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Une nouvelle religion ?

P. Edouard-Marie Gallez

Quel rapport l’islam a-t-il au christianisme ? Cette question revêt une actualité particulière en ce début du XXIe siècle qui voit un triste cortège de violences et d’oppressions socio-politiques, et notamment de nombreuses persécutions anti-chrétiennes. Pour le XXe siècle, dans Le livre noir des persécutions anti-chrétiennes tout récemment paru [1], Thomas Grimaux, permanent de l’Aide à l’Église en Détresse et grand voyageur, met en lumière l’échelle phénoménale déjà atteinte par celles-ci. En fait, les diverses formes d’« islamisme », qui forment les foyers principaux de l’anti-christianisme direct, s’étaient déjà développées depuis les années quatre-vingts. Au reste, elles ne sont pas vraiment nouvelles, hélas : cela dure depuis 1400 ans. Comment comprendre et donc pouvoir y faire face ? Il n’y a pas plusieurs voies : il faut aborder de front le contenu de la « foi ».

Prenons pour point de départ le dernier livre de René Girard, 85 ans, membre de l’Académie française : Achever Clausewitz [2]. Ce livre couronne une vie consacrée à mettre en lumière le renversement opéré par Jésus, qui rend inopérant le mécanisme du « bouc émissaire » par lequel la violence antique était, pour ainsi dire canalisée. La cohésion sociale, explique-t-il au long de ses ouvrages, se trouvait perpétuellement assurée par la mise à mort (réelle ou symbolique) de tierces personnes présentées comme des menaces pour tous (par elles-mêmes ou simplement du fait qu’elles ne seraient pas sacrifiées). La Croix a en quelque sorte renversé un tel mécanisme universel pré-chrétien. Car l’Innocent parfait a été mis à mort, alors qu’il était le seul qui avait le droit de régner sur l’Humanité – précisément parce qu’Il est la victime innocente de tout mal. Désormais, il n’est plus possible de regarder sans compassion ceux qui sont victimes de la violence dite « mimétique », qui est démystifiée. Cependant, cette violence ne disparaît pas ; au contraire, explique Girard, elle « se porte aux extrêmes », nous sommes dans « l’empire croissant de la violence ». Cette mise en lumière de la nouveauté du judéo-christianisme offre un intérêt majeur à une époque où d’aucuns la nient contre toute évidence. Mais une difficulté apparaît.

Dès les premières pages, on lit que « la Passion a libéré la violence en même temps que la sainteté » (p.12). En quelque sorte, la sainteté compense la violence. Cette analyse est-elle pleinement rationnelle ? « Le déploiement total de la perte du sacrifice, précise-t-il, provoquera nécessairement une explosion. Car c’est l’ordre politico-religieux qui nous maintient : priver les hommes de cette paix élémentaire, et de toutes les justifications qu’elle entraîne, c’est les conduire à l’apocalypse » (p.335). Girard perçoit en effet « une montée vers l’apocalypse qui est la réalisation supérieure de l’humanité… la montée aux extrêmes révèle à rebours la puissance de cette intervention divine [la Révélation en Jésus] » (p.364). En clair, le christianisme conduirait l’humanité à son auto-destruction qu’empêcherait (pour l’instant ?) la puissance divine, qui se révélerait ainsi. Cette clef de la pensée girardienne est tirée de l’avenir, et une question se pose à propos de la rationalité d’une telle démarche. L’avenir, nous allons en parler, mais autrement.

Reprenons les analyses du phénomène islamique là où Girard les laisse. « Les islamistes pensent le monde occidental comme devant être islamisé au plus vite. Les analystes tendent à dire qu’il s’agit là de minorités isolées, très étrangères à la réalité de leur pays. Elles le sont sur le plan de l’action, bien sûr, mais sur le plan de la pensée ? N’y aurait-il pas là malgré tout quelque chose d’essentiellement islamique ? L’islamisme… n’aurait pas acquis une telle efficacité s’il n’avait actualisé quelque chose de présent depuis toujours dans l’islam ». Certes. Mais comment expliquer cette « efficacité » qui caractérise fondamentalement l’islam ? « J’ai personnellement l’impression, écrit-il, que cette religion a pris appui sur le biblique pour refaire une religion archaïque plus puissante que toutes les autres… Alors que le christianisme partout où il entre, supprime le sacrifice, l’islam semble à bien des égards se situer avant ce rejet » (p.358-360).

