce n’est pas le cas comme on va le voir. Rappelons le contexte. Aujourd’hui, on compte une multitude de « centres d’études des religions » destinés à approvisionner le marché spirituel universel, qui invitent chacun à se fabriquer sa propre foi, et réduisent la vie religieuse à une pure subjectivité individuelle. Dans ce cadre, l’existence de Jésus n’a plus d’importance, seul comptant le ressenti du croyant. On n’en était pas encore là dans les années 1980, mais cette dérive idéologique néo-libérale était en marche, et depuis longtemps. Avant que toute valeur objective soit déniée à la croyance (biblique), l’Aufklärung, dans son ignorance du monde proche-oriental (et son anti-sémitisme), avait commencé par déjudaïser et éthérer l’image de Jésus, au point que les (supposés) chercheurs finissaient par se demander s’il avait réellement existé. Et ceci entraîne cela.

De grands esprits français, tels que Claude Tresmontant et l’Abbé Jean Carmignac, avaient compris qu’il fallait retourner au problème biblique du rapport à l’histoire. Très concrètement, ils mirent en lumière le caractère hébraïque /araméen des textes des évangiles qu’on disait avoir été imaginés, composés et écrits en grec – c’est-à-dire longtemps après les événements. J.G. se passionna immédiatement pour ces enjeux. Comme historienne et spécialiste de l’histoire juive du 1er siècle, elle commença par relever les indications très précises données dans l’évangile de Jean, qui était présenté jusqu’alors comme le moins historique – on en faisait une construction méditative, tardive en conséquence. Au contraire, elle s’attacha à montrer que le texte n’a pu être écrit que par un témoin oculaire, et dès les années 30. Pour ce qui est de son auteur, elle imaginait Johanan en un « jeune grand-prêtre » qui avait enregistré les paroles de son Maître, non seulement dans sa mémoire mais en des notes écrites, comme le faisaient, à cette époque, les disciples de Hillel ou ceux de son rival Shamaï. Tel est le contenu du livre qui la fera connaître, « Un homme nommé Salut » (paru en 1986 chez Francois-Xavier de Guibert, réédité en 1995). C’était une petite révolution dans le monde francophone des exégètes formatés par l’exégèse livresque et allemande.

Quelques rappels sont ici bienvenus. Salut est le substantif correspondant en hébreu au nom de Jésus – Yeshû’a –, à moins qu’il ne s’agisse de la forme verbale « il sauve /sauvera » ; n’importe quel hébraïsant qui ouvre sa Bible trouvera les occurrences de l’un et de l’autre. Si ce nom signifiait « Dieu sauve », comme on l’entend dire, il correspondrait à un autre nom avec lequel celui de Jésus n’a justement pas été confondu : Josué. Le refus (acharné) du « nom de Jésus » n’est pas fortuit [1] ; en cette période de dialogue interreligieux, « il ne faut plus dire que Jésus sauve, mais que Dieu sauve en Jésus », écrivait dans une revue islamique un responsable catholique (aujourd’hui haut placé) – ce qui permet de dire aussi que Dieu sauve en Bouddha, en Mahomet ou en qui on veut.

