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Visages du Christ au cinéma : éléments de réflexion

Llydwine Soucouville , P. Paul-Meriadoc Touque

L. S. : Lorsque le cinéma apparaît, à partir de 1895, Jésus y devient très rapidement un sujet de prédilection. Ainsi, dès 1897, Georges Hatot tourne La vie et la passion de Jésus Christ  ; en 1904, Ferdinand Zecca et Lucien Nonguet réalisent Vie et passion de Notre Seigneur Jésus Christ. Et la liste se prolonge amplement, puisque l’on arrive à quelque trois cent titres en un peu plus d’un siècle. Pourtant, le théâtre n’avait pas connu une telle abondance de pièces mettant en scène Jésus, si l’on excepte les représentations para-liturgiques des Évangiles. Et il faut plutôt attendre le XXe siècle pour voir se développer les représentations de la vie de Jésus par des troupes d’amateurs dans les paroisses – un grand classique des régions de chrétienté, des années 1920 aux années 1950 en France. Comment comprendre cette divergence entre ces deux formes de représentation que l’on peut penser proches ?

P. M. T. : La différence profonde réside d’abord dans la représentation en tant que telle. Au théâtre, les spectateurs ne peuvent avoir qu’un seul point de vue, celui voulu par le metteur en scène suivant le texte de la pièce. Ils ne peuvent regarder l’action avec des yeux différents, celui d’un des personnages, et celui d’un personnage extérieur à l’action. Ils sont aussi en présence de corps matériellement présents sur la scène, qui actualisent à chaque fois de manière plus ou moins différente leur personnage et l’action. D’une certaine manière, la représentation est unique, variation sur la pièce qui se déploie notamment en fonction des réactions du public, partie prenante à l’actualisation théâtrale. La dimension fictionnelle est donc toujours en arrière plan, quoi qu’on en veuille, et quelle que soit l’intensité de ce qui peut advenir.

Au cinéma, au contraire, le regard du spectateur est construit par le cinéaste, qui peut multiplier les points de vue, construire à sa guise la narration et son déroulement, orienter entièrement, s’il est doué, la perception des spectateurs. Le spectateur peut ainsi devenir pleinement partie prenante de l’action, y étant subjectivement plongé comme simple témoin, ou comme acteur même, ou en étant mis à distance volontairement. La performance des acteurs est également figée définitivement, sélectionnée par le cinéaste parmi une multitude de prises, et cela en fonction des objectifs artistiques. La dimension fictionnelle est ainsi partiellement abolie, parfois complètement si le cinéaste sait y faire. C’est d’ailleurs un des paradoxes du cinéma. Cet art en deux dimensions peut en ouvrir une troisième. Cette forme de spectacle se fonde sur une première représentation, celle qui est filmée, puis sur une deuxième, celle qui est projetée. Mais la seconde représentation forme un ensemble unique qui est le film, et s’appuie sur des représentations antérieures, morcelées, décomposées, recommencées, sélectionnées.

Le théâtre a ainsi du mal à représenter le Christ car il ne peut en fait jamais assumer suffisamment l’actualisation qu’impose le jeu d’acteur. La réalité de Jésus déborde trop intensément un acteur, et en même temps le visage conventionnel de Jésus s’impose trop à lui. Paradoxalement, le cinéma ne subit pas ces contraintes, car il n’est pas du théâtre filmé. Il a des caractéristiques techniques propres qui expliquent la divergence entre la présence du Christ d’un côté, son absence de l’autre. Le cinéma est d’abord une réponse technique à un problème : montrer le mouvement. Il décompose ce mouvement par une série de photographies qui, projetées ensuite les unes à la suite des autres, forment une image animée. Une image : le cinéma est donc à rapprocher des arts graphiques, le dessin, la peinture, la photographie. D’ailleurs, on peut alors relever la continuité entre le cinéma pieux et les projections d’images plus ou moins animées des lanternes magiques, entre la séance de cinéma et celle de projection d’images commentées à la fin du XIXe siècle.

Comme succession d’images inscrites dans un cadre, dont la perception s’impose totalement au spectateur — alors qu’au théâtre, ce qui est vu change selon votre position dans la salle —, le cinéma est donc « compositeur » de la représentation de manière absolue. Comme en peinture, en photographie, etc. Et le cinéma peut donc poursuivre la tradition picturale occidentale de représentation du Christ sans souci, en bénéficiant en sus d’un immense avantage : celui d’un crédit de réalité. Car l’image cinématographique crée facilement, bien plus que le théâtre, une sidération qui impose un pacte de réalité au spectateur : ce qui est représenté est – et ce malgré les multiples changements de regards, de points de vue, d’ellipses, etc., qui pourtant tous soulignent l’artificialité de ce qui est vu.