Ainsi, l’islam aurait d’une part utilisé la Révélation biblique, et d’autre part serait un retour vers « l’archaïque ». Cette contradiction est insurmontable, même si l’on imagine que l’islam a puisé à la Révélation comme à quelque chose d’extérieur – ce qui est d’ailleurs impossible. Notons que le dogme islamique nie toute idée d’emprunt au judéo-christianisme ; de fait, l’islam ne lui a rien emprunté, il en dérive – on va le voir. Quant à l’idée d’un possible retour à un mécanisme « archaïque » c’est-à-dire antérieur au christianisme, elle est tout aussi invraisemblable (et illogique). Le défaut de cette analyse, c’est l’incompréhension de ce qu’est un post-christianisme – le mot même est absent. Manquent aussi les éléments historiques replaçant l’islam dans l’histoire réelle, mais de cela, nul ne peut faire grief à René Girard. Au reste, il a bien perçu la vitalité de l’islam, qu’il estime (à juste titre) supérieure à celle du marxisme, selon l’exemple qu’il prend. Encore faut-il expliquer cette différence. Nous allons comprendre qu’elle est due à l’enracinement direct du premier dans l’un des deux post-christianismes originels, alors que le communisme l’était seulement d’une manière lointaine.

Victime et donc sauveur

Formatés par la culture qui tend à déconsidérer tout ce qui est chrétien, les chrétiens d’aujourd’hui semblent ignorer le fait que, en deux mille ans d’histoire, les convictions les plus profondes du christianisme ont marqué la totalité de notre monde… mais malheureusement pas sans avoir été radicalement renversées. Du reste, un certain Jésus avait annoncé que de nombreux faux prophètes ne manqueraient pas de se manifester après lui, utilisant ce qu’il aura dit et fait ; et il n’y en a jamais eu autant qu’aujourd’hui. Comment cela ?

La révélation judéo-chrétienne a fait découvrir au monde entier qu’il pourrait être meilleur (et également que l’homme lui-même pourrait être meilleur, mais cet aspect-là sort du cadre de cette étude). Cette révélation passe par la croix, où meurt Celui qui était totalement innocent ; mais par sa résurrection, il montre sa puissance et son droit à régner sur le monde. Tous les « faux prophètes » veulent prendre la place de Jésus, non sur la croix, bien sûr, mais sa place de Roi. Au reste, toutes les hérésies primitives ont nié que Jésus fût réellement mort sur la croix. Pour prendre la place royale de Jésus, il suffit d’endosser son « costume » de victime innocente et pure. Ceci n’a guère été analysé jusqu’à présent, sauf sous l’aspect du phénomène de « victimisation » qui est de plus en plus présent dans la mentalité actuelle. Au fond, celui-ci fait suite, en pire, à une attitude déjà très ancienne et répandue qui prétend qu’il n’existe que des bonnes intentions (sauf chez ceux qui sont désignés comme les grands méchants qui, eux, n’ont nécessairement que des mauvaises intentions). Or, cette attitude est extrêmement grave.

Une perversion inouïe

Aujourd’hui, se positionner collectivement en victimes d’un mal – présenté comme absolu – donne droit à davantage qu’à des réparations (là on serait encore au niveau d’une certaine justice) : c’est une manière de se positionner en maître ayant le droit et le devoir de renverser la situation « mauvaise ». Le principe est que la « victime » va instaurer le « bien », peu importent les moyens puisque « l’innocence » les justifie tous à l’avance. Ainsi, par une perversion inouïe qu’aucune morale antique n’aurait acceptée, le vol, l’oppression, les génocides etc., en viennent à être blanchis, voire encouragés d’avance. L’analyse morale est incapable de rendre compte de ces attitudes et actes, car ils sont basés sur une vision de « foi ». Cette « foi », faut-il le dire, n’est pas celle que Jésus a suscitée ; mais les ressorts les plus profonds mis en mouvement dans l’âme humaine sont bien les mêmes. Les « fois » post-chrétiennes fonctionnent comme la foi chrétienne.

La perversion ou inversion du salut valu à tous par le juste innocent se retrouve par exemple au fondement du communisme, fondé par Marx et Engels. Quoique fils de banquiers, ils prétendaient incarner la « conscience du prolétariat », c’est-à-dire représenter l’innocence de ceux qui étaient les victimes pures et saintes du péché social. Aussi, les communistes se voyaient-ils appelés – par le « Dieu » de l’Histoire – à prendre le pouvoir sur le monde entier, en vertu de leur statut de victimes. Et ils ne pouvaient jamais qu’être des victimes : à leur yeux le monde entier, leur faisait la guerre, quand bien même c’étaient eux qui l’agressaient, et de quelle façon ! Le fait même de s’opposer à eux était illégitime : ils étaient les purs, victimes des impurs qu’ils devaient éliminer. Le monde du XXIe siècle ne s’est pas encore remis de ce post-christianisme destructeur qui s’apparentait davantage à une religion qu’à un athéisme.