L’autre rappel concerne le sous-titre du livre : Genèse d’une hérésie à Jérusalem. Autant la critique exégétique allemande avait « déjudaïsé » Jésus, autant une tendance inverse (avec Shlomo Pinès, J. Klausener, David Flusser, Y. Yadin) le « rejudaïsait » jusqu’à vouloir nier son originalité. J.G. partageait cette manière de penser, au début tout au moins. Par exemple, certains historiens juifs sont allés récemment jusqu’à affirmer que le procès de Jésus ne fut qu’une affaire purement juive à laquelle Ponce Pilate était complètement étranger : même mineur, son rôle aurait été exagéré par les évangiles. Pour sa part, J.G. considérait le rôle du « Rabbi Yeshû’a » comme celui d’un “continuateur et un petit vulgarisateur de la pensée essénienne, pour dire les choses en gros” – ainsi s’exprimait-elle dans une interview en 1993, selon un esprit polémique qui lui était parfois coutumier. Ce propos assez prétentieux suivait la parution du Scénario de Damas. Jérusalem hellénisée et les origines de l’Essénisme (également chez de Guibert, 1992), un livre complexe (à commencer par la fin et à lire à rebours). Par « essénisme », J.G. voulait désigner un mouvement contestataire se voulant pleinement fidèle à la tradition hébraïque : loin des délires qui ont été écrits à propos des « moines de Qumrân », ce livre exposait l’histoire de la mouvance qui est liée aux manuscrits de la mer Morte, et qui n’a existé comme secte que durant quatorze années (jusqu’à la mort de Yosef ben Yo’ezer son fondateur, en 159 avant notre ère) ; ensuite elle s’est répandue un peu partout comme mouvement d’opposition à la grande-Prêtrise du Temple, tenue pour illégitime. Ces découvertes apportaient une lumière déterminante pour la compréhension des manuscrits propres de la « secte », mais n’offraient aucun rapport direct avec Jésus de Nazareth.

En tout cas, il est aujourd’hui largement reçu que les « moines esséniens » n’ont été que le produit d’imaginations trop fertiles. En 2008, André Paul, qui avait été toute sa vie un promoteur de cette thèse et avait même inventé (après Voltaire) que Jésus avait été formé par eux ( !), a publié Qumrân et les Esséniens. L’éclatement d’un dogme (Cerf), où il explique en gros qu’il s’agit précisément d’une fiction ; à la place, il élabore une hypothèse gnostique – ce que justement les textes de la mer Morte ne sont pas. André Paul n’a pas lu le travail de J.G. Pour ce qui est de la « Gnose », il faut rappeler qu’aucune des formes caractéristiques de celle-ci n’apparaît avant l’époque apostolique. Quant au terme même « d’esséniens », certains n’ont manifestement pas encore compris qu’il résulte simplement d’un jeu de mots de Pline – J.G. avait pensé que ce terme provenait d’abord d’une dénomination que les disciples de Yosef auraient dérivée du nom de leur fondateur (de manière pas très évidente), mais elle a abandonné cette idée à la lecture du brouillon de ce qui allait devenir le tome I du Messie et son prophète (cf. infra).

En 1992, J.G. publiait Jérusalem ressuscitée. La Bible hébraïque et l’Évangile de Jean à l’épreuve de l’archéologie nouvelle, livre illustré par les photos prises par sa fille Judith. Elle y replaçait les événements de la Passion dans leur chronologie et leur localisation précises, toujours en s’appuyant sur l’évangile si décrié de Jean (chez Albin Michel [2]). Sa démarche se voulait celle d’une agnostique affirmant, autant qu’un historien peut le faire, la réalité des miracles de Jésus, en particulier de la résurrection de Lazare, qui eut lieu en public (Jn 11), et dont « la population a été effectivement convaincue ». Elle connaissait trop bien les écrits rabbiniques anciens pour ignorer que le fait des miracles de Jésus n’a jamais été mis en question, mais bien l’origine de son pouvoir de guérison [3].

Intellectuellement, J.G. ne cessait d’envisager toutes les possibilités d’une réalité ; ainsi se demandait-elle si les juifs ne pouvaient pas reconnaître en Jésus la réalisation des annonces prophétiques de l’Ancien Testament, en particulier de celles qui parlent du Messie souffrant (c’est précisément ce que beaucoup d’Hébreux ont fait, en Terre Sainte ou ailleurs). Telle est l’une des questions sous-jacentes à son livre paru en 1996, Le Sage et le Prophète (éd. Francois-Xavier de Guibert) : selon elle, l’obstacle majeur du côté des pharisiens tenait à l’Esprit Saint, ou plus précisément ici, à l’Esprit de prophétie. Certains textes rabbiniques en parlent, et très négativement. Les judéo-chrétiens vivaient selon la Loi dans l’Esprit et de nombreux prophètes se manifestaient parmi eux : c’était inacceptable pour les tenants de la réduction de la vie religieuse juive à des commandements.

