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Un sacrement au principe de la famille

P. Michel Gitton

Les développements actuels sur le thème de la famille font facilement l’économie d’une réflexion sur le sacrement de mariage ; la raison invoquée est que le mariage étant une réalité de droit naturel, le sacrement sans doute l’élève au plan surnaturel, mais – le surnaturel n’évacue pas la nature ! – il ne change rien à sa structure. Donc la référence christologique puisée dans l’épître aux Éphésiens (5,25) peut tout au plus contribuer à la spiritualité conjugale des couples chrétiens, mais elle ne fournit aucune clé pour aborder la nature du projet matrimonial. C’est du moins ce qu’on lit assez souvent sous la plume d’auteurs catholiques, qui veulent à tout prix proposer une vision de la famille à l’usage de la société d’aujourd’hui sans référence confessionnelle trop marquée. Mais est-ce tout simplement possible ?

D’abord qu’entend-on par droit naturel ? On suppose une essence du mariage qui traverserait les âges et les cultures, ce qui est loin d’être visible au plan de l’histoire. La monogamie et l’indissolubilité, qui sont pour nous des exigences fondamentales du lien conjugal, ne sont attestées dans aucune législation, religieuse ou civile, avant l’arrivée du christianisme. Peut-on supposer qu’elle serait présente à la manière d’un vœu dans tout projet conjugal digne de ce nom ? C’est sans doute vrai, mais il faut alors reconnaître que seul le Christ nous donne la clé de la nature.

Ouvrons le Droit Canon de l’Église, dans sa version de 1983 : « l’alliance matrimoniale, par laquelle un homme et une femme constituent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants, a été élevée entre baptisés par le Christ Seigneur à la dignité de sacrement, c’est pourquoi, entre baptisés, il ne peut exister de contrat matrimonial valide qui ne soit, par le fait même, le sacrement » (Code de Droit canon 1055). Tout le paradoxe est ici résumé : le mariage, bien évidemment, a existé et existe encore en dehors de l’Église, il a un substrat naturel qui remonte au projet créateur, mais, dans l’économie de la nouvelle Alliance, il n’est pas seulement une donnée naturelle à laquelle on conférerait une aura de spiritualité par l’ajout d’une bénédiction spéciale (comme on bénit le travail des champs ou une maison nouvelle), il n’existe qu’avec le sacrement. Pour deux baptisés, il n’y a pas possibilité de conclure un vrai mariage qui ne soit indissolublement sacrement, c’est-à-dire intégration à la vie du Christ. Ce n’est pas un mieux, un plus, une valeur ajoutée, c’est la condition même de l’existence du lien conjugal. On sait que ce canon a été l’objet d’âpres discussions lors de sa rédaction, mais toutes les objections sont venues se briser sur ce fait qui tient à la doctrine constante de l’Église : chaque fois la question s’est posée (lors de la réforme grégorienne, comme face au protestantisme), elle a refusé toute possibilité de délier le sacrement et le « contrat » (on appelle ainsi l’engagement mutuel des deux personnes qui sollicitent le mariage). Nous sommes face à une réalité diphysique (« en deux natures »), comme l’Incarnation, où l’humanité de Jésus n’existe que suscitée et portée par la divinité du Verbe.

Rappelons à toutes fins utiles que, quand on parle de sacrement, on ne vise pas forcément la cérémonie ecclésiastique du mariage. Celle-ci, pour utile et signifiante qu’elle soit, n’est pas toujours possible ; l’Église a souvent reconnu des cas où l’engagement mutuel des époux se concluait dans la plus grande discrétion, voire dans l’expression du consentement réciproque sans concours d’un ministre ordonné et même, à l’extrême, sans témoins (cas de l’île déserte), mais, dans ces cas encore, il est sacramentel, d’abord parce qu’il n’exclut pas l’Église (qui l’autorise au moins implicitement en ces cas-là), et parce qu’il se conclut dans les conditions qu’elle considère comme nécessaires : acceptation de l’indissolubilité, engagement à la fidélité, ouverture sur la fécondité. Dans ces cas, et dans ces cas seulement, le consentement dans lequel les époux sont ministres du sacrement suffit, en l’absence du cadre qui lui sert habituellement de support. Ces conditions ne sont évidemment pas remplies dans le cas d’un mariage simplement civil, qui se conclut à distance de l’Église, dans le cadre d’une législation qui accepte le divorce et bien d’autres choses qui s’écartent notoirement de ce qui peut être considéré comme essentiel à un vrai contrat matrimonial.