Une situation déjà ancienne

L’islam entretiendrait-il un rapport à l’innocence qui soit comparable ? À entendre le militant musulman se présenter lui aussi comme « victime », on peut le penser. Mais le rapport à l’innocence est plus simple, il ne fait pas appel à une analyse du sens de l’Histoire. Celui-ci se réduit à un canevas élémentaire : Dieu a donné des ordres, ceux qui s’y opposent sont des ennemis de Dieu, tandis que ceux qui les suivent sont nécessairement victimes des précédents. L’islam n’est jamais coupable de rien : il ne peut qu’être victime. Dans cette vision de foi qui est une prison mentale, le non musulman apparaît comme un mal de par son existence même. C’est une menace permanente. Dans la mesure où on ne peut pas l’exterminer, il convient de le tolérer : c’est le sens de la tolérance islamique [3]… qui ne peut d’ailleurs qu’être provisoire : tôt ou tard, le mal devra être éradiqué (on y reviendra plus loin). À cette fin, tous les moyens sont déclarés bons à l’avance, en particulier la guerre qui impose le pouvoir islamique et que les manuels scolaires islamiques glorifient, puis le terrorisme qui s’abat sur les populations soumises : depuis 632 jusqu’au génocide soudanais qui continue toujours (et qui a fait plus de deux millions de victimes), la situation n’a pas vraiment changé.

Dépasser les descriptions

L’efficacité des post-christianismes, qui séduit tant d’intellectuels et d’opportunistes, ne s’explique pas donc en vertu de lois psychologiques ou sociologiques – c’est peut-être une raison de leur séduction. Seule une analyse rationnelle de type « théologique » met en lumière leurs ressorts, qui peuvent alors être contrés. Il faut seulement accepter de regarder en face le contenu de ce qui est cru (c’est-à-dire la vision de « foi » propre à tel groupe de « croyants »). La plupart des analystes refusent de procéder ainsi, sous le prétexte que la « foi » est irrationnelle. Ce faisant, ils font preuve eux-mêmes d’irrationalité et de dogmatisme.

Un progrès décisif

Les regards extérieurs à la foi – c’est-à-dire non théologiques – ont prévalu ainsi dans la plupart des analyses des phénomènes communiste puis islamique, et cela même dans l’Église (en tout cas en Occident). Certes, René Girard a entrevu l’importance de l’aspect théologique mais à l’intérieur d’un certain carcan anthropologique qui ne parvient à rendre compte ni du communisme, ni de l’islam ; il reconnaît d’ailleurs ne s’être intéressé à ce dernier que depuis 2001. Remarquons que les gens clairvoyants – peu nombreux il est vrai – s’y étaient intéressés dès les années 1979-80, quand le recul définitif de l’idéologie marxiste en pays arabo-musulmans (plus l’Iran) ouvrit immédiatement la porte à une floraison d’islamismes. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, on entend des « spécialistes » expliquer par exemple que les « kamikaze » auteurs d’attentats meurtriers doivent être des gens mus par un instinct freudien de mort – ou alors des fous sanguinaires. Bien sûr, ils ne sont généralement ni l’un ni l’autre. Est-il donc si compliqué de comprendre que le sens de l’Absolu concoure aux motivations les plus profondes de l’être humain et les détermine parfois radicalement ? Aux yeux de l’idéologie dominante qui ne voit que l’épanouissement personnel et de la consommation, peu importe ce en quoi on croit, du moment qu’on croit en quelque chose : ça donne du sens à la vie. Mais est-ce la même chose de croire qu’il faut aimer ses ennemis ou de croire au contraire qu’il faut les tuer ? Quel est cet aveuglement psycho-freudien qui va jusqu’à présenter le sacrifice pour autrui comme le fruit d’un instinct de mort (lequel, soit dit en passant, n’existe pas) – et même s’il s’agit d’un sacrifice contre autrui – ?