Dans ce livre, J.G. suggérait que les évangiles auraient anticipé de plus de soixante ans l’hostilité du mouvement rabbinique ; mais cette idée non démontrée était contredite par ce qu’elle écrivait ailleurs sur la rédaction des évangiles à partir des années 30 (le mouvement pharisien s’est réorganisé après 95 à Yabneh, sous l’autorité de ceux qui se sont fait appeler « hakhamim » ou Sages). Au reste, il ne fallait pas être devin pour pronostiquer dans l’avenir l’hostilité du groupe restreint mais influent des grands prêtres et des pharisiens qui ont condamné Jésus dès la deuxième année de sa vie publique : ce qui aurait été étonnant, c’est que Jésus n’ait pas annoncé ces perspectives ! Malgré son intelligence toujours en éveil et sa forte méfiance à l’égard du judaïsme, J.G. restait façonnée par ses longues études rabbiniques, ce qui n’a rien d’inhabituel : la masse de ces écrits, qui sont souvent obscurs ou contradictoires selon le système des controverses pil-pil, est telle qu’on n’en sort jamais – au sens où l’on pourrait en faire le tour et conclure. Son regard sur les débuts du christianisme était donc marqué par sa formation, ce qui ne l’empêchait pas de contribuer à montrer que les sources rabbiniques prenaient souvent le contre-pied de l’enseignement des apôtres, par exemple lorsqu’elles condamnent à mort celui qui évoquerait une inspiration de Dieu pour dire que la Torah s’est accomplie en Jésus.

À l’époque où J.G. écrivait, on connaissait peu les études qui remettaient en question l’hypothèse de la rédaction finale tardive des évangiles, et moins encore celles qui ouvraient des pistes nouvelles pour comprendre la formation de ces évangiles en rapport avec l’organisation de la prédication orale par les apôtres. Au niveau technique, ces études (autour de Pierre Perrier et de Frédéric Guigain) supposent une certaine connaissance de l’araméen – que J.G. avait –, mais aussi de l’histoire des Églises araméennes de l’Orient et des systèmes oraux de colliers-compteurs. On peut conjecturer que ces questions auraient passionné un esprit aussi vif que le sien, et même parfois impossible à suivre (quand on pensait savoir ce qu’elle pensait, elle était déjà sur une autre piste). En tout cas, c’est un domaine autre et dramatique qui attirait son attention : l’islam. Elle s’était mise à l’arabe, dont elle n’avait jusqu’alors que des souvenirs d’enfance. Ceci ouvrait un nouveau et dernier chapitre de son itinéraire intellectuel, non sans rapport avec de nombreuses questions laissées en suspens depuis son départ de Tunisie. Il en est sorti Du voile. De l’Antiquité à l’Islam (éditions de Paris, 2003), écrit avec la collaboration d’un de ses anciens étudiants (tunisien), Chiheb Dghim.

Quelques années auparavant, à Saint-Petersbourg, elle avait consulté puis déchiffré les manuscrits du dossier Firkovitch qui n’avait pas été touché depuis plus de cent ans. Ce dossier de près de six cents documents (en hébreu essentiellement) est le fruit du travail de recherche et de copie fait par le Comte Firkovitch, chargé par le Tsar Nicolas I de collecter les documents juifs qaraïtes. J.G était en mesure de les transcrire et d’en comprendre le sens. Il semblerait que l’étude de ce dossier lui ait valu, ainsi qu’à sa famille, quelques ennuis. Un livre en est sorti en 2004, son dernier, Israël, Edom, Ismaël. Les Craignant-Dieu (éditions de Paris – il avait été rédigé en 2003), où elle n’utilise qu’une petite partie de sa documentation. Un autre livre était en préparation, Le sacre du roi Joseph, roi des Khazars, qui devait présenter et analyser le rituel de ce sacre (l’Etat impérial khazar était de religion hébraïque qaraïte). Malheureusement, ce document Firkovitch et d’autres, non publiés mais qu’elle avait transcrits, ont disparu avec son décès. Notons que le sacre des rois wisigoths est l’exact équivalent de ce rituel khazar et servira de modèle à partir du 9e siècle à celui des rois de France !