Votre analyse donne au cinéma une force extraordinaire, et cela a donc de fortes implications sur la représentation du Christ. Si le cinéaste est maître total de la représentation, à la fois du contenu et de la perception, si le film s’impose comme perception de la réalité, Jésus est entièrement à la merci du metteur en scène. Il peut donc être totalement décomposé, recomposé, être l’objet de projections, de fantasmes, de relectures diverses et variées. C’est laisser entendre qu’aucune représentation du Christ au cinéma ne peut être la représentation parfaite, qu’il n’en est aucune qui soit supérieure aux autres.

Je n’irai peut-être pas jusque là, mais vos remarques sont pertinentes. Il me semble en effet impossible de représenter vraiment Jésus en tant que tel, homme-Dieu, sauveur, rédempteur, Fils de Dieu, le vrai Jésus, au cinéma. Les conditions de production, de réalisation, le fonctionnement structurel du cinéma, font qu’on n’aura jamais que la perception que peut avoir un réalisateur de Jésus à tel moment et dans telles circonstances. Non pas que toute représentation du Christ soit mauvaise. Mais elle ne sera jamais que partielle, parcellaire, ne dira qu’un fragment de Jésus. C’est comme ci chaque film n’était qu’un élément du spectre de Jésus diffracté, pour prendre une comparaison dans la physique de la lumière. Même dans la représentation indirecte, par exemple dans Ben Hur, où Jésus n’est jamais vu que de dos et où l’on ne voit que les réactions de ceux qui le regardent, la représentation est réduite. Dans ce cas, elle est mise au service de la dynamique de l’histoire de Ben Hur, elle révèle l’évolution intérieure des personnages et non ce qu’est Jésus. Elle dit le Christ par ses effets, et ne le dit pas lui.

A la limite, la seule manière est de ne pas représenter Jésus, mais de faire de la caméra les yeux du Christ. Ne voire de Jésus que ses mains, et ne voire que par ses yeux. Bien sûr, rien ne garantit que le regard prêté à Jésus soit le sien, et non celui du réalisateur. Pourtant, par ce biais, le Christ est radicalement présenté comme un acteur, celui de son drame, le maître de son histoire. Cela suppose un renversement de la perspective habituelle du récit : l’histoire vue par les yeux de Jésus, et non une histoire qui se déroule sous nos yeux.

Le sens du récit est ainsi changé. Le cinéma en effet raconte d’abord et avant tout des histoires. Dans le cas du Christ, il raconte toujours la même histoire, en prétendant y être le plus fidèle possible – d’où la tendance à la surenchère dans la fidélité de la reconstitution archéologique, vestimentaire, linguistique, etc. L’histoire est cependant toujours mise en scène, racontée à sa manière par le réalisateur, qui fait de Jésus un des acteurs, et non l’acteur par lequel toute l’histoire peut avoir lieu.

Si Jésus est donc toujours diffracté par le cinéma, cela laisse alors entièrement ouverte la voie à la diffraction dans nombre de personnages qui ne sont pas Jésus. C’est cela qui expliquerait que l’on peut trouver nombre de traits christiques chez nombre de personnages, soit dans leurs attitudes physiques, soit dans leur aspect, soit dans leur comportements, soit dans leur histoire. Mais cela ne conduit-il pas en même temps à réduire Jésus à un stock de possibilités, qui servent à la dynamique d’histoires qui n’ont rien à voir avec lui ou avec le salut du monde ? Le cinéma ne pourrait-il donc que décomposer Jésus, le démembrer pour le faire servir à ses propres fins, même lorsqu’il met en scène des personnages qui disent quelque chose du Christ, tout au moins qui ne se comprennent qu’en relation avec lui ?

Il y a plusieurs aspects dans votre question. Indéniablement, un certain nombre de personnages ne peuvent être correctement interprétés que si l’on voit dans leur jeu des traits christiques. Ils disent à leur manière le Christ, deviennent ainsi des figures christiques, des visages particuliers de Jésus qui en disent un aspect, une dimension, un point, historiquement et géographiquement situé. C’est notamment le cas de prêtres dans des films qui ont une visée non comique mais spirituelle, par exemple chez Bresson dans Le Journal d’un curé de campagne, Hitchcock dans I confess, ou Melville dans Léon Morin, prêtre. A leur manière, en leur temps, mais aussi dans les temps suivants et dans le nôtre, ces films, correctement vus, peuvent être intégrés à une véritable démarche spirituelle – d’autant plus qu’ils racontent une évolution spirituelle.