Fondamentalement, la raison est présente dans la foi, quand bien même ce ne serait plus que sous l’aspect de la pure logique, sans fondement provenant du réel (comme c’est le cas dans la foi communiste ou son équivalent islamique). Autrement dit, la foi peut et doit toujours être analysée rationnellement… même quand son contenu délire. Prenons pour exemple certains témoignages qui m’ont été rapportés (y compris en France), provenant de chrétiens à qui un ami musulman proche expliquait ceci : au jour où la guerre sainte sera déclarée, lui-même se chargera d’égorger son ami chrétien sans le faire souffrir, pour éviter que d’autres le fassent sadiquement. Il serait facile de ne voir là que des propos insensés – à moins que le psychologue y voie une intention hautement louable, tandis que le sociologue y décèlerait un mélange intéressant de conformisme et de fidélité au lien social de voisinage ? Sérieusement, qui délire le plus ? Peut-être pas celui qui est logique jusqu’à l’absurde. Ne faut-il pas en effet que la « justice de Dieu » – la Shari’a – s’instaure sur la terre ? Grâce à l’analyse théologique, il devient possible d’en discuter franchement avec les intéressés. La situation devient ainsi gérable, du moins si une seconde condition est remplie : il faut avoir la possibilité d’en discuter, grâce à une certaine position dominante. Tel n’est pas le cas par exemple des chrétiens d’Égypte, soumis depuis des siècles à des exactions quotidiennes qui, depuis Sadate (†1981), empirent chaque jour : l’impunité est en effet assurée à l’agresseur musulman et les juges sont priés de s’y conformer sous peine de représailles.

Cependant, la meilleure gestion ne résoudra jamais que l’urgence, non le problème de fond.

La « tolérance » comme préalable, faute de mieux

Faute d’un mot plus spécifique, nous reprenons le terme de « tolérance » pour exprimer une certaine attitude d’ouverture à autrui ; en principe, ce mot concerne un mal (qu’il faut parfois tolérer en vue d’éviter un mal plus grand encore). C’est bien ainsi que les idéologies considèrent ceux qui leur sont extérieurs ou opposés : autrui est un mal, qu’il faut tolérer au moins provisoirement, dans l’attente de l’éliminer. Nous sommes dans la logique de la « purification ethnique », qui n’est pas nécessairement ethnique et qui est une conséquence de ce qu’on appelle inadéquatement « l’intolérance ». Est-ce surprenant que le vocabulaire ne colle pas à ces réalités ? Il est le fruit de l’expérience humaine. Ici, on est face à quelque chose d’inhumain. Si l’on remonte aux sagesses antiques, jamais « l’autre » n’a été vu comme un mal en soi, seulement comme une menace éventuelle – s’il ne reste pas chez lui. D’où le principe que chaque peuple et chaque personne s’occupe de ses propres affaires. Nous vivons vraiment dans un autre monde, que les mots mêmes peinent à exprimer.

En quelque sorte, la « tolérance » est un concept négatif. Il consiste à ne pas tuer « l’autre » tout de suite. Ni à inciter à le faire pour le moment. Ce n’est déjà pas si mal. C’est d’un concept positif et donc tout autre que partent les chrétiens, celui du respect mutuel. Se respecter mutuellement est quelque chose que peuvent comprendre les gens simples partout dans le monde… mais non les idéologues. Car le respect mutuel est commandé par un certain sens de l’égalité foncière entre les hommes, ce que précisément les idéologies rejettent. C’est pourquoi, toute ambiguë qu’elle soit, l’accusation de « manquer de tolérance » est parfois plus efficace que l’appel au respect. Prenons l’exemple de la volonté très idéologique de faire entendre l’appel à la prière par des haut-parleurs (à Oxford, des groupes islamiques l’exigent [4]). L’accusation « d’intolérance », avec sa connotation de sectarisme agressif et violent, peut faire reculer un tel projet. Et dans le cas présent, elle est fondée : la Fâtiha, qui suit souvent l’appel à la prière (cinq fois par jour), invite les musulmans, dans son dernier verset, à haïr « ceux qui encourent la colère de Dieu » (les Juifs) et à mépriser « ceux qui se sont égarés » (les chrétiens) ! Même si la plupart ne comprennent pas les paroles (en arabe), il s’agit là d’une incitation proprement intolérable.

A fortiori, il est moins tolérable encore que des « jeunes » en difficulté scolaire arborent des tee-shirts où on lit : « Nous tuerons tous les chrétiens ». Là, ce n’est pas en Angleterre mais dans une banlieue de Lille. À leurs propres yeux, les victimes, ce sont eux : comme ils ne reçoivent pas ce qui leur est dû, il est juste qu’ils se vengent. La propagande islamique est passée par là.

Est-il possible de fonder un avenir commun avec des groupes humains qui seraient animés par une vision de foi niant aux « autres » le droit d’exister ? Evidemment pas à terme, et c’est pourquoi il faut faire porter l’effort sur le terrain idéologique, afin que la situation change. Et là, l’outil de l’analyse théologique est indispensable et central. Cet outil – et lui seul – permet de comprendre et de dire pourquoi le rêve de bâtir un monde d’où serait éliminé le « mal » est non seulement irréaliste et monstrueux mais surtout illégitime.