Un brouillon du Messie et son prophète (paru trois ans plus tard en 2005) avait révélé à J.G. le lien à la fois idéologique et historique qui unissait l’islam et le Coran au mouvement messianiste juif-« nazaréen » né au premier siècle – elle en avait commencé la lecture à 21 h et l’avait terminée le lendemain matin vers 10 h ! Plus en amont, elle voyait dans le mouvement initié par Yosef ben Yo’ezer, dont une branche est à l’origine des écrits politico-guerrier pré-chrétiens de la mer Morte, une préparation à ce judéo-nazaréisme, structuré à la suite de la première « guerre juive » (ou plutôt « judéenne ») de 66 à 70, et dont le messianisme visait la terre entière : c’est ce que donnent à lire les textes ou versions post-chrétiens de la mer Morte ou de la littérature apparentée (qui est connue depuis des siècles avant les fouilles de 1950 dans la région de Qumrân). En aval, J.G. mit bientôt en lumière le lien avec « l’arianisme ». Pour les « ariens », Jésus est un Messie politique, dont le pouvoir terrestre est anticipé en celui du roi arien – on trouve cette vision messianiste chez les Wisigoths, et ce n’est pas un hasard : ceux-ci étaient présents en Crimée à l’époque où certains judéens y furent déportés durant les deux « guerres judéennes » et y amenèrent l’idéologie judéo-nazaréenne… que l’on retrouve aussi dans un empire qui a pris naissance au même endroit : celui des Khazars ! Justement, J.G. avait découvert certains de leurs documents dans le dossier Firkovitch, et on y trouve des invocations cryptées au Messie Jésus. « L’onction davidique » faite en son nom ou plutôt à sa place devait conférer au roi khazar ou arien un pouvoir de type messianiste universel. Cette utilisation détournée de l’Alliance a au moins servi, dans le cas des Khazars, à protéger l’Europe des invasions musulmanes par voie terrestre via le Caucase, entre le VIIIe et le XIIe siècle.

Tout en ayant perçu que Jésus fonda une nouveauté et que les dérives s’étant détournées du sillon creusé par les Apôtres furent elles aussi nouvelles, J.G. cherchait encore à étayer des hypothèses qui permettraient de contourner cet encombrant Messie des chrétiens. Son dernier livre, déjà cité, Israël, Edom, Ismaël, transpire cette contradiction au point d’être assez inexploitable – et peut-être était-elle déjà fatiguée en le rédigeant – : les données qu’elle avance en masse sont souvent noyées dans des rapprochements impossibles à cerner, ou qui partent dans tous les sens. En particulier J.G. explore une piste (éculée) devant ramener le judaïsme, le christianisme et l’islam à des continuations mystérieuses des cultes égyptiens d’Isis et d’Osiris – ce qui l’amena à s’intéresser au déchiffrement des hiéroglyphes. Il est vrai que l’histoire des relations entre Hébreux et Egyptiens est loin d’être claire : le Temple juif d’Eléphantine, détruit vers 400 avant notre ère, puis celui de Léontopolis, tout près du Caire (carte p. 23) ont fait concurrence à celui de Jérusalem ; et on peut penser que la Sainte Famille avait des raisons de s’expatrier en Égypte précisément, à Babeljun (aujourd’hui en bordure du Caire) comme l’affirment les traditions coptes. Au reste, la question centrale, hélas absente du livre, est de savoir pourquoi, à l’époque de Jésus, il y avait beaucoup moins d’Hébreux en Terre Sainte – qui était pourtant prospère et très peuplée – qu’ailleurs, et pas seulement en Égypte (rien qu’à Alexandrie, on en estime le nombre à trois cent mille). Le livre s’ouvre sur une biographie fictive de Jésus, qui mêle de grossiers blasphèmes anti-chrétiens à des élucubrations délirantes ; le seul intérêt de ce texte issu du dossier Firkovitch réside en quelques éléments d’origine manifestement messianiste. Un autre manuscrit Firkovitch présente davantage d’intérêt : ce texte khazar de l’an 1007, rédigé dans la forme et le style messianiste du « pseudo-Daniel » de la mer Morte, prédisait la fin de l’empire musulman abbasside et l’établissement du Royaume de Dieu sur la terre grâce au messie de Joseph et au messie de David (p.545-573). Et c’est tout pour ce fameux dossier.