L’utilisation de figures christiques ou de traits christiques ne relève pas de la même opération. Construire une figure christique, c’est immédiatement proposer une compréhension du personnage à partir de Jésus. C’est dire que le sens du récit doit prendre en compte ce point là particulièrement : que l’histoire qui se joue ne peut être comprise que dans la relation qui se tisse avec Jésus sauveur. En revanche, utiliser des traits christiques laisse la porte ouverte à toutes les manipulations possibles. Le Christ est alors réduit à être un élément parmi d’autres dans un catalogue de personnages, dont on prend l’un ou l’autre pour composer ce que l’on désire. Mais c’est une des caractéristiques du cinéma, tel qu’il s’est construit, et du monde médiatique, que d’absorber sans fin des figures culturelles, qu’ils soient personnages, thèmes, images, idées, couleurs, histoires, pour les faire servir à ses fins, celles du récit d’une histoire divertissante qui prétend en même temps faire sens – et un sens qui n’est pas seulement celui de l’histoire. Ici Jésus se retrouve alors dans la même situation que d’autres personnages chéris par le cinéma, tel Napoléon notamment : il les exploite pour dire ce qu’il veut dire et comme il veut le dire, sans se soucier de ce qu’ils sont véritablement. Bref, Jésus est alors réduit à un archétype dont l’exploitation en apprend plus sur celui qui l’utilise que sur Jésus lui-même.

C’est donc laisser entendre que tout est en fait dans le regard, dans la relation ? Et que donc Jésus peut être reçu pour être manifesté, ou être montré sans être accueilli ?

Evidemment, puisqu’il s’agit d’images animées, de cinéma. L’enjeu est bien de pouvoir être capable de manifester au sens plein du terme. Le cinéma peut-il avoir une dimension iconique — au sens propre du terme icône —, telle est en fait la vraie question. Du fait même qu’il est composé de photogrammes dont la succession forme le mouvement, il ne peut l’être entièrement. Car la dynamique de l’animation empêche en fait le recueillement. Il y a ici entre l’icône et le cinéma toute la distance qui existe entre la prière silencieuse accueillant la présence qui se donne, et la vision d’une histoire qui engendre un drame dont le spectateur est partie prenante. En fait, en tant que récit en images, le cinéma ne peut dire la richesse du Christ. L’Évangile l’a déjà fait à sa place, et la liturgie en tant que lieu de vie chrétienne actualise d’une manière incommensurable l’histoire sainte. Le cinéma peut seulement donner à penser la richesse de Jésus, à l’approcher parfois – car il peut être l’occasion de véritables expériences spirituelles. Le cinéma peut, dans les cas où un artiste s’exprime par lui, donner à contempler ponctuellement un élément de la gloire de Dieu.


Éléments de bibliographie

Les publications sont relativement nombreuses. On retiendra :

  • Henri Agel, Le visage du Christ à l’écran, Paris, Desclée, 1985.
  • Amédée Ayfre, Dieu au cinéma, Paris, Toulouse, PUF, Privat, 1953.
  • Henri Agel, Amédée Ayfre, Le cinéma et le sacré, Paris, Les Éditions du Cerf, 7e art, 1961.
  • Roy Kinnard et Tim Davis, Divine Images : A History of Jesus on the Screen, New York, Citadel Press, 1992.
  • Lloyd Baugh, Imaging the divine : Jesus and Christ-figures in film, Kansas City (Mo.), Sheed and Ward, cop. 1997.
  • Pierre Prigent, Jésus au cinéma, Genève, Labor et fides, 1997.
  • « Jésus au Cinéma », section de l’enquête interdisciplinaire menée par l’Université de Lausanne sur « Les Usages de Jésus au XXe siècle » (comprend notamment une bibliographie), disponible à l’adresse http://www.unil.ch/usagesdejesus/page34845.html
  • Jean-François Perreault, « Jésus à l’écran », site internet Interbible, disponible à l’adresse http://www.interbible.org/interBible/source/culture/2003/clt_030124a.htm

Llydwine Soucouville, Née en 1971, diplômée de l’IEP de Paris, contrôleuse de gestion dans une grande banque.

P. Paul-Meriadoc Touque, Né en 1961, chargé de la pastorale des nouveaux moyens de communication du diocèse de Chicoutimi (Canada).

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