Le surnaturel au cœur du réel

Dans le cas du mariage des baptisés, on voit donc que le surnaturel, si on veut user de ce langage, n’est pas un supplément d’âme, mais la réalité autour de laquelle se constitue le plus humain de la condition humaine : la réalité des noces entre un homme et une femme. Ce qui nous invite peut-être à proposer de revoir le schéma habituel où le mariage est vu d’abord comme une réalité naturelle sur laquelle se superpose éventuellement une dimension surnaturelle ; il s’agirait de penser au contraire la réalité concrète du mariage à partir du sacrement qui en est la finalité cachée. Vatican II ne nous a-t-il pas poussé dans cette direction en nous disant que « le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné » (GS 22,1) ? Ne dit-il pas, toujours dans Gaudium et Spes, que le mariage est « constitué à l’image de son union [celle du Christ] avec l’Église » (48,2) ?

Pour y parvenir, il faut sans doute reprendre l’histoire du lien conjugal dans toute l’histoire du salut : depuis son institution au jardin d’Éden, jusqu’à son assomption dans le Christ, en passant par l’épisode du péché qui a atteint si fortement la réalité du couple humain, comme le montre assez le récit de la Genèse. Si la bénédiction donnée à Adam et Ève est la seule, comme on dit, à ne pas être remise en cause après la chute, elle est néanmoins bien malmenée par les suites du péché : la perspective semble plutôt celle d’une lutte entre les sexes (« ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi », Gn 3,17b) qu’une tranquille harmonie. Toute la Révélation biblique porte la trace d’un désordre qui s’est instauré au cœur du projet de Dieu dans ce qu’il avait peut-être de plus beau et de plus risqué : la sponsalité. La Loi de Moïse apparait dans ce contexte comme la tentative d’endiguer les conséquences terribles du mal, spécialement dans le domaine des relations sexuelles. Si les Prophètes, de leur côté, utilisent si facilement la comparaison conjugale pour dire les relations de Dieu avec son Peuple, c’est le signe que Dieu ne renonce pas à son premier projet, mais c’est aussi la preuve que lui seul, à la limite, est capable de le faire fonctionner.

La venue du Christ apparait dans ce contexte comme la reprise, devenue enfin possible, de l’alliance première entre un homme et une femme. Jésus, tant par son enseignement que par sa propre expérience nuptiale (n’est-il pas l’Époux qu’Israël attendait ? Mc 2,19-20), et bientôt par le don de l’Esprit, établit de nouveaux rapports entre l’homme et la femme, fondés cette fois-ci sur la charité divine et l’unicité de son lien avec l’Église-Épouse. C’est lui le nouvel Adam endormi sur la croix à partir duquel Dieu prélève la chair dont il va faire le nouveau Peuple de Dieu. On peut lire la scène de Cana comme le moment où s’annoncent les noces nouvelles que le Christ est en train d’établir : au lieu du vin qui vient à manquer, cette promesse de bonheur inhérente à toute noce humaine, mais impossible à tenir, il donne du vin de qualité supérieure qui est inépuisable, et il le donne à partir de l’eau puisée péniblement, cet effort quotidien qui transforme en joie durable les larmes et le sacrifice.

Sous le signe de la croix

Si on demande ce qu’ « ajoute » le mariage-sacrement aux noces humaines, il faut répondre que ce n’est pas seulement un signe, une belle image : l’amour indéfectible du Christ pour l’Église, ni une cérémonie émouvante, ni une grâce pour remplir ses devoirs, mais c’est ce qui fait précisément le cœur de la Rédemption : la capacité d’aimer jusque, et y compris, lorsque l’amour ne parait plus payé de retour. Car, comme le dit Paul, le Christ, en aimant l’Église, s’est livré pour elle, a accepté de souffrir pour et par celle qu’il aimait : cette humanité représentée par Israël et qui le rejetait, cette humanité au sein de laquelle il va faire naître par son offrande sur la Croix un peuple nouveau, son peuple. Cette qualité de don, qui n’est plus mesuré à la réponse qu’il obtient, est communiquée aux époux qui veulent bien se donner ainsi. Car c’est le drame de la conjugalité humaine depuis le péché des origines : tout le monde est prêt à aimer quand il se sait aimé, mais que survienne une incompréhension, une difficulté à communiquer, une trahison, un abandon, qui pourrait encore rester fidèle, pardonner, continuer à porter le conjoint défaillant, assumer la solitude, sacrifier sa vie ? Seul le Christ le peut de toute évidence, et pourtant les conjoints qui se sont engagés dans le sacrement de mariage ont promis exactement cela, confiants dans la puissance de la grâce. Sans doute le pire n’est-il pas toujours ce qui arrive, heureusement, mais leur don inclut cette ultime possibilité, c’est pourquoi il est irréversible. Or ce n’est pas une spiritualité pour une élite de héros, c’est tout simplement le mariage, dans les conditions d’un monde encore marqué par le péché, mais où le Christ fait toute chose nouvelle.