Un rêve illégitime

Un tel rêve est illégitime parce qu’il s’agit d’une immense prétention contre Dieu. Dieu seul peut faire advenir le monde tel qu’Il le veut, et Il ne sous-traite ce travail à aucun groupe humain. Et Il n’a « fait descendre » aucun mode d’emploi pour un tel monde meilleur. La raison en est simple : le mal sur cette terre n’est pas simplement une question d’organisation humaine ou de mauvaise volonté personnelle. L’esprit de gloire et de domination qui corrompt les structures humaines depuis les origines est trop profond, trop puissant et trop universel pour disparaître du fait d’une intervention humaine. Il a quelque chose d’inhumain qui surpasse toute bonne volonté humaine. Mais qui ne peut surpasser Dieu, créateur de toute chose.

Une objection vient alors à l’esprit : si une intervention de Dieu peut sauver l’homme, quand va-t-elle avoir lieu ? Et pourquoi se fait-elle attendre ? On voit là à quel point la Révélation judéo-chrétienne est à la source de cette espérance, en même temps que – par une inversion – à la source des espérances contrefaites. Elle nous assure que le Messie doit se manifester encore (sa seconde venue ou Parousie), afin de juger l’humanité qui sera présente sur terre à ce moment-là. Dans cette intervention de la puissance divine pourra se réaliser le monde tel que Dieu le veut. Entre-temps, nous ne pouvons que préparer cet événement, non le faire advenir, et les paraboles de Jésus enseignent clairement qu’il ne nous appartient pas de séparer le bon grain de l’ivraie, mais à Dieu seul. La vraie « tolérance » politique à l’égard des ennemis trouve là son fondement, et elle n’est pas limitée dans le temps.

Comment analyser et décrire les espérances contrefaites qui, dans son sillage, ont puisé à la révélation judéo-chrétienne ? Remarquons d’abord que, dès que Dieu se met à portée de main si l’on peut dire, rien n’est plus facile que de confondre « Le servir » avec « se servir de Lui ». Il n’est pas difficile non plus de se poser en « intermédiaires entre Dieu et les hommes » – Jésus sert ici de « modèle ». Quant à l’opposition spirituelle (et mystérieuse) qu’il a révélée entre les fils de la lumière et les fils des ténèbres, elle se transforme aisément en dialectique opposant des groupes précis – ceux qui en parlent formant évidemment le groupe des « bons », les autres étant les « mauvais ». Cette dérive, apparue très tôt, tend à séduire chaque génération chrétienne… et même tous les hommes car, par contamination, elle s’est étendue à la planète entière. Il en existe une seconde, tout aussi fondamentale, car il n’y aura jamais que deux manières frauduleuses d’attendre la seconde venue du Sauveur – ou plutôt de ne pas l’attendre – :

– Une première manière prétend réaliser dès maintenant ou dans un avenir proche le Royaume de Dieu sur la terre (peu importe le nom qu’on lui donne du moment qu’il s’agit d’une société meilleure ou idéale). Dans l’histoire, beaucoup de chrétiens ont été ou sont encore séduits par ce genre de perspectives (dont l’arianisme est une des nombreuses formes). Ils veulent imaginer que, grâce à la puissance des sacrements, ils détiendraient la capacité de rejeter l’emprise du mal sur le monde [5]. C’est oublier que l’Esprit ne peut encore toucher et transformer que nous-mêmes, non les réalités sociales si ce n’est la famille (qui est en fait la base de toute société : l’espérance chrétienne est donc bien fondée). Évidemment, c’est encore assez pauvre : un jour, nous mourrons, et, de même, le mariage chrétien disparaît avec le décès de l’un des deux conjoints. On objectera qu’il y a aussi l’Église comme organisation qui, elle, demeure. Mais qu’est-elle comme réalité sociale ? Reposant sur la transmission de la Parole et des sacrements, elle est bien peu de chose humainement. Elle n’est pas la société. Ce serait tomber dans une illusion idéologique de type « islamique » (c’est-à-dire messianiste) que de croire qu’elle serait quelque chose par elle-même [6]. L’Église d’ici-bas est la préfiguration de ce qui doit être un jour, après l’initiative de Dieu, rien de plus.