J.G. était poursuivie par l’idée d’élaborer une vision globale qui rendrait compte de l’histoire religieuse de ces deux derniers millénaires ou même davantage. Mais ce projet n’est-il pas en soi insensé s’il est purement intellectuel ? Tôt ou tard, tout chercheur est confronté à l’inadéquation entre les sources accessibles concernant Jésus et le rôle historique que celui-ci a dû logiquement jouer. À cette inadéquation, les destructions massives des documents de l’époque ou de leurs copies, lors des deux guerres « judéennes », ou ensuite et de manière rarement involontaire, ne sont pas étrangères. Cependant, le problème de fond est autre. Même si l’on avait accès aux restes archéologiques judéo-chrétiens que des fouilles israéliennes ont découverts (à contrecœur) ces dernières années à Jérusalem et autour, et qui sont assez nombreux pour occuper un vaste hangar loin des médias, n’y aura-t-il pas toujours un décalage entre le regard de l’historien et celui du croyant ? Ceci est déjà vrai pour les événements relatés dans l’Ancien Testament : dans l’Etat d’Israël, ils sont régulièrement des sujets de discussion véhémente entre spécialistes, croyants ou non. Les mêmes discussions surgissent à propos d’événements récents où une issue heureuse est advenue, contre toute attente mais à la prière de croyants, qui y voient alors une intervention divine ; ceux qui veulent rester les maîtres de leur propre analyse la nieront toujours. Il n’existe pas de procédé pour reconnaître dans des faits historiques la main de Dieu, mais il y a un saut qualitatif d’intelligence. J.G. se disait agnostique ; le puits de science qu’elle était a été considérablement appauvri par la maladie. La pauvreté n’est-elle pas la condition pour entrer par la porte étroite ? Pour ma part, je suis sûr que, dans le mystère de la mort, elle a rencontré Celui qui a dit être la Lumière et qu’elle ne pouvait probablement pas trouver durant sa vie sur terre.

P. Edouard-Marie Gallez, Né en 1957, membre de la Congrégation Saint-Jean, a soutenu en 2005 à l’Université de Strasbourg sa thèse de doctorat, intitulée « Le Messie et son prophète. Aux origines de l’islam ».

[1] Le nom de Jésus apparaît dénaturé jusque dans la traduction liturgique actuelle où, en Mt 1,21, le traducteur ajoute au texte de Matthieu la glose « c’est-à-dire Dieu sauve », alors que l’évangéliste explique clairement lui-même la signification de ce nom : « en effet, il sauvera le peuple de ses péchés ».

[2] J.G. publia également une traduction du Sefer HaYashar en 2 vol. (texte de Venise, 1625 / Paris, PUPS, 1995).

[3] Dans les évangiles synoptiques, ce thème de l’opposition à Jésus apparaît déjà dans la bouche de certains pharisiens, à l’occasion d’une délivrance, cf. Mt 12,24s ; Mc 3,22 ; Lc 11,15s.

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