Il faut s’arrêter un instant sur le fait bien connu que, dans ce sacrement, les futurs mariés sont ministres du sacrement, porteurs du don que leur fait Dieu. Cela veut dire que chacun d’eux tient vis-à-vis de l’autre la place du Christ vis-à-vis de l’Église (et pas seulement l’homme par rapport à sa femme) : en se donnant à l’autre exactement comme le Christ s’est donné jusque sur la Croix, chacun réalise pour l’autre ce que signifie son geste. La « grâce sacramentelle » n’est pas un vague soutien pour porter ensemble les responsabilités de l’état conjugal, c’est cette conformité au Christ qui s’est donné jusqu’à l’extrême, c’est à la fois le fait (que nul ne pourra effacer sur la terre) que ces deux-là se sont donnés et la possibilité qui leur est offerte de dépasser tous les aléas de la vie et les « intermittences du cœur ».

On ne peut pas voir mieux qu’ici la situation réelle du christianisme : dans ce monde et pas de ce monde. Beaucoup sont prêts à saluer dans le Christ un bel idéal, pour peu qu’on les laisse organiser cette terre comme ils l’entendent selon leurs intérêts et leurs calculs. Qu’il y ait des moines dans leur monastère ne gêne pas grand monde, mais le mariage, c’est l’affaire de tous, c’est une question de société. En se mêlant d’édicter un commandement positif sur les noces humaines (« ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas »), Jésus est entré inévitablement en conflit avec les intérêts du monde. L’Église, en défendant mordicus l’indissolubilité, comme elle l’a toujours fait à ses risques et périls, présente une provocation insupportable. La tentation serait grande aujourd’hui de préserver les principes en énervant la loi, sous prétexte de la rendre supportable pour le plus grand nombre. On s’installerait ainsi dans une morale à deux étages : pour le commun des mortels, la concession devant l’inévitable, pour quelques saints la fidélité héroïque aux préceptes du Christ. Jean-Paul II dans l’encyclique Veritatis splendor avait répondu d’avance à cette tentation, en rappelant que la dignité de l’homme, c’est précisément de pouvoir donner sa vie pour être fidèle à la Loi de Dieu, et qu’à cette dignité nul ne peut se dérober (VS 92).

Qu’en est-il pour finir du mariage comme réalité naturelle, et d’abord du mariage des païens ? L’Église reconnait comme légitime un mariage conclu avant le baptême et ne demande pas qu’il soit conclu sacramentellement par la suite quand les deux sont baptisés. Cela ne revient-il pas à dire que le mariage « naturel » est déjà un vrai mariage et que le sacrement n’est qu’un ajout ? D’autre part, quand deux personnes dont une seule est baptisée sont mariées par l’Église (avec la dispense requise), que reçoivent-ils ? Le non-baptisé ne peut évidemment pas recevoir de sacrement et certains auteurs doutent du fait que la partie catholique elle-même reçoive le sacrement de mariage. Alors ? Pour s’arrêter d’abord au premier cas, mon expérience de pasteur qui a baptisé un certain nombre d’adultes, c’est que, lorsqu’un couple demande solidairement le baptême, les deux sont très généralement demandeurs d’un mariage chrétien, car ils savent mieux que quiconque que les conditions de leur mariage antérieur (musulman ou bouddhiste, par exemple) n’avaient rien à voir avec la vision chrétienne de l’union conjugale, tel me disant : « j’acceptais la polygamie », ou bien « je n’ai rencontré ma future épouse que le jour de mon mariage, je n’étais pas libre, c’est la famille qui avait tout fait ». Dans bien des cas, après examen, j’ai été obligé de faire droit à leur demande. D’autre part, on pourrait soutenir que pour les personnes « légitimement » mariées qui se donnent au Christ par le baptême, celui-ci qui contient tout le mystère de la Rédemption vient consacrer leur lien et le configure aux noces du Christ et de l’Église. Dans le deuxième cas, celui des mariages mixtes, on peut supposer que si l’engagement a eu lieu devant l’Église et qu’il était valide, il y avait de part et d’autre la volonté d’un don conforme à ce que demande le Christ. Ne peut-on penser que le sacrement existe alors virtuellement en vue du jour où la partie non-catholique accédera, on l’espère, à la foi et au baptême et qu’en attendant il est gardé, porté, dans le cœur de son conjoint croyant ?

Nous touchons là le fond de la question : si tout mariage authentique est sacrement in voto (en attente, en espérance), nous sommes là face au même problème que celui du salut des infidèles, qui ne seront sauvés ni par leur religion, ni par leur morale, mais par leur attente (confuse, tâtonnante, souvent) du seul Sauveur. Ne réduisons donc pas le seul mariage dont nous avons la formule complète pour le faire cadrer avec ce qui n’en était que l’ébauche.

P. Michel Gitton, ordonné prêtre en 1974, membre de la communauté apostolique Aïn Karem.

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