– Il convient de préciser encore, face à l’autre « anti-attente ». L’Église est comme une Épouse toute relative à l’initiative du Christ son Époux (Mt 25,1-10 ; Lc 5,34-35 ; Jn 3,29 ; 2Co 11,2 ; Ap 21,2). Pour autant, elle n’attend pas passivement, comme le voudrait l’autre dérive d’origine chrétienne, qui s’est répandue pareillement dans le monde. Une épouse prend des initiatives pour préparer ce qui doit l’être en vue de la venue de l’Époux. C’est le point crucial. Préparer, ce n’est pas se retirer du monde, entre gens parfaits cultivant l’indifférence ou le mépris à l’égard d’une terre qui va de plus en plus mal, et se réjouissant secrètement de savoir que Dieu va bientôt la détruire – du moins selon leur opinion. Ainsi imaginent-ils la venue du Christ comme une fin absolue, une fin du monde [7]. Par ailleurs, comme ils n’attachent pas d’importance réelle à l’histoire humaine, ils croient que cette « fin du monde » pourrait intervenir n’importe quand, ou même jamais ; seul aurait du sens et de la valeur le mérite acquis par notre âme en vue du Ciel, dans l’attente d’être séparée de son corps. Une telle vision, qui a contribué à fonder la pensée gnostique, est une trahison et un retournement de la Révélation. Jésus a expliqué que, justement, la manifestation en gloire – qui n’est nullement une destruction de ce monde – n’arriverait pas n’importe quand, mais bien lorsque certaines conditions seraient remplies : ainsi le Jugement pourra être exercé en toute justice. D’où l’importance de préparer ce Jour, qui est ainsi « hâté » [8]. Le mépris du monde est une fausse mystique de l’attente.

Voilà en deux paragraphes restreints une présentation des deux manières par lesquelles la véritable attente du Christ a été dénaturée. La première, que l’on peut qualifier de « messianiste » (la seconde conduit inversement à vouloir se sauver chacun pour soi), est directement la cause de « l’intolérance » : elle conduit à regarder « l’autre » comme quelqu’un qui ne devrait pas exister. Cette attitude qui renverse la charité chrétienne est une tentation qui a pu entraîner des chrétiens : à l’origine, elle vient de chrétiens qui ont renié leur foi – c’est-à-dire leur confiance au Sauveur. Mais bien vite, elle s’est structurée en mouvement opposé à l’Église apostolique (cela s’est passé à la deuxième génération, dès avant la fin du premier siècle). Elle est certes toujours une tentation, mais davantage encore quand elle touche non des chrétiens mais des gens qui sont nés dans une tradition inspirée par cette attitude messianiste. Il faut parler alors d’un conditionnement, et le mot est insuffisant pour rendre compte du facteur inhumain qui y est à l’œuvre : l’être humain n’est pas fait pour être conditionné à soumettre [9] sinon à éliminer « l’autre ».

Il apparaît ainsi que les post-christianismes, qui sont fondés sur des rejets de l’attente véritable du Christ, sont des affaires internes au mystère de l’Église, même s’ils font tout pour paraître extérieurs. L’islam est l’un de ceux-ci, et non le moindre. C’est le dernier point qui reste à regarder dans cette trop courte étude.

Une filiation historique

La cohérence du discours islamique sur les origines de l’islam est de surface. Dès que l’on regarde de plus près, les données apparaissent souvent contradictoires et invraisemblables, et ceci vaut aussi pour le texte coranique. En fait, ces difficultés s’expliquent toujours, directement ou indirectement, par le travail d’occultation opéré sous les Califes successifs de Damas, dont le but était de créer un passé fictif (et arabe) qui soit étranger au mystère de l’Église. L’islam, tel qu’il se présente aujourd’hui, résulte de cette élaboration progressive. Néanmoins, il est resté plus fidèle à l’héritage d’un vieux post-christianisme, qu’un premier regard le laisserait supposer. Cet héritage est celui de ceux qui avaient pris (ou repris) le nom de « nazaréens », et qu’il convient d’appeler « judéo-nazaréens » en rapport à leurs origines (judéennes, voir plus loin) et pour éviter des confusions.

Tout musulman sait encore, quoique de manière très floue, que Jésus doit revenir (non pas certes dans la gloire mais matériellement et sur terre, conformément à la doctrine judéo-nazaréenne), puis qu’il devra vaincre l’anti-messie (ou anti-Christ). On reconnaît là certains traits fondamentaux de l’attente chrétienne, au delà des déformations judéo-nazaréennes amplifiées ensuite par les Califes. Au temps du Mahomet historique, Jésus était encore tenu pour bien plus qu’un « messager-prophète », il était le Messie-Roi… dont les judéo-nazaréens et Mahomet, chef des alliés arabes de la deuxième génération, annonçaient la re-descente imminente du Ciel pour peu qu’ils aient d’abord conquis Jérusalem (l’unique source contemporaine qu’on ait en parle, ainsi qu’un hadith [10]). Nous ne pouvons pas reprendre ici ce qui a été démontré par ailleurs dans les deux tomes de Le Messie et son prophète (1150 pages), dont le site web du même nom fournit une large présentation (et des précisions supplémentaires). Précisons que, depuis sa parution (septembre 2005), le livre n’a été contesté sur aucun point, mais que la recherche a fourni de nouveaux éléments qui l’affinent encore ; et elle continuera des années durant sur les nombreuses questions secondaires qui se posent. Autant qu’on puisse le dire en histoire où il n’existe jamais de preuves en soi à partir du moment où les derniers témoins oculaires sont décédés, des certitudes sont apparues. À des degrés divers, elles découlent de la convergence des données disponibles. Dans le cas présent, cette convergence est générale – elle englobe les données des traditions islamiques elles-mêmes, même les plus confuses ou contradictoires apparemment.

Plus encore qu’une doctrine, l’héritage judéo-nazaréen fondamental est probablement une attitude : celle qui fait regarder « l’autre » comme quelqu’un qui n’a le droit d’exister que comme « soumis ». Elle est d’ailleurs exprimée dans les passages les plus originels du Coran, en particulier dans la notion de jizia. La jizia, c’était l’impôt de capitation que doit payer tout chef de famille non musulman pour chaque membre de sa famille. C’est un droit de vivre, sous peine de mort. Au point de départ, il s’agit d’une conséquence logique du projet judéonazaréen de se poser en intermédiaires entre Dieu et les hommes, et en sauveurs du monde. Historiquement, un tel projet s’est formé parmi des ex-judéochrétiens qui, après l’an 70 et la destruction du Temple, ont relu à leur manière les événements datant de quarante ans plus tôt. Si Jésus, victime innocente et Messie, n’a pas pu réaliser la mission qui était la sienne, n’était-ce pas à cause de l’opposition des « juifs » (ceux que le Coran appelle al-Yahûd) ? Ce Royaume de Dieu qu’il n’a pas pu établir sur la terre, ses « vrais » disciples installés en Syrie prétendent eux le réaliser, ou au moins commencer le travail : ils imaginent être choisis par Dieu pour sauver et donc dominer le monde.

Très tôt, cette contrefaçon sectaire de la Révélation a eu un grand rayonnement, sous des formes atténuées ou indirectes. Mais, dans le cas de l’islam, on peut dire que la filiation est directe. À la fin du VIe siècle, s’apercevant qu’ils n’arriveraient jamais sans aide à conquérir Jérusalem, ces judéo-nazaréens sont allés trouver leurs proches voisins arabes (de Syrie), en leur expliquant qu’ils sont également des fils d’Abraham (par Ismaël, ce dont ils n’avaient pas la moindre idée alors) : ils doivent donc prêter main forte à leurs frères qui sont les « vrais » juifs (en même temps que les seuls « vrais » chrétiens). Ils ont ainsi été gagnés à cette idéologie.

En conséquence

Que dire pour conclure ? Il y aurait trop à dire. Les générations musulmanes postérieures au VIIIe siècle n’ont plus aucune idée de leurs origines, les véritables sources leur étant occultées. Du reste, il est improbable que beaucoup soient jamais sensibles à ces notions historiques. En revanche, les questions relatives à ce que Dieu doit et va encore faire en ce monde ne peuvent que les intéresser au plus haut point. Malheureusement, ce sont justement celles sur lesquelles les théologiens chrétiens ne se penchent pas, et cela depuis des siècles – l’héritage de l’augustinisme médiéval pèse ici de tout son poids. On se contente d’exiger – du bout des lèvres – une réciprocité qui n’a aucun sens, ni pour les musulmans, ni même en soi : au nom de quoi revendiquer pour les chrétiens des pays islamiques une liberté semblable à celle dont jouissent les musulmans en Europe ? Au nom d’un principe d’égalité supposé commun ? Faudrait-il mettre les principes philosophiques au-dessus de ce que Dieu révèle ou est supposé révéler, comme si une Révélation pouvait être quelque chose d’accessoire ? On reconnaît là des dérives typiquement occidentales, qui vont jusqu’à rêver de fabriquer un nouvel islam qui soit « acceptable » [11]. Mais qu’espère-t-on ainsi ?

Le problème de fond, c’est de remettre à l’honneur la véritable espérance chrétienne pour ce monde. En bref (et en espérant un développement futur des allusions que la toute récente encyclique Spe salvi de Benoît XVI y fait), on peut dire que les chrétiens attendent l’initiative de Dieu, et qu’ils la préparent. Jésus le Messie doit se manifester encore pour juger l’humanité, représentée par ceux qui vivront sur terre à ce moment-là. Ce jugement ne sera pas une redescente sur terre, suivie par on ne sait pas bien quoi à Jérusalem (c’est l’idée que les traditions islamiques ont gardée). Ce qui est promis, c’est une manifestation dans la gloire, et elle sera comme un jugement : en la voyant, tout homme se positionnera pour ou contre le Messie, même s’il ne l’a pas connu auparavant, mais non sans rapport avec la position qu’il aura prise devant la perversion suprême qui aura fait d’abord irruption. Ceci explique cela. Car en manifestant auparavant son pouvoir totalitaire mondial, l’Anti-Christ aura exigé l’adhésion de tous et de chacun. Ceux qui, dans leur liberté profonde, auront refusé le mal triomphant, auront déjà choisi le « camp » du Christ, même sans le connaître. Le Christ ne prendra donc personne par traîtrise mais mettra simplement en lumière le positionnement profond de chacun.

L’enjeu de l’attente présente, c’est la manière dont ce positionnement adviendra : il tient à nous qu’il se fasse à travers les terribles épreuves et souffrances que le Nouveau Testament évoque (l’actualité aussi, à vrai dire), ou autrement, de manière plus spirituelle. En d’autres mots, la probabilité des catastrophes a quelque chose d’inversement proportionnel au rayonnement de la Bonne Annonce ou Évangile. En effet, les chrétiens fidèles n’ont évidemment pas besoin des tribulations pour savoir que le mal est mal, ni pour choisir le Christ ; et beaucoup d’autres non plus dans la mesure où la lumière de l’Évangile se répand et leur fait déjà prendre position pour le Christ (ou quelquefois contre, il faut bien le dire). Le combat de la foi, c’est-à-dire spirituel, est alors intense, mais le mal recule d’autant ; les menaces qui apparaissaient comme probables dans tel ou tel domaine humain ne se réalisent pas ou peu. Les choses se passent alors moins dramatiquement que tout le faisait craindre.

Cependant, Jésus se demande à un moment donné : « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18,8).

Au défi que représente l’islam, il n’existe pas d’autre réponse valide, ni non plus aux défis des autres post-christianismes.

P. Edouard-Marie Gallez, Né en 1957, membre de la Congrégation Saint-Jean, a soutenu en 2005 à l’Université de Strasbourg sa thèse de doctorat, intitulée « Le Messie et son prophète. Aux origines de l’islam ».

[1] Voir les articles que zenit.org a consacrés au livre. Pour toute information ou commande (16 €) : persecutions.antichretiennes@club-internet.fr.

[2] Paris, éditions Carnets Nord, 2007.

[3] Pour une étude sur ce point au regard du Coran, voir lemessieetsonprophete.com/annexes/douze.htm

[4] www.dailymail.co.uk/pages/live/articles/news/news.html ?in_article_id=504373&in_page_id=1770.

[5] Cette prétention s’est historiquement manifestée par l’invention d’un quasi-sacrement supplémentaire pour la politique : l’onction royale davidique. Celle-ci n’est arrivée en France qu’au IXe siècle par l’entremise de la cour des Wisigoths d’Espagne : il s’agit d’un héritage arien. Cette pratique idéologique qui fait intervenir la figure de David sacralise la personne du Roi, et en fait un « représentant de Dieu sur terre » c’est-à-dire… un Calife (c’est le titre même du Prince de l’Islam sunnite). Voir Le messie et son prophète, tome 1.

[6] En pensant l’Église comme « autre société » face à la société civile, on tombe dans ce travers, même sans en avoir conscience. Cette illusion était devenue assez traditionnelle, sans doute à cause des nombreux services sociaux assumés par les congrégations religieuses. L’Église n’est pas une « autre société », mais la préfigure.

[7] L’expression de « fin du monde » ne se trouve pas dans le Nouveau Testament. Ce qu’on lit plutôt est une expression grecque signifiant « achèvement de l’époque présente » (suntéleïa tou aïonou).

[8] 2P 3,12 pour la formule : « Vous qui attendez et hâtez la venue du jour de Dieu ». Les explications de Paul et d’abord les paroles des évangiles permettent de recadrer les symboles employés ensuite par Pierre.

[9] Le terme de islâm signifie précisément soumission (et non paix, qui se dit salâm).

[10] Dans son état actuel, ce hadith, cité dans l’article : Une exégèse historico-critique du Coran à travers deux sourates, est quelque peu « enrobé » mais il constitue bien l’un des très rares qui soit fiable parmi des centaines de milliers d’autres (voire un million six cent mille). Un hadith est généralement centré sur le souvenir supposé d’une parole (voir aussi lemessieetsonprophete.com/annexes/vingt.htm).

[11] Que signifie « faire ensemble une présentation de l’islam et du catholicisme qui soit acceptable par les uns et par les autres » (Lourdes, interview Jour du Seigneur mercredi 7 nov. 2007) ? Faut-il faire pire encore que la diffusion sans esprit critique du dogme et des légendes islamiques, ce qui est déjà la norme dans l’Église ?

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